Enquête dans les quartiers « show » : Le luxe « à la casablancaise »

2 octobre 2003 - 17h52 - Economie - Ecrit par :

Dans les rues de la capitale économique, les enseignes chics poussent comme des champignons (dans de l’humus), et nombre d’entre elles ne désemplissent pas. Le faste attire. Mais, il va sans dire que le consommateur lambda, le commun des mortels, ne peut se prévaloir d’avoir ses habitudes chez les porte-drapeaux du luxe et de la distinction, les Jeff de Bruges (chocolatier), Vignault (traiteur/resto), Mystic Garden (resto/bar à cocktails), Style de vie… Seuls les privilégiés le peuvent (sans se saigner). Sont-ils aussi nombreux que le laisse présager la croissance exponentielle des « maisons » qui leur sont consacrées ? Existe-t-il, au niveau du marché casablancais, une demande soutenue en produits de luxe, ou bien est-ce, au contraire, l’offre qui suggère la demande (schéma à la « Galbraith ») , qui pousse à la consommation, voire à l’endettement ? Le luxe a-t-il un avenir à Casa ?

Dans une ville où le chômage touche une frange très substantielle de la population active, où le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) est inférieur au prix moyen d’un F2 banal situé dans un quartier potable, par exemple, le luxe peut paraître bien superflu. Est-il seulement décent d’en jouir, alors que les quartiers limitrophes de ceux où prolifèrent les adresses BCBG grouillent de crève-la-faim, de kamikazes endurcis ou en gestation ?
Aux environs du Stade Vélodrome (quartier Racine), une tripotée de boutiques, de cafés, de restos, tout aussi fastueux les uns que les autres, ont ouvert ces dernières années… à quelques encablures seulement d’un kariane (Lhjajma) des plus sordides. Le Maroc à deux vitesses ne date pas d’hier, certes, mais il est, depuis peu, plus palpable, plus criant que jamais pour les démunis de Lhjajma qui, de leurs mansardes poisseuses, peuvent apercevoir les paniers percés en pleine foire de la consommation. C’est comme si la place Vendôme ou Rodeo Drive (l’artère de l’opulence à Los Angeles) jouxtaient Kandahar ou les camps de réfugiés palestiniens en Cisjordanie.
Jaguar, Chopard, Mont Blanc et… Amoud
Quel est, à Casa, le pourcentage de la population pouvant s’offrir des produits de luxe de façon régulière ? Allez ! A vue d’œil ! Un, deux pour cent ? Guère plus ! Le luxe est une niche très exclusive, l’apanage du gotha ! Seulement, bien que démographiquement limitée, la cible des enseignes luxueuses n’en représente pas moins un marché porteur. Pour preuve, en 2001, le concessionnaire marocain de Jaguar (ah, le luxe à la sauce British !) s’est classé quatrième en termes des ventes au niveau de la zone MENA (Afrique du Nord/Moyen-Orient), avec plus de 100 véhicules écoulés, alors que le Royaume dispose d’un des PIB par habitant les moins flatteurs de ladite région, qui concentre une bonne partie de la production mondiale de l’or noir…
Karim en possède une, « de Jaguar » ; une S-Type. Assis à la terrasse d’un café très couru du boulevard Zerktouni, repère, parmi d’autres, de la jeunesse dorée de la ville, il déguste une salade et sirote un Coca, tout en tentant de dresser le profil du consommateur de produits de luxe. « Déjà, il faut comprendre que le luxe n’est pas forcément cher. Pour moi, un petit pain au chocolat de chez Amoud est un produit luxueux, au même titre qu’une Chopard « Mille Miglia » (montre chrono, NDLR) ou qu’un stylo Mont Blanc. Un vrai amateur du luxe ne peut se satisfaire de petits pains banals, achetés n’importe où. Il lui faut ce qui se fait de mieux dans le domaine des petits pains, comme dans celui des montres, des stylos, des voitures, des résidences… », estime-t-il.
Selon Karim, le marché du luxe n’en est encore qu’à ses balbutiements à Casablanca et le potentiel de croissance est énorme. Pourtant, il admet que si plusieurs franchises internationales de renom dans l’industrie du luxe ont investi avec bonheur le marché local, d’aucunes se sont, au contraire, cassées les dents : « S’il est vrai que des marques comme Lacoste ou Estée Lauder arrivent à tirer leur épingle du jeu, un label aussi prestigieux que Weston a dû fermer boutique, faute de clientèle, après quelques années de faible activité. Les enseignes ne sont pas égales devant la loi du marché. La demande existe bel et bien, mais il faut, pour ne pas se tromper de cible, prospecter comme il se doit le marché et tenir compte des spécificités du consommateur marocain ».
Le culte
roulant
Karim estime, par ailleurs, que l’offre ne répond pas suffisamment à la demande dans ce secteur, malgré l’augmentation sensible des coins luxueux. « Avant cette percée des enseignes chics, les clients aisés faisaient leurs emplettes à l’étranger. Aujourd’hui, ils sont prêts à faire confiance aux antennes locales des enseignes internationales du luxe si les prix sont alignés sur ceux pratiqués dans les pays d’émission de l’industrie du luxe…
Karim s’arrête de parler, soudainement, et, les yeux écarquillés, me fait signe –de la main - de voir l’objet de son ahurissement : une Ferrari 550 Maranello Spider rouge (pas communiste pour un sou, la couleur !), « una bella macchina » comme seuls les Italiens savent en faire, un bijou qui fait admirablement vroum-vroum, et qui coûte 2,5 millions de dirhams environ (en France). Le bolide au cheval cabré (immatriculé à Paris) s’arrête devant le café. Un gamin en sort et s’attable, l’air de rien, à la terrasse. Durant cinq bonnes minutes, tout les clients du café sont happés, tout bonnement hypnotisés par la Ferrari.
Karim, qui a repris ses esprits, mais qui n’arrive pas à détourner son regard de cette icône suprême du luxe et de la « dolce vita », est aux anges. « Tifoso » inconditionnel de la Scuderia (l’Ecurie), qui a remporté trois championnats constructeur de Formule I consécutifs (le quatrième sacre est en bonne route !), il ne tarit évidemment pas d’éloges à propos de la ligne divine commise par Pininfarina ou de la vigueur incomparable du V12 transalpin. Il ponctue sa stance interminable sur les atouts esthétiques et techniques de la belle de Modène en faisant remarquer que tant que des Marocains pourront se permettre de rouler en Ferrari dans les artères défoncées de Casa, le luxe ne peut avoir que de beaux jours devant lui. « A quand un concessionnaire Ferrari à Casa ? », parachève-t-il
Nombre d’investisseurs jugent utile d’injecter des fortunes dans le foncier – le prix du mètre carré commercial dépasse largement les 10.000 DH dans les quartiers marchands huppés comme le Maârif, Racine, ou encore Gauthier -, dans la déco, sur les étals. C’est parce qu’ils estiment que la demande existe. Soit dit en passant, ces investissements, massifs, sont proprement improductifs. Un café, fût-il plus pharaonique que le tombeau de Ramsès (celui que vous voudrez), n’emploie tout au plus qu’une dizaine de personnes ; des exécutants, des serveurs, des bonnes à tout faire…) payés bonbon !
Fortunes diverses
De nombreux propriétaires de boutiques se mordent pourtant les doigts d’avoir investi le domaine du luxe. Chéreau, l’une des premières pâtisseries « fines » à avoir pignon sur rue à Casablanca (au début des années 90), a mis la clé sous le paillasson il y a trois ans. Le glas a également sonné, depuis belle lurette pour Francesco Smalto, boutique de haute couture pour hommes, sise à l’hôtel Royal Mansour (cet autre temple de la distinction, siège du Lion’s Club notamment), mais aussi pour des franchises occidentales de la restauration rapide comme Schlotsky’s Deli, Subway (pas tout à fait luxueuses, mais qui ne s’adressent pas moins à une clientèle aisée).
En fait, la frontière entre le succès monumental et le flop abyssal est mince dans cet univers voluptueux. Le monde de la chocolaterie et de la confiserie haut de gamme est édifiant à ce sujet. Une douzaine d’enseignes se partagent le gâteau (une forêt noire !) dans ce secteur, à parts inégales. Les plus luxueuses d’entre elles (là où le kilo de chocolat est facturé le plus cher et où l’investissement initial a été plus lourd) s’en sortent haut la main, alors que celles qui sont un peu en retrait se démènent comme elles peuvent pour survivre, pour ne pas déposer le bilan.
Ce même phénomène a cours au niveau des établissements de la nuit. « Dans ce secteur en pleine expansion, les clients sont des nomades coriaces. Hormis quelques classiques comme l’Armstrong, la Villa Fandango , Le Petit Rocher, l’Annexe ou le Balcon 33, la majorité des enseignes sont massivement fréquentées un temps, durant les mois qui suivent leur inauguration, pour passer de mode, ensuite, rapidement, et pour être, par conséquent, abandonnées pour des endroits plus récents, qui seront à leur tour désertés un jour. Les nouveaux pubs et boîtes de Casa n’arrivent pas à fidéliser une clientèle suffisamment importante. Après des débuts féeriques, ils finissent quasiment tous par déchanter », explique le gérant d’un piano bar nullement concerné par cette transhumance des noctambules.
Saturation ?
Pour ce professionnel de la nuit, le secteur du luxe (ce monde de la devanture, comme disait Frédéric Dard/ San Antonio) arrive à saturation. « Les consommateurs du luxe sous toutes ses formes ne sont pas légion. D’aucuns, parmi eux, préfèrent, en outre, s’approvisionner à l’étranger. J’ai des clients qui, lorsqu’ils ne viennent pas chez moi les week-ends, fréquentent le gratin parisien dans les endroits sélects de la ville-lumière. Et ils en profitent également pour faire leur shopping. Tenez ! Je connais une dame qui ne se coiffe la tignasse qu’à Paris. Elle pourrait faire appel au service de Jacques Dessange ou de Jean-Claude Biguine, ces coiffeurs parisiens implantés à Casa, mais sans doute estime-t-elle que cela ferait trop « cheap », trop peu singulier, pas assez luxueux », raille-t-il.
Mais les riches ne sont pas les seuls à vouloir jouir du luxe, de l’offre délicate des boutiques et des établissements réservés (presque) aux VIP. Le pouvoir d’achat moyen des habitants de Casablanca est peut-être chiche, mais cela n’empêche manifestement pas la genèse d’une société de consommation en bonne et due forme, d’une véritable classe moyenne au sein de cette ville où sont réalisés 45 % du produit intérieur brut du pays.
L’engouement qu’une large cohorte parmi cette classe moyenne - qui se consolide - montre à l’égard des crédits à la consommation, suscité principalement, il est vrai, par la baisse très sensible du taux de base bancaire (et donc des taux d’intérêts) à la fin de la décennie précédente, prouve tout de même que l’industrie du luxe poursuivra tranquillement son bonhomme de chemin à Casablanca. Ce n’est pas pour la forme qu’Etam, enseigne hexagonale spécialisée dans la lingerie (moyen de gamme selon les normes européennes, ce qui équivaut à du haut de gamme au Maroc) ouvre, d’ici peu, ses portes à Casablanca, à quelques pas de la Senza (un concurrent direct) et d’une flopée d’autres magasins généralistes proposant de la lingerie de choix.
Certes, les pensionnaires de bidonvilles comme Lhjajma ne fouleront probablement jamais les pistes de danse des boîtes de la Corniche, et se contenteront vraisemblablement de baver d’envie devant les devantures design des boutiques de Racine et des restos de Gauthier, la mobilité sociale étant ce qu’elle est dans les ghettos sombres de Casa : une rumeur, tout au plus. Mais il est tant de nantis à Casa (je pense particulièrement au jeunot proprio du rouge chef-d’œuvre automobile) qui affichent sans sourciller leur fortune, qui dépensent sans compter lorsque d’autres se sustentent au compte-goutte, et qui s’en fichent éperdument de ce que peuvent penser les prolos envieux, que les investisseurs locaux et étrangers qui lorgnent du côté du marché « casaoui » du luxe peuvent se rassurer : Casablanca est un marché porteur et le consommateur casablancais aisé (cible A et B) est culturellement disposé à en faire toujours plus, à en dépenser toujours plus, à s’appliquer à en mettre (toujours plus) plein les yeux à son prochain. Par conséquent, il n’y a pas de raisons pour que les affaires n’aillent pas bon train. Allez ! Van Cleef & Arpels, Gucci, Chanel, et tous les autres : 30 millions de consommateurs vous attendent pour gaspiller, s’endetter ou baver, selon le statut social de chacun.

Mehdi Laaboudi pour la Nouvelles Tribune

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