De Kaboul à douar Sekouila, la saga sanguinaire du “salafisme jihadiste”

13 août 2002 - 20h50 - Maroc - Ecrit par :

Youssef Fikri et ses complices sont les enfants tardifs du salafisme jihadiste, mouvement islamisme radical, forgé à l’ombre des combats des Moujahidines d’Afghanistan. Retour sur la genèse d’un mouvement qui frappe aujourd’hui aux portes du Maroc.

Arrêt sur image. Nous sommes en avril 1992. Kaboul tombe enfin entre les mains des Moujahidines afghans. Le “Jihad” financé par l’Arabie saoudite et pensé par les Etats-Unis a atteint ses objectifs : l’Union soviétique est à terre, le communisme humilié. Pour les Saoudiens, l’épopée du Jihad afghan éclipse enfin l’aura de la révolution islamiste iranienne d’essence chiite. Le leadership de Ryad sur le monde musulman est sain et sauf ! Pour les Moujahidines en revanche, l’objectif est partiellement atteint. Certes, sur les décombres de l’Afghanistan rouge, prend naissance dans le chaos et le désordre un émirat musulman, bientôt sous la coupe progressive des Talibans, mais la guerre sainte doit continuer. Dar Al Islam, basé sur le triptyque Morale-Commerce-Guerre, doit remplacer Dar Al Kufr, la terre des impies.
Au lendemain de l’entrée triomphale à Kaboul, c’est donc une armée de guerriers venant de tous les pays du monde musulman, qui se trouvent sans “travail”. Les Etats-Unis ne voulaient plus de ces Moujahidines qu’ils appelaient encore hier “Freedom Fighters”, combattants de la liberté. Le “Balat” de Ryad avait atteint ses objectifs et décidé de lâcher ces islamistes guerriers, devenus soudainement des trafiquants d’héroïne.
Du coup, c’est une “brigade internationale de vétérans du Jihad” comme les qualifie Gilles Kepel(1), qui se trouve livrée à elle-même. Echappant à tout contrôle étatique, elle se met alors au service des causes les plus diverses au nom de l’islam, n’hésitant pas à se retourner contre ses ex-sponsors, à savoir l’Arabie saoudite et les Etats-Unis.
Certains Moujahidines maghrébins décident de réintégrer leurs pays. Les Algériens afghans servent dès le début de noyau dur pour le lancement des groupements islamistes armées (GIA) dans un pays en crise politique et institutionnelle ouverte. Dans une Algérie ensanglantée par des crimes atroces, le GIA se fait le relais d’une idéologie islamiste nouvelle forgée dans les camps d’Afghanistan : le salafisme jihadiste, revu et corrigé par le Britannique d’origine palestinienne Abou Qatada, basé à Londres.

· Le système de pointage en panne

Né au milieu du XIXe siècle, le salafisme cherche à expliquer le déclin du monde musulman face à l’avancée occidentale. Il prône une réinterprétation des textes sacrés pour chercher les sources d’une modernité arabo-musulmane nouvelle. Ce courant est porté par plusieurs penseurs comme Jamal Addin Al Afghani (1838-1897) et l’Egyptien Mohammed Abdou (1849-1905). Bien plus tard, Allal Fassi, un des fondateurs de l’Istiqlal, s’appuiera sur les écrits de ces derniers pour forger l’idéologie du plus vieux parti du Maroc. Pour les vétérans du Jihad, le salafisme évoque en revanche autre chose. Pour eux, il s’agit d’une observation figée des textes à l’image des injonctions d’Ibn Taïmiyya, imam du XIVe siècle et référence principale du courant wahabite qui sévit en Arabie saoudite.
Vient la deuxième composante du concept : le Jihad. Pour les vétérans d’Afghanistan, les ouléma officiels des Etats islamiques sont des “hypocrites”, des théologiens achetés. Il faut les combattre. Il faut également combattre et tuer les “Frères musulmans” d’Egypte car ils ont pris trop de liberté avec les textes sacrés. Dans le tableau de chasse des salafistes jihadistes se trouvent également les “islamistes officiels” (comme le PJD au Maroc), ceux qui ont “retourné leur veste”. Cette vision extrême de l’islam est portée par les Arabes afghans en Egypte, Algérie, Palestine (avec le Hamas), Soudan, Bosnie et au Pakistan. Aujourd’hui, le Maroc la découvre sous une de ses mouvances les plus extrêmes : Al Hijra Oua Takfir (exil et excommunication) introduite par des Marocains afghans. Longtemps tapis dans l’ombre, ceux-ci ont décidé de frapper maintenant, car pour eux l’Etat semble plus affaibli que par le passé (plus de faille du fait des ouvertures avec le processus démocratique en cours, la main de fer devient main de velours…). Le combat tardif du ministère de l’Intérieur contre cette mouvance suscite d’ailleurs plusieurs observations.
Une des énigmes les plus troublantes dans le parcours criminel de Youssef Fikri est son “non-fichage” par les services de police depuis 1998, date de son premier assassinat. C’est le cas de tous les membres de la mouvance. Le processus d’endoctrinement vise en effet en premier lieu à isoler les éléments recrutés et à couper toute attache avec les structures de l’Etat et de la société y compris sa propre famille. Il est interdit de se photographier, de garder des relations avec des personnes “impies” ou de demander des “papiers officiels comme les certificats de résidence”. Bref, les personnes évoluant sous le drapeau d’Al Hijra Oua Takfir deviennent des personnes non identifiables socialement et administrativement. Des ombres. Les services de sécurité qui se basent sur le “système de pointage” sont désarmés face à cette nouvelle forme de criminalité diffuse et mobile sans prolongement social ou économique. La chaîne des indics, à laquelle s’attache l’Intérieur comme outil économique de sécurité, n’est d’aucune utilité car les criminels sont insaisissables. Sur le terrain des opérations, les criminels agissent le visage masqué, évitant ainsi tout risque d’identification par leurs victimes. Deuxième technique : les éléments d’Al Hijra Oua Takfir pratiquent le concept de guérilla urbaine et rurale, éclatés en unités mobiles, sans “commandement unifié de la lutte armée”. D’où l’incapacité actuellement des autorités à “quantifier” avec exactitude le phénomène ou à remonter jusqu’aux “cerveaux” et “têtes pensantes”.
Autre élément de l’émergence tardive du mouvement : la sécurité. L’insuffisance en effectifs et en moyens est admise aujourd’hui par le ministre de l’Intérieur lui-même. Il s’agit de réfléchir sur un plan national de sécurité comme dans les pays développés et doter les forces de l’ordre de moyens considérables. L’état des commissariats est catastrophique : machines à écrire défaillantes, papier absent, bureaux délabrés, il est temps de s’y pencher. Dernier point : les administrations de sécurité communiquent-elles entre elles ? Les services secrets suivent depuis de longues années les mouvements islamistes au Maroc et à l’étranger. Ils ont rédigé des rapports et des notes de synthèse où figure toute la littérature sur le salafisme jihadiste. Pourquoi les administrations Basri puis celle de Midaoui et enfin Jettou-Al Himma n’y ont pas fait usage utile à temps ?

Anouar ZYNE (MDM) paru dans l’économiste du 13 août 2002

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