Au bout du fil, Fatim devient Sophie

8 septembre 2007 - 01h35 - Maroc - Ecrit par : L.A

Quand elle veut dire que c’est à la fois ceci et ­cela, elle dit : « C’est tout le package. » « Ce qui fait qu’on me respecte, c’est ma façon de parler, ma manière de m’habiller. C’est tout le package. » Avec son chignon et sa frange en diagonale, un noir charbonneux tiré haut sur la paupière, Fatim Zahra, 22 ans, ressemble à Audrey Hepburn. ­Elle se tient bien droite, elle est vive et décidée.

Six jours sur sept, de quarante à quarante-huit heures par semaine, Fatim passe des coups de fil, un ­casque sur les oreilles. Elle n’est pas représentative de la jeunesse marocaine, pas ­même de toutes les filles qui travaillent dans les centres d’appels ; seulement de ces citadines qui ont gagné un peu d’indépendance avec un métier relativement bien payé. Son travail lui a donné confiance en elle. « Parce que j’ai toujours été à l’objectif. » Celui du nombre quotidien de boules à lessive ou de cartes de fidélité vendues par télé­phone à des Français. Depuis « un an et trois mois », elle travaille chez Webhelp, à Rabat, un sous-traitant français gérant les appels de fournisseurs d’accès à Internet ou de magasins de vente par correspondance.

« Pistonné »

Il y a un an, Webhelp employait 1 850 salariés. Il en compte aujourd’hui 3 500 au Maroc, 60 % de filles, de 20 à 26 ans surtout, de niveau bac à bac + 4. Le métier est pénible, les pauses régentées, les communications écoutées et analysées. Mais pour limiter le turnover (25 % par an), Webhelp joue les patrons modèles, assurant des prestations qui n’ont rien d’habituel : une ­crèche, un centre de soins, une mutuelle.

Fatim, tout juste promue superviseur, s’estime chanceuse parce que dans la boîte de l’autre côté de la rue, « les téléopérateurs n’ont pas le droit à l’ascenseur, réservé aux superviseurs » . Sa chance, c’est surtout de gagner plus que le Smic marocain (1 800 dirhams - 180 euros - mensuels pour quarante-quatre heures par semaine). Webhelp paie un ­débutant 3 200 dirhams (320 euros), auxquels s’ajoutent primes d’assiduité, de comportement, de résultats…

La jeune femme a un bac en sciences expérimentales et un Deug d’économie. « Je pensais que le centre d’appels, c’était juste pour les vacances. A la fin de l’été, je me suis dit que je n’allais peut-être pas réussir ma licence, que le sa­laire était vraiment pas mal. Et puis la fonction publique, avec la li­cence, c’est pas possible, il faut être pistonné, c’est grave. »

Quand on parle de l’indépendance gagnée, elle répond d’abord : « C’est sûr, je peux aider mes parents. » Son père est chauffeur de bus, sa mère ne travaille pas. Elle vit chez eux. « Mais je peux sortir la nuit… » En réalité, elle va en boîte à Rabat une fois par mois. Sur les deux jeans de marque et les sandales qu’elle vient d’acheter, elle avoue : « J’ai un peu exagéré. » Depuis le dernier ramadan, Fatim sortait avec un garçon. Il l’a quittée, elle affirme s’en moquer. Elle en a parlé qu’à sa mère. Travailler, gagner un salaire, « ça change tout vis-à-vis des garçons. Ça change la manière dont tu parles, dont tu t’habilles. Ils se disent : C’est quelqu’un de cultivé. »

Choucroute

Vendredi, « bien sûr que je voterai aux législa­tives. C’est important pour le développement de notre pays. » Elle ne dira pas pour quel parti.
Fatim, c’est aussi le portrait qu’elle fait, par téléphone interposé, des Français . « Chaque client, c’est comme si tu ­vivais avec lui. » Une vie commune qui a commencé avec le Guide du parfait francophile distribué aux nouvelles recrues. Où l’on parle de la choucroute d’Alsace, de l’Epiphanie et du RMI. Où l’on explique le sens de l’expression « j’es­père que ça va faire avancer le schmilblick » . Quand elle téléphone, Fatim n’a pas le droit de dire qu’elle est marocaine. Elle se présente : « Bonjour, je m’appelle Sophie. »

Ce qui la frappe surtout, c’est le nombre de fois où elle ­tombe sur un enfant qui lui dit que ses parents sont absents . « Je trouve que les Français ­travaillent beaucoup. » Mais quand on lui dit qu’en France, la ­durée de travail légale est de trente-cinq heures, elle est soudain désorientée. Ça n’était probablement pas précisé dans le Guide du parfait francophile.

Libération.fr - Sonya Faure

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