Imilchil, le pays des insoumis

19 avril 2003 - 15h12 - Maroc - Ecrit par :

Lieu historique de la contestation, le Haut Atlas s’ouvre lentement à la modernité. Rentrés au bled, les diplômés chômeurs créent des épiceries ou des cybercafés, au grand dam des anciens.

Imilchil, c’est le recto verso d’une carte postale. Côté image, un bourg niché dans le Haut Atlas, à plus de 2 200 mètres d’altitude, serti de cimes nues, sauf pour les quelques pans de neige qui, un bon mois après la fin de l’hiver, font encore de la résistance.

Une trentaine de douars - hameaux - s’éparpillent dans les recoins d’un paysage déchiqueté, divisant autant qu’ils abritent environ 7 000 âmes, des montagnards emmitouflés dans des djellabas de laine, des collants rouges perçant sous les lourdes jupes des femmes. En ce pays berbère, on peut être Aït Atta ou Aït Haddidou, mais on est toujours "Aït", qui veut dire "ceux de". La fatalité d’être de quelque part, rattaché à une parentèle, explique la légende de la "capitale des fiançailles". En effet, chaque année, à la fin septembre, des milliers de nomades convergent vers Imilchil où, en même temps qu’ils échangent leurs moutons contre des épices, des étoffes et du grain, leurs filles, dans leur plus bel apparat, se choisissent un mari au terme de rondes folkloriques qui font le bonheur des touristes. Pas toutes, cependant. Au Maroc, nul n’ignore que les deux lacs à proximité, Isli et Tislit, sont remplis des larmes d’un amour impossible entre jeunes appartenant à des tribus opposées...

L’envers de cette carte postale est "une calamité qui semble éternelle". C’est en ces termes qu’un prévenu comparaissant le 25 mars devant le tribunal de première instance d’Errachidia, le chef-lieu de province, à 200 km par-dessus la montagne, a résumé une longue histoire de pauvreté insurrectionnelle. Il faisait partie des dix habitants d’Imilchil, condamnés à quarante-cinq jours de prison ferme pour "attroupement illégal". Au début du mois, quotidiennement, pendant une semaine, une foule s’était retrouvée au stade municipal ou pour un sit-in dans les champs, réclamant des "infrastructures de base" : l’eau, l’électricité, des routes de désenclavement, la réouverture de l’hôpital, fermé depuis deux ans. Le septième jour, un samedi, la gendarmerie et des "forces auxiliaires" appelées en renfort ont mis fin à la contestation. Pour briser le mouvement, elles sont entrées dans une dizaine de maisons, cassant les portes, rouant de coups les meneurs supposés, dont le fou du village, Hmmou Outighrt.

Aussitôt, à Casablanca, un chroniqueur de l’hebdomadaire La Vérité, Jamal Berraoui, estimait que "ce qui s’est passé à Imilchil aurait dû mettre des centaines de milliers de Marocains dans la rue", pourfendant "un silence assourdissant, comme si ces montagnards étaient des citoyens de seconde zone", et concluant, sur sa lancée, au "retour des années de plomb" - l’époque noire de la répression. Celle-ci, rappelait-il, "ensanglanta les montagnes" en 1973.

A trente ans d’écart, jour pour jour, le parallèle était tentant : le 4 mars 1973, les derniers partisans de la lutte armée contre Hassan II voulurent allumer, sur un modèle guévariste, des focos(foyers) révolutionnaires, notamment à Imilchil. Mais, de cafouillages en trahisons, leur soulèvement tourna court en trente-six heures, le chef militaire de Tanzim, "l’organisation", étant abattu. Son fils, Mehdi Bennouna, a retracé cette épopée dans un beau livre, coédité, en 2002, par Tarik et Paris-Méditerranée, sous le titre Héros sans gloire. Echec d’une révolution, 1963-1973. De là date le ralliement de la gauche marocaine à l’opposition légale. Ce nouvel échec, coûteux en vies militantes, venant après deux coups d’Etat avortés, en 1971 et 1972, persuada ses leaders de l’impossibilité de renverser le trône alaouite par les armes.

Aujourd’hui, sur les cols aux abords d’Imilchil, les mulets ne sont plus chargés de fusils, de grenades et de munitions. Certes, l’esprit du bled es siba, le pays insoumis, par opposition au bled es makhzen, le pays du pouvoir armé et percepteur (étymologiquement lié au mot "magasin"), est toujours vivant. A même le sol en terre, assis en tailleur sur des couvertures, les chefs de file de la contestation pourfendent "le gouvernement de Rabat", qu’ils accusent de les avoir "totalement abandonnés". Ils surenchérissent de provocations : "Ici, c’est le marché aux puces de la politique marocaine", soutient l’un d’eux. "Cent pour cent d’analphabètes !", s’écrie un autre. "On accepterait l’aide de n’importe qui, même du Likoud", ajoute un troisième, approuvé par un murmure général. "On ne vit pas à Imilchil, on y meurt, soutient alors un quatrième. Les autorités feraient mieux de nous passer au peloton, ce serait plus humain."

Mais ces rodomontades ne durent qu’un temps. "Oui, la route d’Errachidia vient d’être refaite", avec des ponts neufs sur les oueds, transformés en torrents à la fonte des neiges. La route pour Casablanca, qui rapprochera Imilchil de 150 km de la côte atlantique, est en voie d’achèvement. Il ne manque plus que 13 km, les plus difficiles, sur quelque 400 km au total. Grâce aux collecteurs solaires, les cabines de téléphone - téléboutiques - se sont multipliées. Des châteaux d’eau ont été construits, même si les coupures restent fréquentes. Un collège avec internat, pour les meilleurs élèves des écoles rurales, s’est ouvert, mais manque encore de sanitaires. "Il y a des progrès", reconnaît l’un des "jeunes promoteurs" de la vie communale, auxquels le gouverneur de la région a donné du ciment pour construire qui une épicerie, qui un dépôt de médicaments, et même un cybercafé, en panne, faute d’électricité. Le manque de courant demeure le grand problème d’Imilchil, y compris pour se chauffer, pendant les cinq mois sous la neige, quand il fait - 15 ou - 20 °C. Au prix où se vend le quintal de bois, une famille dépense environ 400 euros pour passer l’hiver.

"On se ruine", affirme Moha ould Biaâ. Mais ce quadragénaire respecté, à la tête d’une association de développement, peinerait à expliquer avec quels fonds un foyer sur deux à Imilchil a acquis une parabole, un décodeur pirate et, souvent, un petit groupe électrogène. "La première semaine de la guerre du Golfe, plus personne n’a travaillé ici, tous l’ont suivie sur Al-Jazira", raconte-t-il, comme si l’accès aux chaînes satellitaires allait de soi. Pour l’heure, Bagdad semble plus proche que Rabat. "On suit aussi sur la BBC, en arabe, ou sur la radio nationale, en tamazight (la langue berbère).". Le rôle des Kurdes dans le conflit irakien lui inspire-t-il des parallèles ? "En politique, se prévaloir de particularismes ethniques, c’est une pensée rétrograde", assène-t-il. Autour de lui, les vieux chefs berbères se triturent la barbe. "De toute façon, c’est une guerre impérialiste, dictée par des intérêts économiques, pour le contrôle du pétrole", conclut Moha Ould Biaâ, pour qui "Saddam Hussein est un héros".

Fils d’un agent de l’Etat, muté en ville, Moha Ould Biaâ a eu le temps de s’imprégner d’idées gauchistes et panarabes. Après l’école à Ouarzazate, il a étudié la théologie islamique à l’université de Fès. "Sans perspective de trouver un travail", il est rentré dans son douar natal, à l’instar d’une quinzaine d’autres "diplômés chômeurs" qui sont revenus à Imilchil. Eduqués, revendicatifs, ces citadins "re-ruralisés" ont été le levain de nouvelles formes de contestation. Ils ont créé un tissu associatif, financé par des ambassades ou ONG étrangères, des agences des Nations unies. L’Allemagne leur a construit un siège, le Japon s’occupe de l’adduction d’eau potable... Ces aides légitiment les "jeunes" aux yeux des chefs traditionnels, qui préservent la maîtrise du complexe Meccano tribal. Le nouveau leadership est d’une redoutable efficacité pour ce qui est des - très nombreux - conflits de terre. Alors que les anciens invoquent des droits de vaine pâture "depuis des temps immémoriaux", les modernes étayent ces dires à coups d’extraits du registre foncier, "certifiés conformes". L’été dernier, un cordon de gendarmes a trié les moutons de cinq douars, qui sont depuis trois ans en bisbille au sujet d’un pâturage convoité...

Au moins, l’Histoire - la grande - n’est-elle plus un cercle fermé, vicieux. Le 16 février dernier, pour la fête musulmane du 40e jour de l’enterrement de Zayd Ouaâboud, un "héros de la Résistance" décédé presque centenaire, le numéro deux de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), Mohamed El-Yazghi, également ministre, s’est spécialement rendu à Imilchil. Sous une tente caïdale, il a prononcé l’éloge du disparu. Lequel, adolescent dans les années 1920, avait fait le coup de feu contre le colonisateur français. En 1973, avec l’un de ses fils, il était de nouveau parmi ceux qui prirent les armes, cette fois contre Hassan II. Arrêtés, nombre d’entre eux furent portés "disparus" pendant de longues années. Zayd Ouaâboud, lui, est revenu. Mais, pendant un quart de siècle, il a ignoré le sort de son fils, jusqu’à ce que la mort de celui-ci, au cours de sa détention au secret, fût reconnue par le Conseil consultatif des droits de l’homme.

Une "indemnisation" a alors été versée au vieux père, peu avant sa disparition. Bénéficiait-elle à l’ancien résistant ou à l’ex-rebelle ? Lequel des deux le ministre Mohamed El-Yazghi est-il venu honorer ? D’ailleurs, le dirigeant socialiste s’est-il déplacé en sa qualité d’ancien partisan de la lutte armée ou de ministre du pouvoir en place qu’il a fini par rallier ? En 1973, soupçonné d’avoir été complice de l’insurrection, Mohamed El-Yazghi fut grièvement blessé par un attentat au colis piégé...

Jeu de bonneteau historique. A Imilchil, il appartient désormais au passé. Certains portent au crédit des gouvernements à participation socialiste des cinq dernières années l’amélioration de leurs conditions de vie. D’autres pensent que seule l’accession au trône de Mohammed VI, en juillet 2000, a sonné le glas de leur "malédiction", due à la "soif de vengeance" d’Hassan II. Tous, cependant, constatent que les travaux publics ont repris, que "l’entraide nationale" a cessé de n’être qu’un slogan, que l’irrigation et la lutte contre la sécheresse ont été relancées. Mais tous sont aussi d’accord pour souligner que les avancées réalisées sont "insuffisantes", "minimales" aux yeux de Moha Ould Biaâ. Comme souvent, les revendications explosent à l’amorce des réformes. Parmi les "infrastructures vitales" réclamées, figure à présent, également, "la couverture GSM", le téléphone portable.

C’en est fini du divorce entre la ville et la campagne. A Imilchil, il y aura bientôt tout ce que l’on peut trouver, ou tout ce dont on regrette l’absence, dans les grandes agglomérations de la côte, dans les quartiers populaires de Tanger ou les bidonvilles de Casablanca. Déjà, la guerre en Irak y est suivie de près, et douloureusement ressentie, comme partout ailleurs dans le royaume. Il existe des sections locales de la plupart des partis politiques, surtout "berbéristes", certes, mais aussi islamistes. Des parlementaires viennent "consulter la base", et Moha Ould Biaâ songe à se présenter, pour le compte de la Gauche socialiste unifiée (GSU), aux prochaines élections communales, en juin. La presse, même à faible tirage, parvient jusque dans ce recoin du territoire national, sans parler de la voie des ondes. Mais, surtout, l’exode rural à rebours que provoque une crise économique persistante aboutit à une fusion des mentalités dont les revenants des villes sont le ferment. Le soir tombé, quand les jeunes gens - la file des filles, d’un côté, celle des garçons, à portée de voix, de l’autre - se lancent des rimes improvisées, comme le firent leurs aïeux, se mêlent aux vers traditionnels des slogans publicitaires entendus à la télévision.

C’en est fini, également, de la carte postale. Ou, plutôt, le recto et le verso s’équilibrent maintenant. L’image est beaucoup moins haute en couleur que le "pèlerinage des fiancés", mais elle n’a plus sur le dos une légende tragique, un message de misère cachée et de haine rentrée. Les deux lacs de larmes, Isli et Tislit, vont-ils s’assécher ? En tout cas, "ceux du bled" et "ceux de la ville" vivent désormais ensemble, appartiennent tous à la même tribu, Aït Imilchil. D’ailleurs, quand on recherche Imilchil sur Internet, on tombe sur le site d’une agence matrimoniale marocaine, mais également sur Akhiam, le nom de l’ONG créée par Moha Ould Biaâ, après son retour de Fès. Est-ce le signe d’un heureux mariage, susceptible d’être béni d’une progéniture aussi nombreuse que prospère ? Ou, dans l’air pur de la montagne, des noces de contestation se préparent-elles ? L’Atlas redeviendra-t-il un volcan ? Il est trop tôt pour le dire. Mais, cette fois-ci, c’est franc jeu. "Je hais les Américains pour ce qu’ils font à Bagdad, dit un habitant d’Imilchil. Mais je leur pardonnerai, s’ils viennent aussi ici imposer la démocratie."

Stephen Smith pour lemonde.fr

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