Avoir 20 ans à la campagne

16 février 2008 - 12h15 - Maroc - Ecrit par : L.A

En plein milieu d’un champ, Abdelhadi, 17 ans à peine, fourche à la main, forme un tas de fessa (trèfle), avec des gestes presque machinaux. “Il a beaucoup plu dernièrement, donc il faut en profiter. Cette fessa servira en partie à nourrir le bétail”. Un petit cheptel constitué de deux vaches et quelques moutons. Ils constituent l’essentiel du patrimoine familial, avec le terrain de quelques milliers de mètres carrés. Aujourd’hui, le jeune homme est resté pour donner un coup de main à ses parents.

Il ne sera donc pas rétribué (ce qui n’empêche pas les statistiques officielles de le considérer comme un actif occupé). “J’ai commencé par garder le bétail, puis, rapidement, je me suis mis au travail dans les champs”. Abdelhadi fait à peu près tout : planter le maïs, tondre le bétail, etc.

Le jeune homme habite à quelques kilomètres au sud de Casablanca, dans l’arrière- pays, entre Médiouna et Oulad Ziane. C’est la pleine campagne, qui apparaît brutalement. Pas de panneau signalétique. Des étendues de verdure “involontaire” à perte de vue, des terres agricoles fertiles, qui ont fait de cette région située dans la Chaouïa “le grenier du Maroc”. La terre fraîchement retournée attire des tayrabgar (hérons pique-bœuf), qui suivent les sillons dessinés par les tracteurs. Pas un immeuble pour défigurer le paysage. C’est le calme plat, presque absolu. Malgré le soleil au zénith, il fait froid en cette après-midi de février. Ici, on vit au rythme des saisons : des étés durs et des hivers rigoureux. “L’été, on se lance au travail dès l’aube, pour profiter de la fraîcheur matinale car, entre 11h et 15 h, le soleil tape trop fort pour travailler”. En période de froid en revanche, il faut attendre la montée de la température pour voir les premiers volontaires se rendre aux champs. Abdelhadi, pour se protéger du froid, enfile pull sur pull, sans faire grand cas des dernières tendances : “Machi mouchkil. Je mets ce qui me tombe sous la main, je m’en fiche un peu, ce n’est pas comme si j’étais de sortie”.

Des yeux d’enfant dans un corps d’adulte

Aujourd’hui, Abdelhadi est seul dans le champ. “Normal, c’est la basse saison. Beaucoup parmi les jeunes sont partis en ville à la recherche d’un emploi dans le bâtiment ou en tant que manutentionnaire”. La nouvelle génération ne le sait pas toujours, mais Casablanca est un ancien fief payant tribut au territoire des Médiouna, village de quelques milliers d’habitants situé sur la route de l’aéroport Mohammed V. Epoque révolue aujourd’hui, c’est Médiouna désormais qui paye son tribut humain, constitué de jeunes paysans qui ont cédé aux sirènes de la grande ville.

Ceux qui choisissent de rester (à la campagne) ne flânent pas pour autant. Abdelhadi ne le sait que trop bien. Malgré son jeune âge, il a les mains rugueuses et une poignée d’homme. Des yeux d’enfant dans un corps d’adulte, un peu comme s’il était passé de l’enfance à la maturité, sans vivre son adolescence. Il est 16 heures, Abdelhadi décide de faire une pause méritée. Il vient de remplir quelques brouettes de fessa. “C’est une promenade de santé comparée au ramassage de la pomme de terre, où il faut rester courbé pendant des heures”. C’est d’ailleurs bientôt la saison des moissons. Abdelhadi renouera avec son travail de Attach (littéralement, qui travaille à la tâche) et vendra ses bras aux plus offrants. “Je gagne ainsi entre 60 à 100 DH par journée de travail. Je donne à ma mère une partie de l’argent que je gagne, en moyenne 200 dirhams par semaine”. Le reste lui servira d’argent de poche. “Je le dépense généralement au café, avec des amis. On se retrouve autour d’une limonade à l’épicerie, c’est notre point de ralliement”. Là, la bande refait le monde, parle de la baisse de régime de Ronaldinho, de l’état de forme de l’équipe préférée. Le Wydad pour certains, le Raja pour d’autres. Pour départager tout ce beau monde, rien de mieux qu’une partie de football improvisée sur un champ de patates laissé en jachère. Reste un inconvénient majeur, les faux rebonds sur une racine pas tout à fait décomposée du féculent.

Les allergiques au sport préfèrent flâner pendant leur temps libre, “en écoutant de la bonne musique si possible”. Abdelhadi préfère le chaâbi mais il ne fait pas l’unanimité parmi ses amis, dont certains ne jurent que par Bigg ou H-Kayne. Du coup, c’est Mohcine, “gérant” de l’épicerie familiale du haut de ses 21 printemps, qui arbitre, selon son humeur. “Normal, il est propriétaire du vieux poste transistor”, plaisante l’un de ses clients.

Aimer sans (se) toucher !

Abdelhadi abandonne souvent ses amis. Pas assez sages à son goût : “Ils se cotisent régulièrement et organisent des soirées arrosées, en compagnie de filles qu’ils vont chercher dans un rayon de 20 kilomètres, à Berrechid. J’évite de traîner avec eux à ces moments-là car les esprits s’échauffent parfois et ça dégénère en bagarres”. Ses moments d’intimité, il préfère les passer avec sa petite amie. Une fois par mois en moyenne, c’est sortie en couple : “J’invite ma copine au café des hanzaza (les m’as-tu vu ?) à Médiouna. C’est le lieu de rencontre des amoureux qui viennent, parfois à pied, de tous les villages satellites”. Et comme tout a un prix, il faut supporter celui du café (six dirhams), qui rappelle qu’on n’est pas si loin de “Casa”, comme disent les jeunes d’ici pour désigner la grande métropole voisine.

Abdelhadi et sa copine Fatima filent le parfait amour depuis trois ans. “On s’est rencontrés sur le chemin de l’école, on fréquentait le même établissement, le seul d’ailleurs, à plusieurs kilomètres à la ronde”. Les deux tourtereaux passent de longues heures au café, en moyenne une à deux fois par semaine. Le reste du temps, ils s’échangent des SMS. “Mais la plupart du temps, c’est elle qui me bipe, et c’est moi qui la rappelle !”, précise Abdelhadi, qui avoue n’avoir jamais “touché” sa copine. “Elle pourrait être ma femme demain, je dois la préserver”.

Cela fait longtemps que Abdelhadi a quitté les bancs de l’école : “Mes résultats étaient plutôt corrects, mais l’école s’arrêtait à la deuxième année de collège. Pour continuer à étudier, il aurait fallu que j’aille m’installer à Berrechid”. Sa sœur, de cinq ans sa cadette, marche sur ses pas. Pas de transport scolaire pour rejoindre l’école, située à une heure de marche du domicile parental. “Qu’il pleuve ou qu’il vente, elle avale chaque jour des kilomètres de route, toujours à pied”. Cela peut parfaitement changer demain… “A la campagne, ce n’est pas le travail qui manque. Ma sœur pourra ramasser le bois, puiser l’eau, traire la vache ou encore pétrir le pain”. Et abandonner l’école, hélas !

Les hommes préfèrent les vaches

La vingtaine à peine entamée, Saïd travaille chez un exploitant agricole. Il manie une machine électrique, une sorte de tondeuse servant à faucher. Une rareté dans la région, où le travail se fait encore avec des outils traditionnels. Mais son patron a investi dans des engins modernes. “Il a les moyens. Ses enfants habitent la ville et travaillent dans un bureau. J’aurais bien aimé faire ça moi aussi, mais c’est trop tard maintenant”. Depuis l’âge de quinze ans, Saïd manie la pelle. “Mais je suis allé à l’école quand même”, raconte-t-il, ponctuant ses phrases par des mots en arabe classique, comme pour le prouver. “J’ai quelques notions en français, mais plutôt à l’écrit. A l’oral, ce n’est pas trop ça, le manque de pratique…”. Quelques années passées sur les bancs d’une école publique, qui lui auront appris à lire, écrire, et compter. La dernière lubie de Saïd ? Surfer sur le Net. “Je m’y suis mis depuis quelque temps. Je fais des recherches sur les insecticides et sur l’irrigation goutte-à-goutte”. Le jeune homme doit aussi consulter quelques sites de rencontre même si, comme il le dit, “c’est juste pour rire”.

En relatant les faits saillants de son existence, Saïd relève le passage remarqué d’une meute de chiens, la queue relevée. “Il ne faut pas se fier aux apparences, ils sont peut-être chétifs, mais ils restent efficaces. Ils ont dissuadé plus d’un voleur”. Particularité du chien rural, il porte rarement un nom. “C’est un animal et rien d’autre. On ne va pas se mettre à baptiser les poules et les vaches aussi !”, plaisante Saïd, qui avoue ne jamais avoir caressé un chien. Seul signe d’affection aux canidés, “un repas quotidien, c’est déjà pas mal, non ?”. Quant aux vaccins et autres délicatesses, ils sont réservés au cheptel. “Une vache qui meurt, c’est un coup du sort pour la famille, il faut donc être aux petits soins pour l’animal”.

17 heures, c’est le moment de la prière. Saïd n’est pas pratiquant, mais il ne boit pas et ne se drogue pas. Pourtant, il pourrait se procurer alcool et kif en allant à Médiouna. La petite bourgade et son souk hebdomadaire, qui constituent une sorte de grande surface en plein air, ne manquent de (presque) rien. “On peut y trouver même du karkoubi (psychotrope)”. L’exercice est d’autant plus facile que les gendarmes se font rares, même si les autorités compensent cette absence par le moqqadem, omniprésent, qui remplit très bien son rôle de moteur de recherche en milieu rural. “C’est un peu normal, les jeunes ont ici le plus grand terrain de jeu au monde. Difficile pour l’autorité de les surveiller. Mais vous savez, à la campagne, tout finit par se savoir”, affirme ce paysan. “ça dépend où. Dans les champs de maïs, les plants font près de deux mètres de haut”, rétorque Saïd, avec l’assurance d’un homme qui en sait long. Et d’enchaîner, railleur : “A la campagne, le problème du bertouch (ndlr : piaule ou chambre à coucher à la disposition des célibataires) ne se pose pas. Certains font leur apprentissage amoureux, par exemple, dans la nature”.

Saïd fait partie du lot (de ceux qui ont reçu des leçons de vie en pleine nature). Mais il a grandi. Aujourd’hui, à 20 ans, il préfère, le week-end venu, se rendre à Casablanca avec sa bande d’amis pour échapper au qu’en-dira-t-on justement : “On préfère aller draguer à Casa, confesse-t-il avec un regard malicieux. La plupart du temps, on se contente de se rincer l’œil, mais ça nous change tout de même”. Et ça (leur) coûte aussi. “Il faut compter au moins 200 dirhams pour un tel voyage”. Saïd et ses amis se mettent sur leur 31 quand ils descendent à Casablanca, l’objectif inavoué étant de passer pour un “garçon de la ville”.

C’est chez la famille installée dans un quartier périphérique de la ville blanche que Saïd élit domicile, le temps d’un week-end. Mais depuis quelque temps, Bouchaïb, son acolyte, lui fausse compagnie, préférant se rendre à Berrechid plutôt qu’à Casablanca. “A Berrechid, tout est moins cher et les filles ne nous prennent pas de haut en nous considérant comme des ploucs”, explique Bouchaïb, sûr de son fait. “D’accord, d’accord, mais ici (à Berrechid) les filles, sont des aâroubiyate”, lui répond Saïd, sans parvenir à étouffer un rire nerveux. “Mais on est des aâroubiya nous aussi, non ?”, s’indigne Bouchaïb…

Entre Oulad et Bnat Ennass

Abdelghani, lui, n’est pas un coureur de jupons. Ce jeune adulte a succombé au charme d’une bent nass devenue son épouse. “Il voulait épouser sa cousine mais son père s’est opposé au mariage, estimant qu’elle n’avait pas un caractère facile, nécessaire pour une future mère de famille”, raconte ce voisin. Depuis, Abdelghani, obligé de se plier au désir paternel, a “consommé” son chagrin d’amour avant de convoler en justes noces… Il n’est pas plus malheureux, aujourd’hui : “Oui, c’est la vie, Oulli Bghaha Allah Hiya Litkoun (que la volonté de Dieu soit)”.

M’hamed, 22 ans, travailleur dans le bâtiment, a trouvé chaussure à son pied en la personne de sa belle-sœur, “une fille du pays”, comme il l’appelle. D’abord ouvrier agricole, il a “gravi” les échelons de la réussite en devenant ouvrier du bâtiment à Berrechid, puis mâalem. “J’ai attendu de pouvoir me prendre en charge, puis j’ai fait part de mon projet à mon père, qui s’est chargé de demander sa main”. Le rôle du paternel est aussi de négocier la dot avec la future belle-famille. Pour la femme de M’hamed, ce sera un cadeau en nature (et de la nature), puisque son futur époux lui offrira une vache.

Depuis, le jeune couple file le parfait amour. Ils ont construit une petite bicoque, moitié en dur, moitié en tôle, “en attendant de pouvoir s’offrir mieux”, sur un terrain prêté par la famille. De leur union sont nés deux enfants. “Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais eu plus d’enfants, mais ça revient cher de nos jours. Il faut les habiller, les nourrir”. Alors que les rentrées d’argent sont irrégulières : “Tenez, pour la fête de l’Aïd, je n’ai même pas pu leur faire de cadeau, ni même acheter le mouton”. La viande est encore un luxe, le menu du (bon) jour, c’est douaz (ragoût à base de légumes). Celui des vaches maigres : thé très sucré et pain, parfois agrémenté d’un peu d’huile d’olive.

Les moutons, les oiseaux, ma femme !

Côté équipement, M’hamed n’a que le strict minimum. “Une chambre, un hammam construit avec des bâches en plastique”. Pas d’électricité ni d’eau courante, comme la plupart des habitants de la région. Le générateur est aussi trop cher pour sa bourse à cause du prix dissuasif du carburant. L’essence, il préfère la réserver pour sa motocyclette, avec leaquelle “il se balade” dans le pays, à la recherche de travail dans le bâtiment. Pourtant, M’hamed aimerait bien se sédentariser et trouver un emploi stable. “A la veille de chaque élection, les partis politiques refont leur apparition. Ils nous bombardent de promesses, nous disent qu’ils nous trouveront du travail, nous installeront l’eau courante et l’électricité, mais ils ne tiennent jamais parole”, raconte-t-il, avec une pointe d’amertume. Contrairement à son épouse qui ne dispose pas de carte d’identité nationale, et encore moins de carte d’électeur (dissuadée par le trajet jusqu’à Berrechid et les formalités administratives), M’hamed a voté aux dernières élections. “C’était pour un Ould L’blad, un fils de la région, qui avait pour symbole un oiseau, mais qui a échoué aux élections !”. M’hamed fait expressément référence à la faune ailée de la région. Et pour cause, plus jeune, il les chassait au lance-pierre. Aujourd’hui, il n’a plus le temps pour ce type de loisir. Son seul péché mignon reste le football, mais il ne dispose d’aucune télévision pour suivre les matchs. Les péripéties de la CAN (Coupe d’Afrique des nations), il aurait pu les suivre chez ses voisins qui disposent d’un poste, mais grands espaces ne riment pas toujours avec paix des ménages : “Les relations ne sont plus au beau fixe. Mes voisins n’ont pas apprécié que mes moutons aillent paître sur leurs champs”.

Des histoires toutes petites, humaines, probablement sans (grand) relief, comme il s’en passe tous les jours des centaines, des milliers, dans les périphéries des grandes villes.

Source : TelQuel - Youssef Ziraoui

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