Interview à Paris Match

29 décembre 2008 - 23h44 - 1996 - Ecrit par : L.A

Hassan II a accordé, le 3 mai 1996, une interview à la revue française "Paris match".

Majesté, après votre hospitalisation au cours d’un voyage aux Etats-Unis et le report de votre visite officielle en France, un certain nombre de rumeurs ont couru sur votre Etat de santé ?

Jugez-en vous-même, Je suis en parfaite forme et, grâce à Dieu, les faits, qui sont têtus ont rapidement fait un sort aux rumeurs dont vous parlez. L’affection respiratoire dont J’ai souffert est aussi une manifestation de la négligence dont J’ai peut-être fait preuve quant à Ma santé. Je suis assez têtu et J’aime beaucoup faire du sport, notamment nager dans ma piscine à n’importe quelle heure.

Mais ce problème de santé ne vous a-t-il pas conduit à vous interroger : vous êtes maintenant au pouvoir depuis trente-cinq ans...

Non, la seule chose qui M’a amené à M’interroger, ce n’est pas Ma maladie, mais Mon hospitalisation. Vous savez, je ne Me rappelle pas avoir été une seule fois enfermé dans une chambre, même pour une très forte grippe. Là, hors de Mon pays, à New-York, Je Me suis retrouvé face à deux médecins qui M’ont dit : "Chez nous c’est ainsi : on ne peut pas vous soigner à l’hôtel, nous vous faisons entrer à l’hôpital". Pour Moi, ce fut vraiment là l’élément insolite. On M’a gardé cinq jours, le temps d’effectuer des radios, de procéder à tous les examens, de doser les cocktails d’antibiotiques, puis on M’a relâché. Quand Je suis rentré des Etats-Unis, il M’a fallu observer une période de convalescence. J’ai proposé au Président Chirac de reporter Ma visite officielle. C’est très bien tombé, car elle devait se dérouler au moment où la grève des transports en France était à son apogée, Je pense même que Nous aurions été dans l’obligation d’annuler le dîner officiel. Rétrospectivement, tout le monde a poussé un "ouf" de soulagement.

Mais ces rumeurs pessimistes continuent de courir aujourd’hui. Comment expliquez-vous que vous suscitiez des commentaires et des réactions aussi passionnées ?

En ce qui concerne ces rumeurs, Je pense que je n’ai pas que des amis. Mes amis sont heureux de constater que les choses continuent, mais les autres voudraient bien que cela cesse. Et puis, il doit exister une certaine jalousie. Je remercie la main de Dieu et les sept fées qui se sont penchées sur Mon berceau, car J’ai dû affronter certains événements extrêmement critiques. Vous savez, au cours de Ma vie, Je Me suis rendu compte que J’étais un homme qui ne provoquait pas l’indifférence. C’est ainsi. Certains M’acceptent et font de Moi leur ami, d’autres ne peuvent pas Me supporter. Entre les deux, rien. Croyez-Moi, c’est quelquefois pénible et J’aimerais bien, parfois, être un "M.-tout-le monde" dont personne ne se rappellerait la conversation.

Majesté, lorsqu’on est, comme vous, depuis tant d’années au pouvoir, est-ce qu’on n’éprouve pas une certaine lassitude ?

Il ne peut absolument pas y avoir de lassitude. Les événements, les gens que vous rencontrez, que vous côtoyer, font que, même si vous travaillez toujours sur la même matière première, votre vie est différente tous les jours et ne change pas seulement au rythme des saisons. Les jours ne se ressemblent pas. Ce qui est également stimulant, c’est que le lendemain peut vous amener parfois à regretter ce que vous avez fait ou décidé la veille, ou contribue, au contraire, à vous encourager.

Quel est aujourd’hui, pour vous, le plus grand enjeu, à la fois dans Votre fonction et pour le Maroc ?

La dignité du marocain à l’abri des aléas quotidiens, de la pauvreté, du chômage.

Justement, si Vous aviez à dessiner les contours de la société marocaine, face à un environnement international qui devient de plus en plus difficile et dangereux, à quoi cela ressemblerait-il ?

Je souhaiterais que Nous restions toujours un pays de taille raisonnable et que Notre démographie soit maîtrisée. Nous sommes 26 millions aujourd’hui, ce qui fait du Maroc un pays doté d’une densité humaine capable de supporter les chocs, de les amortir, mais aussi de relever des défis.

Majesté, comment fait-on, dans l’exercice du pouvoir, pour que l’instinct ne s’émousse pas avec le temps ?

Au départ, il faut disposer d’une qualité : beaucoup de mémoire. C’est ce qui vous permet d’appuyer sur un bouton pour disposer de l’événement le plus proche de celui que vous êtes en train de vivre ou qu’on est en train de vous présenter. Même si les événements ne sont pas comparables, les circonstances, elles, peuvent l’être, et vous pouvez agir immédiatement, en fonction de la disquette que votre mémoire a sortie.

Que Vous inspire la situation actuelle en Algérie, qui reste extrêmement tendue ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la situation en Algérie ne Me réjouit pas. Pour deux raisons : La première est une notion d’éducation. Dans la religion musulmane, on considère son voisin comme le co-propriétaire de sa propre maison. La seconde, cela se voit en biologie ou en agriculture : il est très mauvais d’avoir une épidémie à côté de chez soi. Il n’est pas dans l’intérêt du Maroc que ses voisins soient anémiés ou fatigués. En réalité, Nous avons intérêt que nos trois voisins, l’Algérie, la Mauritanie et l’Espagne, demeurent prospères. Si J’ai un conseil à donner à Mes voisins algériens, Je leur dirais de bien méditer cette maxime du Cardinal de Retz, qui déclarait que la politique est l’art de choisir entre deux gros inconvénients. Cet axiome doit être notre litanie de tous les jours.

Les risques de contagion islamiste au Maroc Vous inquiètent-ils ?

L’islamisme même ne M’inquiète pas, mais l’islamisme agitateur M’inquiète, car, de nos jours, il n’y a plus de guerres entre pays. Le nationalisme est en train de se fondre dans une sorte d’universalisme, le respect que l’on doit à son drapeau est en train de disparaître, de même que l’idée de mourir pour sa patrie. Alors, l’islamisme, confronté à toutes ces tentations, peut devenir quelque chose de dangereux, développant des autodéfenses qui nous sont inconnues, comme certains virus.

Au Maroc, quels seraient les anticorps à développer ?

Quitte à Me répéter : La liberté, pas la licence. L’Islam est religion de liberté et l’Islam est contre l’islamisme.

Partagez Vous le jugement de ceux qui considèrent l’islamisme comme une force de protestation contre les injustices ?

Vous savez, l’idée de l’injustice, l’idée d’être privé de liberté et enchaîné dans sa pensée provoquent quoi ? Vous vous tournez vers Dieu. Vous cherchez l’exégèse de ce que veut Dieu et, forcément vous revenez à son livre, à l’un des trois livres révélés : l’ancien testament, le nouveau testament, le Coran. Vous cherchez la vérité parce que vous vous dites : "Ceux qui gouvernent sont passés à côté de la vérité, ils ont été injustes envers Moi, mais la vraie justice, Je vais la chercher auprès de qui de droit".

Majesté, quel rôle souhaitez-Vous pour la Monarchie à l’avenir ?

Ecoutez, il ne faut pas essayer de mettre en musique ce qui n’est pas susceptible de l’être. C’est obligé de mettre en musique les pouvoirs, les constitutions, mais il faut laisser à l’instinct millénaire du peuple le soin d’aménager son propre pouvoir, de créer son autodéfense. Pour ce qui Me concerne, on ne M’a pas laissé de recette. Mon père -que Dieu ait son âme- M’a seulement dit deux choses : "Ne mentez jamais à votre peuple, car il est trop intelligent et il ne vous croira plus. La deuxième : "Le Maroc est un lion qu’il faut mener avec une ficelle. Avec ça, débrouillez-vous. Bien sur, on m’a laissé un peuple extraordinaire, une histoire millénaire, des secrets. Ce pays secrète lui-même sa propre méthode d’autogouvernement. Quand ça va mal, il crie, quand ça va bien, il ne rit pas aux éclats, mais il est calme. Quand il faut supporter, il supporte, quand il bouge, il bouge dur. Mais Dieu lui a donné le sens de la mesure.

Quels conseils voudriez-Vous laisser à Votre successeur ?

Les mêmes, partant d’un principe pédagogique que J’aime beaucoup et qui était celui des Grecs, à savoir qu’il ne faut pas essayer à tout prix de créer chez l’individu des vertus qu’il n’a pas, mieux vaut cultiver ce qu’il possède.

Après son élection, Jacques Chirac a effectué sa première visite officielle au Maroc. Comment voyez-Vous l’évolution des relations entre votre pays et la France ?

Elles sont excellentes. Il est certain que des rapports confiants, personnels, chauds et cordiaux entre deux chefs d’Etat sont des éléments très importants pour dynamiser et donner leurs forces et leurs formes aux relations entre deux Etats aussi intimement liés que le sont la France et le Maroc. Je suis certain qu’ensemble nous allons créer une nouvelle dynamique pour préparer nos deux pays à une coopération qui résistera à l’épreuve du temps. C’est ce qu’il faut rechercher.

Que vous inspire la situation au Liban ?

Il est maintenant acquis qu’il n’y a pas de "guerre propre".

Que pensez-Vous des difficultés que rencontre le processus de paix ?

La normalisation entre israéliens et palestiniens dans la vie quotidienne reste elle-même déterminante pour la pérennité du processus de paix et demeure le point central de toute la paix du Moyen-Orient. Le jour ou palestiniens et israéliens, toutes religions confondues, vivront ensemble, s’associeront dans le commerce, iront à la même école, joueront dans les mêmes équipes sportives, ce jour-là, Je puis vous assurer que la paix aura acquis sa véritable légitimité et son irréversibilité. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la décision du Conseil National Palestinien de modifier la charte de l’OLP. Et c’est dans la même logique qu’il faut inscrire l’ouverture faite par les travaillistes israéliens, quant à la perspective de voir, demain, un Etat palestinien coexister avec Israël, c’est ce sillon qu’il nous faut continuer de creuser et d’approfondir.

Mais le fossé semble s’être creusé à nouveau ?

On dit chez nous que, quand on veut du miel, on doit se faire résistant à la piqûre des abeilles. Chez vous, on dit qu’il n’y a pas de rose sans épines...

Et si les élections proclamées en Israël aboutissaient à une victoire du Likoud ?

Vous savez, il s’agit d’un problème intérieur dont Je préfère ne pas Me mêler. Mais gardons- Nous, dans ce conflit dont chacun mesure le degré passionnel, de prendre le risque d’affaiblir un processus qui reste vulnérable et fragile. Gardons-nous aussi de toute initiative qui pourrait faire passer ce conflit du politique au religieux .

03/05/1996

Bladi.net Google News Suivez bladi.net sur Google News

Bladi.net sur WhatsApp Suivez bladi.net sur WhatsApp

Sujets associés :

Ces articles devraient vous intéresser :