L’islamisme au Maroc, regard sur un pays en alternance

30 août 2002 - 13h49 - Maroc - Ecrit par :

Il est difficile de comparer, dans un pays comme le Maroc, le changement, réel, qu’a pu constituer la formation d’un gouvernement d’alternance sous Hassan II et celui que représente l’avènement d’un nouveau roi, Mohamed VI, en juillet 1999. Seul le second événement pouvait représenter une rupture. Et ce fut incontestablement, au-delà du circonstanciel, une vraie rupture.

Mohamed VI a marqué les six premiers mois du règne par une série de mesures spectaculaires, comme la levée de mesures de résidence surveillée ou d’exil touchant des personnages comme Abraham Serfaty, ou le chef islamiste Abdeslam Yassine.La libération générale de la parole à laquelle on a assisté a été tout de suite frappante, spectaculaire.

L’Association marocaine des droits de l’Homme et le Forum Vérité et Justice, qui se battent pour une véritable indemnisation-réhabilitation des victimes du temps de Hassan II, ont occupé le devant de la scène civique. Puis la presse, qui commençait à expérimenter une certaine liberté, a véritablement « explosé », n’hésitant plus à traiter des sujets jusque-là interdits ou tabous, publiant des sujets sur la corruption, la prostitution, la crise des élites, les problèmes économiques et sociaux les plus aigus, ou la crise du monde rural.

Tout d’un coup, les journaux se sont mis à parler largement de choses dont on discutait déjà dans des cercles fermés, mais qui n’étaient pas évoquées en public. Il était possible, désormais, d’évoquer, en bien ou en mal, le règne précédent. Le Maroc, tout à coup, pouvait se confronter à tous ses problèmes. Et ce fut d’autant plus frappant que cela a conduit, au moins indirectement, à plusieurs pétitions et manifestations monstres, au même moment, au mois de mars 2000, lesquelles ont permis au pays, enfin, de s’interroger sur deux grandes questions : la place des femmes dans la société et la revendication berbère.

Le coup de frein aux réformes

Mais ces deux dossiers, et avant tout celui des femmes, ont été ensuite mis de côté, même si le débat avait été ouvert. Après mars 2000, et les grandes manifestations de Casablanca et Rabat rassemblant des centaines de milliers de personnes pour ou contre une réforme de la condition féminine, un coup de frein se produit. Dans les cercles politiques ou intellectuels des questions se posent : est-ce la manifestation de l’existence d’une résistance des vieux appareils sécuritaires au sein de l’appareil de l’Etat face aux évolutions ? Est-ce une crainte que, si on ouvre le couvercle à la fois de la mémoire, des moeurs, de l’économie, le processus de démocratisation risque de ne plus être contrôlé ? Une impression se dégage alors, ceux qui disaient qu’il fallait certes une transition vers plus de démocratie, mais une transition très contrôlée, l’avaient emporté. Pendant cette période, de mars 2000 jusqu’à la rentrée de septembre 2001, il est alors fréquent d’entendre des accusations visant Mohamed VI d’avoir choisi l’attentisme, de décevoir l’immense espoir qu’il avait suscité après un début de règne tonitruant. Il s’agissait aussi, peut-être, pour un roi obligé de penser à long terme, dans un pays où l’on privilégie l’histoire et la durée, de gérer le temps, de marquer une permanence face à un processus inéluctable de changement. Un roi, parce que installé pour longtemps, n’est pas un chef de gouvernement, encore plus quand il est jeune comme Mohamed VI. Le Maroc a accumulé des retards très importants dans beaucoup de domaines, l’éducation, l’économie, la vie démocratique. Donc, disaient certains hommes politiques marocains qui se trouvaient surtout dans les rangs socialistes, il faut se montrer patient, se « remettre au niveau », faire des réformes majeures, en tenant compte du processus de mondialisation actuel. Et le coup de frein de mars 2000 correspondait sans doute à une forme d’interrogation sur la façon de concevoir le rythme de ces réformes, donc sur la façon de gérer le temps. Notamment face à des questions externes comme celle des rapports avec l’Europe (jusqu’à quel point faut-il arrimer le Maroc à l’Europe ?), celle du Sahara (des négociations délicates étaient alors en cours sous l’égide de l’ONU), celle des rapports avec l’Algérie (réouverture ou non des frontières, relance ou non de l’UMA). Mais aussi face à des échéances internes : rapports avec les islamistes, statut de la femme, révision ou pas du code électoral pour la préparation des futures élections législatives, prévues pour 2002. Toutes ces questions apparaissaient comme cruciales, pouvant expliquer qu’il soit alors jugé nécessaire de faire une « pause », prendre le temps de la réflexion. Mais ce discours passe difficilement dans une jeunesse impatiente de changements réels, profonds. On ne peut exclure qu’à cet égard, l’expérience algérienne de la fin des années 80 et du début des années 90, même très indirectement, ait pu compter. En Algérie, le mouvement est alors allé très vite, sans véritables réflexions sur toutes les conséquences du processus de démocratisation, après l’effondrement du parti unique FLN (légalisation et multiplication des partis, ouverture du champ médiatique et de la presse, autorisation des manifestations, statut de la femme, place du religieux). Tout a été réalisé ou en tout cas débattu dans une effervescence impressionnante. A tel point qu’il était possible de se demander si l’Etat algérien contrôlait vraiment la situation.

Le résultat a débouché sur l’interruption des élections en 1992, et la remise sur le devant de la scène de l’armée. De quoi s’interroger sur les conséquences éventuelles d’un bouillonnement démocratique mal maîtrisé.Au Maroc, la culture monarchique reste dominante, ce qui signifie aussi une culture du consensus et de la continuité. L’imaginaire politique marocain ne fonctionne pas sur le tempo de la rupture. On peut être au Maroc dans une période de réformes, mais cela ne signifie pas une entrée dans un moment du type « du passé faisons table rase », comme en Algérie.

D’ailleurs, malgré les mesures symboliques fortes prises dès l’avènement de Mohamed VI, la continuité a prévalu d’abord au niveau étatique, avec le même gouvernement. On ne commence que depuis peu à s’attaquer à une certaine réforme du Makhzen, ce système étatique très fermé, opaque, autoritaire, qui n’a pas évolué depuis des lustres.

Pouvoirs et bonne gouvernance

L’avènement de Mohamed VI ne semble pas avoir ouvert de débat fondamental sur l’organisation et la distribution des pouvoirs dans le pays, du moins au sommet, où se trouvent à la fois, en apparent double pouvoir, un gouvernement et le Palais. Il faut garder à l’idée que toutes les tentatives de réformes, surtout politiques, envisagées, des plus petites au plus importantes, peuvent se briser au Maroc non seulement sur les résistances au sein de l’appareil d’Etat, mais aussi sur le roc d’un certain archaïsme, sur le conservatisme de la société. Le rapport à l’autorité ne peut se concevoir que si on l’envisage par rapport à cet état réel de la société.

La pesanteur sociologique n’est pas une expression sans signification au Maroc. Il existe quand même des discussions parfois sur des questions aussi difficiles que le statut du roi (roi arbitre ou roi décideur) et il n’est pas dit que, au fur et à mesure que le Maroc entre dans la modernité politique, il n’inventera pas une formule originale.Mais faut-il de toute façon vraiment se poser pour l’instant en priorité ce genre de question ? Au Maroc aujourd’hui, le problème essentiel reste sans doute moins celui de la distribution des pouvoirs que celui de ce qu’il est convenu d’appeler la bonne gouvernance : comment assainir les finances publiques, lutter contre la corruption, redresser le système éducatif, combattre l’analphabétisme, améliorer le fonctionnement des entreprises, attirer des investissements étrangers, modifier le statut de la femme, régi par la « muduwana », instaurer un nouveau code du travail. Toutes ces questions-là et quelques autres, cruciales pour le pays, ne seront pas tranchées en fonction de discussions autour du statut de la monarchie et de son avenir. La réflexion sur la gouvernance est bien plus fondamentale. Et l’on n’a pas énormément avancé sur ce plan-là. J’ai participé à beaucoup de colloques (ce fut aussi une découverte lors de mon séjour, ce foisonnement des colloques au Maroc !), supposés préparer de grandes réformes, mais ces réformes, la société les attend toujours.La difficulté à réformer au Maroc ne peut uniquement se ramener au conservatisme de la société. Il existe certainement aussi un problème de volonté politique.

Qu’il n’y ait guère ou pas de grandes réformes qui soient réellement appliquées n’est pas seulement lié uniquement à l’archaïsme de la société, ou à la question de la forme du pouvoir. Le roi est celui qui donne les grandes impulsions, le gouvernement agit toujours en concertation avec le palais, il y a peu de hiatus à ce niveau, pas de conflit majeur qui pourrait expliquer la lenteur des réformes Mais il est vrai, en revanche, que le gouvernement, dans une certaine mesure, peut s’appuyer, jouer si l’on peut dire, sur le conservatisme ambiant pour ne pas faire grand-chose d’essentiel. Un cercle vicieux se met en place qu’il faudrait pouvoir rompre.

La difficile relève des générations

Le fait qu’il ne soit pas encore apparu une nouvelle génération de responsables politiques au pouvoir (mis à part le roi) est aussi un handicap pour le pays. La génération de Mohamed VI n’a pas encore pris le pouvoir au Maroc. Le paradoxe veut que le roi soit aujourd’hui beaucoup plus jeune que la totalité des ministres. Dans les élections qui approchent, prévues en septembre 2002, il est difficile de discerner une relève prête à prendre des responsabilités dans les partis politiques. Dans tous les partis pourtant, se posent des problèmes de succession, et des jeunes veulent du changement. Y compris dans la mouvance islamiste. Même si, pour l’instant, cela ne se traduit pas encore au niveau de la répartition des postes. A cet égard aussi, tout change lentement au Maroc.Au-delà de la politique, et mis à part le cas de la presse, le repérage des élites montantes, notamment de jeunes intellectuels qui veulent faire bouger le pays, s’avère problématique.

Cette difficulté de désignation d’intellectuels, dont la parole a une portée incontestable aujourd’hui dans le pays, est sans doute une conséquence de la période des années 1970, celles des « années de plomb ». A ce moment-là, ceux qui avaient 25 ou 30 ans, appartenant au monde politique ou intellectuel, n’ont pas pu s’exprimer, qu’ils aient subi la répression ou qu’ils aient choisi l’exil ou le silence. Ainsi, avant même de pouvoir sauter une génération et passer à la « génération M 6 », le pays doit faire face à la quasi-disparition d’une génération d’intellectuels ou de politiques. Un problème de « chaînon manquant » dans les générations politiques et intellectuelles se pose. Ce qui ne signifie pas qu’il n’est pas possible de rencontrer des gens remarquables. Parmi les historiens ou les sociologues que j’ai pu voir à l’université, je peux citer par exemple Mohamed El Layadi à Casablanca, qui vient de réaliser une enquête très intéressante sur les jeunes et la religion au Maroc. Egalement, le politologue Mohamed Tozi, bien sûr, l’historien Mohamed Ennaji, qui a travaillé sur l’esclavage et brisé des tabous à ce sujet, et d’autres, comme Filali Abdou Ansary, qui anime la revue culturelle Prologues. Ces intellectuels, qui ont autour de cinquante ans, sont écoutés au Maroc. Mais ils ne sont pas si nombreux. Et le faible investissement des chercheurs, notamment en histoire, sur la période contemporaine, explique certainement que ce soit plutôt la presse qui joue un rôle essentiel, avec des « scoops » plus ou moins fiables et souvent mal vérifiés dans la recherche de l’information sur les trente dernières années. C’est aussi souvent dans la presse qu’il est possible de trouver des opinions ou des analyses de Marocains vivant à l’intérieur ou l’extérieur du pays, qui suscitent de vrais débats. Les forces vives, les forces de progrès sur lesquelles pourrait compter le Maroc pour les prochaines années, à l’horizon de cinq, dix ou vingt ans, peuvent se trouver dans les courants qui se développent depuis quelques années. Du côté, par exemple, de la mouvance éclairée autour de l’islamité ou de la berbérité. Mais on peut imaginer aussi que, plus classiquement, un renouvellement des élites se produira au sein des partis, notamment du côté de l’Istiqlal ou de la jeunesse de l’USFP. Mais on en est réduit aux pures conjectures.

Faiblesse d’une vie culturelle

Globalement, on constate une faiblesse de la vie culturelle au Maroc, même si quelques films, comme Ali Zaoua, qui aborde le cruel problème des enfants vivant dans la rue des grandes villes, ont marqué récemment les imaginations. Notamment parce que l’investissement de l’Etat, dans ce domaine, est très peu important. Les efforts pour la production audiovisuelle et la production artistique dans son ensemble restent médiocres. Les lieux culturels sont peu nombreux : faible réseau des salles de cinéma, sans parler du réseau des théâtres et des galeries d’exposition de peinture, absence d’une bibliothèque nationale ou d’un musée national des Beaux-Arts. Le public en est réduit à attendre ce qui vient de temps en temps de l’étranger. Mais ce désintérêt pour l’investissement culturel n’est, hélas, pas propre au Maroc.

L’université marocaine se trouve, elle aussi, dans une situation difficile, possédant peu de moyens. Le taux d’absentéisme des enseignants est important car les salaires des universitaires sont faibles, et beaucoup d’entre eux sont contraints d’avoir d’autres activités ailleurs. Ce qui a évidemment des effets sur la production des chercheurs.

Mais là encore, c’est un problème général dans les pays du Sud, plus qu’un problème spécifiquement marocain. Un dynamisme culturel est néanmoins perceptible dans la peinture avec, par exemple, Kacimi, Belamine et Nabili, littéraire, et dans le domaine littéraire depuis quelques années. Abdelhak Serhane avec le Soleil des obscurs (Seuil, 1993), Fouad Laroui avec les Dents du topographe (Julliard, 1996), et Mahi Binebine avec Cannibales (Fayard, 1999), pratiquent une écriture qui est le reflet de l’esprit ironique, de l’amertume et de la lucidité impitoyable d’un pays qui doute, à la recherche de lui-même.

Par Benjamin Stora , Article paru dans la revue Esprit de février 2002

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