A Lyon, la bataille d’un vieux tirailleur marocain contre l’administration

4 février 2008 - 13h52 - Monde - Ecrit par : L.A

Il se tient droit comme un « i » et dit bonjour en faisant un curieux salut militaire de la main. Abdallah Belfar, 92 ans, ne parle pas un mot de français. Il porte le burnous à capuche bleu pétrole des bergers de l’Atlas qui recouvre plusieurs couches de vêtements. Malgré son âge, il vient de faire un voyage de plusieurs jours depuis le Maroc jusqu’à Lyon. Ancien tirailleur marocain dans l’armée française durant la Seconde guerre mondiale, Abdallah Belfar veut récupérer l’allocation de 600 euros mensuels que l’Etat français lui a finalement accordée il y a dix ans, avant de la lui supprimer subitement l’an dernier.

Pour toucher cette pension, il ne devait pas s’absenter plus de trois mois du territoire français. Or, en 2005, Abdallah Belfar s’est cassé le col du fémur lors d’un pèlerinage à La Mecque. Il est resté neuf mois immobilisé, sans pouvoir revenir en France. Les services administratifs lui ont envoyé des courriers… à son adresse française. Il ne les a jamais reçus. La pension a été supprimée.

Grand sac

Fatigué et malade, Abdallah Belfar n’a pas cherché à comprendre : « J’ai dit, c’est comme ça. ». Et s’est contenté de ses cinq euros mensuels de pension militaire. Jusqu’à ce qu’il raconte son histoire à un émigré marocain en vacances dans sa région. Boualam Azahoum, militant à Lyon dans une association s’occupant, entre autres, du droit des étrangers, le prend sous son aile. Abdallah Belfar lui montre ses papiers. « Il avait précieusement conservé dans un grand sac tous les courriers qu’il avait reçus en France, des prospectus de banque à ses feuilles de retraite d’ancien combattant. J’ai fait un peu de tri. »

C’est ainsi que tous deux ont passé une semaine à tenter de faire entendre le cas Abdallah Belfar auprès des services d’action et de sécurité sociales de Villeurbanne (Rhône). Epreuve de force pour le vieux monsieur. Dans un premier temps, les services sociaux ne veulent rien entendre. Il n’avait qu’à pas quitter le territoire, les règles sont claires.

Boualam Azahoum fait un scandale aux guichets. Demande systématiquement à voir les responsables. Au deuxième rendez-vous, Abdallah Belfar fait un malaise et passe la nuit aux urgences. Son ami, rompu aux subtilités du fonctionnement des administrations françaises, ne lâche pas prise. Il est enfin autorisé à remplir une nouvelle demande d’allocation.

Abdallah Belfar est heureux. Il va - peut-être - redevenir un « immigré », comme il dit. Celui qui peut faire vivre sa famille au pays, faire des cadeaux. Le minimum vieillesse français, environ 600 euros, est l’équivalent du salaire d’un professeur d’université au Maroc. Même si une bonne partie part dans les allers-retours avec la France. Car, pour ne pas être absent plus de trois mois consécutifs du territoire français, tout en conservant sa vie « chez lui », Abdallah Belfar est contraint de multiplier les voyages. Malgré l’âge. Depuis le début des années 90, ils sont entre 1 500 et 2 000 anciens combattants marocains à vivre ainsi. Une partie de l’année en France, à attendre que le temps passe, vivant chichement pour ne pas gaspiller le pécule. Le reste de l’année chez eux, sur leurs terres. Pendant longtemps, Abdallah Belfar n’a rien touché pour ses six années passées dans l’armée française. Armée régulière de 1939 à 1940, puis dans les forces libres jusqu’en 1945, date à laquelle il a pu rentrer chez lui. Il cite de mémoire le nom des officiers sous les ordres desquels il a servi. Son livret militaire, petit carnet aux pages jaunies, attestant de ses différentes affectations durant la guerre, ne l’a jamais quitté.

Dans les années 70, il a appris par d’autres anciens combattants qu’il avait droit à une pension militaire. Il l’a demandée. Le montant est dérisoire (5 euros mensuels actuellement) mais elle est symbolique pour Abdallah Belfar. Mais, c’est surtout à la fin des années 80 que les droits de ces anciens combattants ont radicalement évolué.

En 1986, les lois Pasqua leur ont accordé le droit à un titre de séjour en France avec autorisation de travailler. Sauf que, la plupart n’étaient plus en âge de le faire. Deux ans plus tard, en 1988, le RMI est créé. Grâce à leur titre de séjour, ces vieux messieurs se retrouvent en droit de le toucher. Cela se sait peu à peu.

Taxis collectifs

C’est ainsi qu’au début des années 90, des centaines de vieux Marocains, comme Abdallah Belfar, débarquent en France et commencent cette double vie entre la France et le Maroc. En 1998, le RMI est devenu pour eux le minimum vieillesse. C’est cette dernière allocation qu’Abdallah Belfar est venu demander à Lyon. Puis il est rentré dans ses montagnes. Il a pris « le G9 », l’un de ses taxis collectifs qui relient la France et le Maghreb. Deux jours de voyage dans des conditions de sécurité et de confort minimales - il s’agit de camionnettes - pour le même prix qu’un billet d’avion. Mais Abadallah Belfar ne veut pas voyager autrement. Il a toujours fait ainsi, lorsqu’il était « immigré ». Il peut parler avec d’autres Marocains. Et se sent de toute façon incapable de prendre un avion. Pas son monde. Le seul souci du vieux monsieur, s’il récupère sa pension : combien de temps pourra-t-il continuer à faire ces allers-retours ? Abdallah Belfar veut mourir chez lui.

Libération.fr - Alice Géraud

Bladi.net Google News Suivez bladi.net sur Google News

Bladi.net sur WhatsApp Suivez bladi.net sur WhatsApp

Sujets associés : Lyon - Administration - Histoire - Anciens combattants - Guerre

Ces articles devraient vous intéresser :

Plus de 90 000 fonctionnaires marocains payés à ne rien faire

La ministre déléguée auprès du chef du gouvernement chargée de la Transition numérique et de la réforme de l’administration, Ghita Mezzour, n’a pas souhaité ouvrir une enquête sur le scandale des fonctionnaires fantômes, estimés à plus de 90 000 dans...

Maroc : ces régions oubliées de l’internet

Lors d’un débat organisé par le Parti Authenticité et Modernité (PAM), Ghita Mezzour, ministre de la transition numérique et de la réforme de l’administration, a révélé la part du territoire marocain sans couverture internet.

Maroc : une nouvelle hausse des salaires en discussion

Une nouvelle hausse des salaires pour les fonctionnaires marocaines serait actuellement en discussion au sein du gouvernement. La nouvelle a été confirmée par le ministre de l’Inclusion économique, de la petite entreprise, de l’emploi et des...

Maroc : l’Amazigh reconnue officiellement comme une langue de travail

Les autorités marocaines ont procédé mardi au lancement officiel des procédures qui vont permettre l’intégration de l’Amazigh dans les administrations publiques. La cérémonie a été présidée par le chef du gouvernement Aziz Akhannouch.

Maroc : révision de l’impôt sur le revenu

Le gouvernement marocain, via son porte-parole Mustapha Baitas, a annoncé une révision de l’Impôt sur le revenu (IR) avec pour objectif d’augmenter les revenus des employés et fonctionnaires.

Au Maroc, désormais, le silence de l’administration vaut accord

Suite à la publication par les ministères de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire et de l’urbanisme d’un arrêté conjoint relatif à la simplification des procédures dans le domaine de l’urbanisme, Abdelouafi Laftit a adressé une circulaire aux...

Statut d’auto-entrepreneur au Maroc : après l’euphorie, le flop ?

Lancé en 2015, le statut auto-entrepreneurs semble ne plus être une solution à l’informel et au chômage. Le bilan en est la parfaite illustration.

Maroc : voici les salaires dans la fonction publique

Le rapport sur les ressources humaines annexé au projet de Loi de Finances 2024 indique que le salaire mensuel net moyen dans la fonction publique marocaine a augmenté de 18,08 %, passant de 7 250 dirhams en 2013 à 8 561 dirhams en 2023.

Blanchiment d’argent : Le Maroc serre la vis et ça paye

La lutte contre les activités de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme connaît des progrès significatifs au Maroc. En témoigne le nombre de déclarations de soupçon reçues par l’Autorité nationale du renseignement financier (ANRF) en...

Maroc : conflit au sein des cabinets ministériels

Les membres de cabinets ministériels au Maroc se déchirent sur les prérogatives. À l’origine de ce conflit, le retard observé dans la nomination de nouveaux secrétaires généraux.