L’eclavage sexuel ou la traite des Marocaines du Golf

13 mai 2007 - 14h05 - Maroc - Ecrit par : L.A

Parties travailler dans les pays du Golfe comme coiffeuses ou hôtesses, des milliers de Marocaines se retrouvent séquestrées, battues et forcées à se prostituer. Cherchant à s’évader, certaines sont emprisonnées ou même assassinées ! Et le Maroc se tait, au nom de “considérations diplomatiques”. Il est temps de briser cette scandaleuse omerta.

La scène se passe dans la capitale d’un riche pays du Golfe. Une fille en chemise de nuit entre en courant dans l’ambassade du Maroc. En pleurs, elle demande aux fonctionnaires de la rapatrier illico presto à Casablanca. “Faites vite, je vous en supplie ! Sinon, ils viendront me chercher pour me ramener de force au cabaret !”, crie-t-elle. Visiblement, la fille a peur. Elle n’arrête pas de se retourner pour vérifier si on ne l’a pas suivie. Les fonctionnaires de l’ambassade lui demandent son passeport. “Je ne l’ai pas sur moi. Mon patron l’a confisqué depuis mon arrivée ici”, répond-elle. Les employés de l’ambassade finissent par accéder à sa demande et entreprennent la préparation du laissez-passer qui lui permettra de regagner le Maroc…

Prostitution forcée

L’histoire de cette jeune fille de l’ambassade, toute récente, n’est pas un fait divers exceptionnel, ni un cas isolé. Elle ressemble à celles de centaines de Marocaines qui partent travailler en tant que gouvernantes, coiffeuses ou hôtesses dans les pays du Golfe, pour se retrouver otages de réseaux de trafic humain. Séquestrées, souvent maltraitées, elles sont forcées à exercer dans les milieux de la nuit et, étape suivante, à se prostituer. “J’ai commis l’erreur de ma vie en les laissant partir. Ce qui me console, c’est que j’ai pu les sauver avant qu’elles ne se retrouvent dans le circuit de la prostitution”, hoquette Ahmed, la cinquantaine bien entamée, en racontant l’histoire de ses deux filles de 23 et 25 ans. Les deux ont été séquestrées de longues semaines en Jordanie, après avoir refusé de “danser et de coucher avec les clients” de l’hôtel cinq étoiles où elles étaient censées travailler comme hôtesses d’accueil. “Depuis leur retour, elles refusent de parler de ce qui leur est arrivé. Le sujet est devenu tabou à la maison”, souffle-t-il avec des yeux embués.

Depuis des années, ce sujet dont on ne parle qu’à mots couverts est en train de prendre pourtant une ampleur sans précédent, sans que les Etats (marocain compris) ne daignent s’y attaquer ouvertement. De nombreuses personnes sont ainsi sacrifiées sur l’autel des relations diplomatiques, des enjeux économiques ou tout simplement pour sauvegarder “l’honneur national”, piqué au vif chaque fois que le mot “Marocaine” est prononcé dans l’une de ces pétro-monarchies. Dans l’imaginaire moyen-oriental, comme cela nous a été plusieurs fois confirmé par des témoins, une Marocaine est vue au pire comme “une prostituée”, au mieux comme “une voleuse de maris ou une sorcière”.

Derrière ce stéréotype se cachent en fait de véritables drames. Sous couvert d’anonymat, un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur jordanien parle de plus de 30 000 filles marocaines vivant en Jordanie, travaillant dans diverses activités. Le chiffre paraît assez excessif, pour un pays qui ne compte que 5,3 millions d’habitants. Et il est en tout cas vivement contesté par le Maroc. “Ces chiffres fantaisistes sont le résultat d’une guerre entre réseaux. Il existe en tout et pour tout 141 filles marocaines inscrites comme artistes”, tonne un responsable au consulat marocain à Amman. En Jordanie, le mot “artiste” est une appellation fourre-tout, sous laquelle s’inscrivent toutes les travailleuses de la nuit (barmaids, danseuses, chanteuses…). Quand elles atterrissent en terre jordanienne, les jeunes femmes sont tenues de s’inscrire auprès du syndicat des artistes qui leur délivre “une autorisation d’exercer”. Mais le plus souvent, cette carte sert de couverture à d’autres activités nocturnes.

Il reste cependant difficile d’établir un recensement fiable des Marocaines installés en Jordanie, en raison des réseaux d’immigration clandestine. “Durant les cinq dernières années, des milliers de Marocaines sont entrées en Jordanie, en tant que touristes, en provenance d’autres pays du Golfe, particulièrement les Emirats Arabes Unis”, affirment des sources sécuritaires jordaniennes. Cela montre bien que les réseaux de prostitution sont devenus transnationaux dans cette région du globe : il est courant que les réseaux de prostitution déplacent leurs “protégées” dans un pays voisin ou les revendent à une filière locale.

Résultat : les calculs sont brouillés. Exemple : pendant la guerre au Liban, l’été dernier, les autorités marocaines croyaient avoir rapatrié tous les Marocains. Mais à la fin des hostilités, surprise : quatre cents Marocaines sont subitement apparues dans les rues libanaises. Elles n’étaient répertoriées par aucun service d’immigration ni par aucun consulat ou ambassade.

La loi du silence

Ce qui est sûr en revanche, c’est que les responsables marocains entrent dans une colère noire dès qu’on effleure le sujet sensible de la traite des Marocaines. C’est que le phénomène recèle des enjeux financiers qui les dépassent. Pour alimenter la machine touristique, qui tourne à plein régime grâce à la demande des nababs arabes, les opérateurs touristiques du Golfe recrutent des filles étrangères à tour de bras : Européennes de l’Est, Maghrébines, Egyptiennes et Asiatiques. Et pour cause, la “main d’œuvre” locale ne se prête guère à de tels emplois. Une Jordanienne ou une Syrienne ne peuvent travailler dans des lieux de divertissement nocturne, de peur de perdre la vie. Dans cette contrée du monde, le crime d’honneur est toujours bien ancré dans les mœurs… et puni par la justice avec une certaine mansuétude.

Le Maroc se trouve ainsi pris entre le marteau et l’enclume. Certaines ambassades marocaines parlent ouvertement du phénomène, comme c’est le cas en Jordanie, en Syrie et au Liban, sans doute en raison de la gravité des problèmes rencontrés sur place. A contrario, au Koweït, au Bahreïn et au Qatar, les lois et les mentalités sont beaucoup plus fermées. Alors, les ambassades contactées préfèrent de loin la discrétion… Jusqu’à quand ? “Nous nous concertons avec les Jordaniens, mais sans chercher à donner un caractère officiel à nos consultations. Nous ne pouvons pas faire la police chez eux”, convient une source marocaine “bien informée” à Amman. En 2005, deux filles ont été retrouvées mortes dans des circonstances douteuses. “Les Jordaniens ont refusé de nous donner le bilan de l’autopsie. Pourtant, nous savons que l’une s’est suicidée et que l’autre aurait été tuée”, précise notre source. Pourquoi le Maroc s’est-il abstenu de communiquer officiellement ses protestations ? De peur de dévoiler une réalité qui n’arrange personne ?

En tout cas, l’omerta des Etats entretient le flou même sur les contrôles aux frontières. Officiellement, l’entrée en territoire jordanien n’est pas soumise à un visa. Mais les autorités du pays n’hésitent pas à réactiver les opérations d’expulsion et de refoulement chaque fois qu’un scandale éclate dans les médias. Aujourd’hui, toute Marocaine de moins de 40 ans ne peut désormais transiter par l’aéroport de Amman qu’en compagnie de son mari ou d’un proche, à moins qu’elle ne soit munie d’une invitation professionnelle “convaincante”. Résultat : des Marocaines invitées dans le cadre de leur profession ont fait les frais de ces procédures irrationnelles. Exemple : une journaliste du quotidien Attajdid, voilée de surcroît, a dû passer la nuit à l’aéroport de Amman en attendant une autorisation d’entrée au territoire, délivrée directement par le ministère jordanien de l’Intérieur. Une autre journaliste a subi le même sort : “Le policier m’a longuement regardée et m’a lancé sur un air provocateur : ‘C’est bien la première fois que je vois une Marocaine travaillant comme journaliste !’”, raconte-t-elle.

Lutter contre l’esclavage sexuel en verrouillant les frontières n’apparaît pas comme une solution réaliste et viable. D’autant que les Marocaines qui émigrent dans un pays au Golfe ne sont pas toutes des victimes de réseaux de trafic humain ou d’esclavage sexuel. Une grande partie d’entre elles a choisi d’y aller chercher fortune, chacune à sa manière.

C’est pour cette raison que les agents consulaires ne se font pas d’illusions. “Le problème doit être résolu au Maroc d’abord. Les autorités doivent enquêter sur toute jeune fille qui désire se rendre dans un pays du Golfe. Les contrats de travail doivent être validés par le ministère de l’Emploi et les services consulaires”, tempête un responsable de l’ambassade du Maroc en Syrie. Pour autant, une telle solution est difficilement envisageable pour deux raisons. D’abord, aucun visa n’est exigé pour se rendre au pays de Bachar Al Assad et les filles y voyagent en tant que touristes. De quel droit les autorités marocaines les empêcheraient-elles de voyager ? Ensuite, enquêter sur toutes celles qui veulent se rendre dans un pays du Golfe ne résoudra rien. En raison du durcissement des contrôles dans les vols à destination de certains pays (Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis, Koweït, Bahreïn et Qatar), les filles transitent actuellement par trois escales où le visa n’est pas requis : la Tunisie, la Turquie et la Syrie. Une fois sur place, leurs “tuteurs” les acheminent sans problème vers les destinations finales. Certaines filles poussent l’astuce jusqu’à aller en Thaïlande avant de rallier un pays du Proche-Orient. Comment, dans ces conditions, cerner les chemins labyrinthiques des réseaux du charme monnayé ? “Ma curiosité s’éveille dès que je vois une fille seule qui ne sait pas comment s’installer dans un fauteuil d’avion”, glisse le sociologue Abdelfettah Ezzine.

Pour 4000 DH par mois

Malgré les sérieux tours de vis dans les aéroports des pays d’accueil, le phénomène continue à prendre de l’ampleur. Chaque jour, l’ambassade marocaine en Syrie reçoit une moyenne de trois Marocaines cherchant secours. L’année dernière, l’ambassade a adressé une missive virulente à Rabat, demandant une intervention urgente du gouvernement pour stopper le flux des Marocaines “artistes”, dont le nombre avoisine les 2000 rien qu’à Damas. Son ras-le-bol a atteint un tel degré qu’elle est allées jusqu’à dénoncer de possibles complicités dans l’appareil sécuritaire syrien.

À la base, explique l’expert en migrations, Mohamed Khachani, le problème réside dans l’institution du kafil (le tuteur). Aucun étranger ne peut résider dans les pays du Golfe sans un tuteur censé “le protéger”. Or, des kafils peu scrupuleux n’hésitent pas à exploiter leurs protégées dans d’autres métiers que ceux mentionnés sur un éventuel contrat de travail. Ils leur retirent leurs passeports et leurs billets de retour, les mettant devant le fait accompli. “J’ai tenté de me suicider quand on m’a demandé de me mettre en petite tenue et de descendre servir les clients du bar. Je pleurais tout le temps et je refusais de manger. Au bout de 28 jours, ils étaient contraints de me laisser rentrer au pays”, raconte Khadija, originaire de Tadla, qui a passé 28 jours en Syrie.
En cas de résistance, les filles sont battues et privées de leur maigre rétribution. “Une fois, j’ai refusé d’accompagner un vieil homme. Il m’a tirée par les cheveux et m’a presque violée. Non seulement je n’ai pas été payée, mais mon tuteur m’a enfermée dans ma chambre pendant deux jours sans nourriture”, se rappelle Saïda, une autre victime de la filière syrienne.

Constamment escortées par des garde-chiourmes les rares fois où elles sortent en ville pour faire leurs emplettes, quelques filles arrivent à leur fausser compagnie pour aller demander de l’aide. Mais elles ne sont pas nombreuses. “Leurs proxénètes leur font croire qu’elles vont être mises en prison si elles s’adressent à leurs consulats”, affirme une source diplomatique. Elles se résignent alors, en attendant qu’un hypothétique soupirant vienne les épouser et les délivrer de l’esclavage sexuel. Les fugueuses, quand elles sont rattrapées par la police, sont aussitôt mises en détention, en attendant de les remettre à leur tuteur. Car sortir sans la permission du kafil est, en effet, considéré comme un délit. “À cause d’une tentative d’évasion ratée, mes filles sont restées en prison à Amman pendant 18 jours. Là-bas, elles ont rencontré des Marocaines qui croupissaient dans les geôles depuis des mois”, raconte leur père Mustapha.

L’inadéquation des lois entre le Maroc et les pays du Golfe est en effet le véritable problème derrière le développement de la traite. Mais les acteurs associatifs conviennent qu’il faut combattre les réseaux à la base, en amont, c’est-à-dire au Maroc. Selon un magistrat, les mafias au Maroc sont pilotées par des Jordaniens, des Irakiens et des Syriens. Avec, systématiquement, la complicité d’une Marocaine qui sert d’intermédiaire avec les filles convoitées. Leurs terrains de chasse sont classiques : salons de coiffure, hammams, cafés ou soirées privées. Recrutées dans les milieux modestes et les campagnes, ces filles “de troisième division”, selon l’expression d’un connaisseur du dossier, partent avec des contrats de travail pour lesquels elles ont payé entre 10 000 et 30 000 DH. Sur place, elles sont séquestrées et obligées de se prostituer pour payer leurs frais de séjour. Les salaires, annoncés dans le contrat de base, et qui sont déjà modestes (4000 DH tout au plus), sont ponctionnés d’une moitié et versés… à l’employeur !

La mobilisation des ONG

Depuis quelques mois, le milieu associatif commence à s’activer pour lever le silence sur ce drame et pousser les politiques à agir. À l’occasion des consultations menées sur le futur Conseil des MRE, trois membres du CCDH ont effectué une visite dans certains pays du Proche-Orient pour s’enquérir de l’état des Marocains du Golfe, “ces oubliés de l’histoire”, comme les qualifie Mohamed Khachani, professeur universitaire et expert en mouvements migratoires. Ce dernier a réalisé une étude pour le compte de la Fondation Hassan II, bientôt publiée, dont l’objectif est d’attirer l’attention sur cette communauté souillée par les préjugés. L’image de la “Marocaine prostituée” et du “Marocain proxénète” a entraîné des dommages collatéraux. “Ma sœur est directrice dans une multinationale à Dubaï. Une fois, elle était invitée à une réception. Rentrée chez elle, elle reçoit un coup de fil d’un des invités qui lui demande une rencontre galante. Depuis ce soir, elle ne décline plus son identité marocaine. En société, elle est devenue désormais algérienne !”, raconte, dépitée, une ressortissante marocaine installée en Europe.

Pour Mohamed Khachani, il est temps de rectifier le tir. “Cette investigation me tenait à cœur car j’ai vu combien nos concitoyennes souffrent là-bas”, dit-il. Les témoignages qu’il a pu recueillir en Libye, en Arabie Saoudite, aux Emirats Arabes Unis, au Sultanat d’Oman et en Jordanie ont abouti à un constat qui confirme celui émis par les ambassades marocaines : éviter de rejeter l’entière responsabilité sur les pays du Golfe et remédier au problème à partir du Maroc. “Il faut analyser les raisons de cette obsession qu’ont les Marocaines de quitter le pays malgré les dangers encourus”, précise le professeur.

“Nous ne sommes pas dans une logique de dénonciation, mais nous voulons sensibiliser et appeler les Marocaines à plus de vigilance”, admet le sociologue Abdelfettah Ezzine, qui a vécu pendant quatre ans dans un pays du Golfe. Un réseau international de solidarité avec les Marocaines du Golfe s’est récemment constitué en Europe. Pourquoi pas au Maroc ? “C’est plus facile de faire du lobbying à partir des vieilles démocraties”, nous a-t-on expliqué. Surtout, le Maroc peut ainsi éviter une confrontation directe avec les riches émirs qui viennent investir chez lui. Composé de personnalités et d’ONG marocaines très actives en Europe, le réseau a commencé par faire circuler une pétition demandant aux gouvernements d’assumer leurs responsabilités. Jusqu’à présent, plus de 6500 signatures ont été recueillies (www.gopetition.com). Et un rapport sera remis en juillet prochain à l’ONU. Autant dire que le scandale des Marocaines du Golfe promet de devenir un sujet de préoccupation internationale !

Tutelle : Le kafil tout puissant

S’il y a bien un dénominateur commun entre les pays du Golfe, c’est l’institution du kafil. Pour s’installer et travailler dans l’un de ces pays, tout étranger, même arabe, doit avoir un kafil, un tuteur qui sert d’interface entre la société d’accueil et lui et le protège juridiquement. Cette institution s’applique autant aux hommes qu’aux femmes. La tutelle, ou kafala, peut être exercée par une personne physique ou morale. Tout citoyen du Golfe désirant accueillir de la main d’œuvre étrangère doit déposer une demande d’autorisation au ministère de l’Intérieur de son pays. Celui-ci avise à son tour l’ambassade dans le pays de résidence du futur employé, pour lui délivrer un visa de travail. Les origines de la kafala remontent en fait aux traditions des bédouins d’Arabie. Dans les sociétés tribales, l’étranger est aussitôt mis sous la protection d’un tuteur, censé le prémunir contre les dangers. Personne dans la tribu ne peut alors l’approcher ou lui porter atteinte sans l’autorisation de son protecteur.
Dans la conception tribale, tout étranger est par essence de passage. Il ne peut acquérir des biens en son nom ou bénéficier des mêmes avantages que les autochtones. Il est là juste pour le travail. La non-reconnaissance des droits des migrants, dans le sens moderne du terme, est un sujet tabou dans le Golfe. Dans les meetings internationaux, la kafala est souvent considérée comme un système qui bloque la concurrence dans l’économie et perpétue l’archaïsme.

Témoignages

“Mon mari m’a achetée à mon tuteur”

Saïda, 26 ans, Casablanca
“Je suis partie en Syrie quand j’avais 19 ans, pour y devenir danseuse. Naturellement, je ne l’ai pas dit à mes parents. Pour eux, je suis partie travailler comme serveuse dans un restaurant. J’ai dû payer 50 000 DH mon contrat de travail. Une fois là-bas, on m’a appris à danser. Après, j’ai rejoint un cabaret. Séquestrée toute la journée, je ne sortais que le soir pour aller au travail. Les filles avaient des numéros. Si l’une d’elles suscitait l’intérêt d’un client, elle était obligée de l’accompagner dans une suite réservée, dans le même hôtel où nous habitions. On m’avait dit que je gagnerais 8000 DH par mois. Au final, je n’ai récupéré que 20% de cette somme. Le reste a été versé à mon tuteur. Je ne pouvais pas protester ou dire la vérité à mes parents, car je leur avais menti dès le départ. Une fois, un de mes admirateurs m’a proposé le mariage. J’ai tout de suite accepté. Il a dû payer une importante somme pour me délivrer de l’esclavage”.

“18 jours en prison sans savoir pourquoi”

Salima, 23 ans, et Leila, 25, Kénitra
“Sur Internet, nous avons fait la connaissance d’Abou Adnane, un Jordanien qui nous a proposé de venir travailler dans son pays. Nous avions toutes les deux un niveau scolaire moyen et étions au chômage. Notre père a accepté, mais derrière son dos, nous avons signé une procuration au Jordanien, lui concédant le droit de disposer de notre avenir là-bas (kafala). À l’aéroport de Amman, la police nous a laissé passer sans problèmes, mais elle a inscrit quand même sur nos passeports qu’il nous était interdit de travailler pendant les trois mois de visite touristique. Nous avons demandé des explications à notre tuteur jordanien, qui nous a demandé de ne pas y prêter trop d’attention, que “ce n’était que de l’excès de zèle de la police des aéroports”. Arrivées à l’hôtel, Abou Adnane apparaît sous son véritable jour. Il nous présente au directeur de l’hôtel en lui disant, texto : “Ta marchandise est arrivée”. Nous n’avons réellement compris le stratagème que quand on nous a demandé de nous habiller très légèrement et de “descendre” au cabaret. Pendant 28 jours, nous avons plongé dans un monde de fumée, d’alcool et de sueur humaine. Une fois, nous avons tenté de nous échapper, mais la police nous a vite rattrapées. On nous a mises en prison pendant 18 jours sans que l’on sache exactement pourquoi. C’est notre père qui nous a sorties du calvaire. Il a pu nous rapatrier grâce à l’Union de l’action féminine, qui a pu mobiliser à son tour une ONG jordanienne. Depuis ce temps-là, notre vie a changé. Nous sommes toujours au chômage. Mais qu’importe !”.

“Je croyais exercer dans un salon de coiffure…”

Khadija, 23 ans, Tadla
“Je voulais émigrer en Espagne, mais un cousin m’a assuré que je pourrais mieux gagner ma vie dans les pays arabes, où le métier de coiffeuse est très demandé. Je suis partie en Syrie par l’intermédiaire de l’ex-femme de mon oncle. Je ne savais pas qu’elle était proxénète. Elle a envoyé sa propre fille là-bas. Arrivée à l’hôtel, je découvre un autre monde. Ma cousine, pourtant très conservatrice, fumait et buvait de l’alcool à longueur de journée. Les filles étaient pratiquement nues et ne sortaient que pour aller servir les Libyens et les Saoudiens dans le bar. On m’a immédiatement retiré mon passeport et demandé de me mettre en petite tenue. J’ai refusé. Je leur ai dit que je préférerais mourir que de montrer mon corps à ces “bêtes sauvages”. Je ne mangeais plus. Voyant que je n’étais pas productive, mon tuteur m’a laissé rentrer au Maroc. Ma cousine m’a rejointe quelques mois plus tard”.

Parcours : La prostitution comme carrière

“À Dubaï, la plus accessible des prostituées marocaines est payée à 3700 DH la nuit”. Cet adepte des joies nocturnes est un amateur du label Maroc. “Une Marocaine, c’est le top”, insiste-t-il. Elle s’adapte facilement, peut parler la langue de son client et dans son accent, et lui assurer tout le confort qu’il souhaite. Dans cet émirat prospère, nos concitoyennes sont très demandées, malgré la concurrence des Européennes de l’Est et des Asiatiques. Et pour cause, le produit Maroc a suivi l’évolution du marché. Les filles qui optent pour cet émirat sont généralement plus instruites, plus raffinées et cherchent à se faire une place dans les réseaux de prostitution de luxe. Rien à voir avec la petite Marocaine qui passe plusieurs années dans le Golfe, avant de pouvoir s’acheter un appartement au Maroc. Aujourd’hui, les “filles de Dubaï”, comme on les appelle, jouent aux femmes d’affaires, roulent dans des voitures haut de gamme et mènent une vie de bourgeoises. “À Dubaï, il y a très peu d’exploitation. La fille a le choix de se prostituer ou non”, indique un journaliste marocain installé sur place.

Généralement, le plan de carrière est établi à l’avance. La fille commence d’abord en bas de l’échelle, comme ouvreuse dans un bar. Cette période “d’initiation” dure 2 à 3 mois, le temps de s’habituer aux lieux et aux mœurs, avant de passer à l’étape suivante. La suite, justement, expliquée par une “fille de Dubaï” : “La débutante commence par donner son numéro de téléphone à quelques-uns de ses soupirants. Quand l’un d’eux finit par la contacter, elle s’évertue à le faire languir, tout en lui demandant de la sortir de sa condition, afin qu’elle puisse se consacrer uniquement à lui. Il arrive que le poisson morde à l’hameçon. Il l’installe alors dans un appartement, souvent acheté à son nom, et peut même aller jusqu’à la demander en mariage”. Celles qui se marient gardent souvent en tête qu’il faut profiter au maximum de leur situation actuelle, pour se prémunir contre les risques d’expulsion. Une fois “le mouton bien égoutté de son pétrole”, elles peuvent demander ou provoquer le divorce par tous les moyens. Parallèlement, elles entreprennent de dénicher d’autres oiseaux. “Une professionnelle du sexe commence toujours par consolider son réseau de connaissances dans les hautes sphères, qui lui facilitent l’obtention du précieux visa et la protègent contre les aléas du métier. Elles agissent généralement dans des milieux clos, cumulant les richesses et préparant un pécule pour leurs vieux jours. Au fur et à mesure qu’elles vieillissent, elles s’orientent progressivement vers le proxénétisme”, conclut notre source.

Panorama : La ruée vers le Golfe

Si le Liban n’avait pas connu de guerre civile, le phénomène des Marocaines dans le Golfe n’aurait peut-être pas atteint ces dimensions spectaculaires. “Au milieu des années 1970, les riches saoudiens et koweïtiens ont été délogés du Boulevard Al Hamra de Beyrouth à cause de la guerre civile au Liban. Et ils se sont aussitôt rabattus sur le Maroc”, explique le sociologue Abdelfettah Ezzine, qui mène le premier travail socio-historique sur l’émigration féminine dans les pays du Golfe. Vu le manque de documentation sur le sujet, le chercheur a utilisé la tradition orale pour expliquer cette évolution : les sketchs du tandem casablancais Zaâri et Dassoukine, riches en blagues colportées à propos des Saoudiens et des filles qui se prostituent pour l’amour du pétrodollar.

Avec le temps, et devant la montée d’une certaine méfiance relevée dans les lieux publics, ces clients venus d’ailleurs ont choisi pour la plupart d’adopter le style vestimentaire des Marocains pour se fondre dans la foule. Dans les années 1980, pour plus de sûreté, les Saoudiens ont commencé à faire venir les filles chez eux. “Cela ne veut pas dire que toutes les filles qui partent là-bas sont des prostituées. Le problème, c’est leur condition de femme qui les rend plus vulnérables aux yeux de la société”, tient à préciser Ezzine.

Les flux vers le Golfe augmentent en raison des opportunités de travail dans les milieux touristiques. La guerre en Irak n’entame pas cet engouement pour les pays du pétrodollar. Les canaux de migration se diversifient. Les contrats de travail sont de plus en plus chers, surtout à Dubaï, plaque tournante de l’industrie du sexe dans le Golfe.

Plus Loin : Marocaines et fières de l’être

Dans un séminaire regroupant des personnes originaires des pays du Golfe, une Marocaine décline sa nationalité. On la déshabille du regard. Des sourires coquins se dessinent sur les lèvres. La jeune femme saisit aussitôt le message. Ce n’est pas la première fois. Elle est très gênée. Elle a envie de crier à ces messieurs que les Marocaines ne sont pas toutes “des p…”. Mais comment décrotter l’imaginaire collectif arabe qui se nourrit de généralités à l’emporte-pièce ? Même au Maroc, il n’y a pas longtemps, les filles qui sortent le soir ou qui se font balayer les cheveux de mèches blondes étaient taxées de “p… des Saoudiens”. Des machos en mal de virilité leur lancent cette insulte dans la rue juste pour les humilier et leur faire entendre qu’elles sont bonnes à tout faire.

La pétition, que fait circuler actuellement le collectif de défense des femmes marocaines dans le Golfe, casse un tabou longtemps entretenu par le silence des Etats. Elle veut “lutter contre ce phénomène dégradant l’humanité de la femme et réduisant la féminité à des stéréotypes fantasmatiques”. Une initiative courageuse certes, mais elle est pilotée par les Marocaines d’Europe. Féministes du Maroc, réveillez-vous ! Les problèmes de la femme marocaine ne se limitent pas à la Moudawana et à la loi sur la nationalité. Il faut réhabiliter son image dans les pays arabes pour la simple raison que des pans entiers du Maroc d’en bas sont concernés. Faites un tour dans les quartiers populaires, les salons de coiffure et les hammams et vous allez être surprises de découvrir que plusieurs filles caressent le rêve de partir dans la péninsule arabique, pour sortir la tête de la misère et se faire un peu d’argent…

Féministes du Maroc, nos compatriotes du Golfe veulent recouvrer leur dignité, ne pas avoir à subir un regard aguicheur ou des propos déplacés qui puisent dans l’héritage laissé par les ambassadrices du sexe. Elles veulent tout simplement se présenter en tant que Marocaines sans avoir à en rougir.

TelQuel - Nadia Lamlili

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