Sur le "campus américain" d’Ifrane

14 avril 2003 - 18h56 - Maroc - Ecrit par :

Dans cette université modèle du Moyen Atlas, les étudiants marocains américanophiles ne font pas de vagues sur le conflit.

C’est du déjà-vu, ailleurs : de grands espaces verts entre une multitude de bâtiments de taille variée, mais, tous, dans le style chalet suisse, haut faîtage en grosses poutres et toit en pente raide ; sur des chemins dallés, des jeunes gens, amateurs de l’intellect, qui déambulent, les uns devisant, d’autres perdus en pensées, le cartable serré au corps ; une salle omnisports parfaitement équipée, avec plancher vibrant multicolore et affichage électronique ; une piscine homologuée olympique ; plus de 55 000 ouvrages libres d’accès dans une bibliothèque dont les vrais trésors sont cependant digitaux ; des écrans partout, reliés en haut débit à Internet et aux principales banques de données internationales ; des caméras aussi, pour un circuit vidéo interne qui permet aux étudiants de suivre, depuis leur chambre, un "talk" (débat) ou la conférence d’un "guest speaker" dans l’amphithéâtre de 700 places.

La langue d’Abraham Lincoln et d’Eminem est le "sésame ouvre-toi" de ce parcours d’initiation au monde high-tech, version américaine.
Dans une salle de "trading", huit postes connectés aux principales places boursières du monde servent au grand jeu de la spéculation, simulée en temps réel. Dans le jardin, un bâton coiffant un vague tertre n’est pas la promesse d’un verger, mais un sismographe en réseau avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston, et une université sud-africaine. Dans un pavillon, la modulation d’un rayon laser fait avancer, grâce à une "réflexion totale atténuée", la "nanotechnologie", l’impression de circuits intégrés qui sont de l’épaisseur de 50 atomes empilés. Ici, quand on ne dresse pas des cartes topographiques pour l’"e-tourisme", quand on ne participe pas à un "think tank" pour "l’analyse prospective" ou quand on n’apprend pas au "lab" (laboratoire) une langue plus ou moins exotique, on peut suivre les activités d’une cinquantaine de clubs de sport, de loisirs, plus ésotériques, ou de solidarité, ce dernier s’appelant Hand in hand (la main dans la main).

Ainsi se présente l’université d’Ifrane, perchée à 1 650 mètres d’altitude dans le Moyen Atlas, une clairière dans le massif forestier des cèdres centenaires entre Fès et Meknès. Dire qu’il s’agit d’un campus à l’américaine n’est pas une usurpation : un millier d’étudiants, triés sur le volet, y suivent l’enseignement d’un corps professoral de vingt-trois nationalités, selon les strictes règles du modèle des crédits académiques qui mènent au "bachelor"ou au "master". Les cours sont dispensés en anglais. La sélection, à l’entrée, se fait par l’argent et le mérite. Les frais d’inscription sont de l’ordre de 10 000 euros par an, mais des élèves doués d’origine modeste peuvent obtenir des bourses et prêts bancaires à faible taux d’intérêt. Grâce à des accords conclus avec quarante-quatre universités américaines, mais aussi, dernièrement, avec Sciences Po et d’autres hauts lieux du savoir en Europe et au Japon, des échanges se pratiquent régulièrement. A Ifrane, 7 % des étudiants sont des étrangers, en majorité des Américains.

L’un d’entre eux trouve l’université "quand même indécrottablement marocaine". Il relève que "tout a été câblé ici, en réseau informatique, mais personne n’a pensé à installer un chauffage central", les lieux étant chauffés ? "plus ou moins", selon lui ? à l’aide de radiateurs électriques. A cette altitude, sous la neige pendant quatre mois par an, c’est fâcheux. Tout comme le "flicage"du campus, gardé par deux brigades canines ? "pour la drogue" ? et quelque 150 agents en uniforme noir, formés par la Gendarmerie royale. "On n’a pas le droit d’entrer dans la chambre d’une fille", se plaint ce rejeton d’une culture plus permissive. En revanche, il rit de bon c ?ur de l’un de ses condisciples, le prince Ismaïl, qui peine à laisser sa belle limousine noire sur le parking, à l’entrée, comme tout le monde. "Il avance tant qu’il peut dans la zone piétonne, puis l’abandonne", s’amuse l’Américain, qui raconte comment, à l’arrivée de ce cousin du roi Mohammed VI (et petit frère du "Prince rouge", Hicham Alaoui), "un professeur marocain lui a baisé la main, sens dessus dessous", en signe de soumission traditionnelle. "Can you imagine ?" ("Tu t’imagines ?")

C’est le "clash des civilisations" au quotidien. L’Américaine qui n’a pas pu s’empêcher de boire un Coca en classe pendant le mois de Ramadan s’en souvient. "Un Marocain m’a prise à partie, littéralement agressée !" En face, on s’étonne de la "naïveté" des étrangers. Déjà, l’université d’Ifrane doit être parmi les rares au royaume où les islamistes ne font pas la loi, même si une trentaine d’étudiantes ? "elles n’étaient que trois il y a cinq ans" ? portent désormais le foulard prescrit par le Coran. "Si on nous laissait monter chez les filles, ce serait le bordel ici", admet, en roulant les yeux à cette idée, un étudiant marocain. Or nombre de filles ont été envoyées à Ifrane par des parents soucieux de ne pas les exposer aux tentations d’une cité universitaire française ou d’un "vrai" campus américain. Enfin, pour ce qui est des gardes de sécurité, qui font des heures supplémentaires depuis le 11 septembre 2001, les étudiants étrangers ignorent les messages qui parviennent, y compris par e-mail, à la direction. Les menaces contre "cette enclave américaine", que l’un des expéditeurs prétend pouvoir atteindre au besoin par "des moyens invisibles", sont explicites.

DEPUIS qu’il a pris les rênes de l’université, en 1998, Rachid Benmokhtar Benabdallah ?uvre pour le dialogue des cultures, pour la tolérance, mais aussi pour l’esprit critique. Ancien ministre de l’éducation nationale, à l’origine d’une "Charte" ayant remis en question l’arabisation intégrale et la méthodologie outrageusement mnémotechnique de l’enseignement public au Maroc, cet homme distingué, ingénieur aéronautique de formation, s’emploie à transformer en projet pédagogique viable ce qui, au départ, ne fut que le songe d’un roi. En quête de modernité pour son pays, mais aussi d’une alternative au modèle français, feu Hassan II voulait un "campus américain". En 1993, le naufrage d’un pétrolier au large des côtes marocaines lui fournit les moyens de réaliser son rêve. En effet, pour l’aider à combattre la marée noire, le roi Fahd d’Arabie saoudite lui envoya 50 millions de dollars. Or il plut à Allah d’éloigner les nappes de pétrole par des vents favorables ? et aux deux rois de consacrer les fonds à une université modèle. Ouverte en janvier 1995, celle-ci prit le nom d’Al-Akhawayn, les "deux frères" à qui elle doit son existence.

Les difficultés de démarrage ont été considérables. Maître d’ ?uvre du projet, le secrétariat particulier du défunt roi s’est mêlé de tout, du chantier comme des choix académiques. Il en résultait l’une de ces arabesques politico-administratives qui font les délices ? et, pour certains, le profit ? des responsables marocains. Construits mais jamais ouverts, un hôpital moderne, doté de tout, et un supermarché, restent les témoins muets de ces errements initiaux. Au fil des ans, le président Benmokhtar a ramené à plus d’orthodoxie la gestion d’une université, dont le budget ? 15 millions d’euros par an ? est désormais consacré à 83 % à son fonctionnement, loin de la folie des grandeurs expansives du départ. Cependant, le campus d’Ifrane demeure tributaire, outre des gains d’un fonds patrimonial offert par Hassan II et des sponsors sollicités par lui pour un premier tour de table, d’une dotation royale annuelle et d’une exemption fiscale digne d’une "zone franche éducationnelle", selon le recteur d’une université normale. Dans le conseil d’administration d’Al-Akhawayn, deux conseillers du roi, plusieurs membres du gouvernement, trois présidents de banque, deux PDG de grandes entreprises et l’ambassadeur du Maroc aux Etats-Unis siègent aux côtés, entre autres, d’une ancienne secrétaire d’Etat adjointe de Ronald Reagan, de Jacques Delors et du ministre saoudien de l’éducation supérieure.

Cette tutelle originale vise à garantir, en même temps que le standard international de l’enseignement, une ouverture exceptionnelle sur le monde. Voici, en effet, un millier d’étudiants marocains américanophiles qui se frottent à des professeurs de tous horizons et à des condisciples venus des plus grandes écoles étrangères pour mieux connaître le pays le plus occidental ? dans tous les sens du terme ? du monde arabe. Depuis le 11 septembre 2001 et en pleine guerre irakienne, on s’attendrait à l’effervescence sur le campus d’Ifrane. Mais, du moins à la surface, ce n’est pas le cas. La "blessure", dont parle le président de l’université, reste intime. La "croisade" américaine et la "résistance" irakienne sont suivies par la future élite marocaine comme un feuilleton télévisé, sur Al-Jazira, sans conséquences immédiates pour le quotidien. Pas de sit-in de protestation, pas de brassard blanc en signe de solidarité (comme au plus fort de la deuxième Intifada palestinienne), pas même des éclats de voix entre Arabes musulmans, d’un côté, et Occidentaux chrétiens, de l’autre (sans parler d’une poignée de juifs, dans les deux camps). Alors que le "massacre du peuple frère irakien" est rapporté en direct et en continu sur le petit écran, les étudiants d’Al-Akhawayn font semblant de vivre dans le temple universel d’un savoir incolore.

UN "débat autour d’un podium" a tout de même été organisé. Ce jour-là, se bornant à poser des questions de relance, moins de 150 étudiants ont compté les points entre deux professeurs désignés comme "débattants", un Palestinien naturalisé américain et un Britannique. Comme s’il s’agissait de conforter des clichés, le premier, dans un langage chargé d’émotion, a communiqué son "indignation", tandis que le second, détaché, a disserté sur les précautions méthodologiques à prendre pour ne pas se faire "manipuler". Peine perdue, de part et d’autre. Jusqu’aux Américains dans la salle, nul ne posait de question sans professer, au préalable, sa ferme condamnation de "la guerre de George W. Bush". Quant à la couverture des événements, le président de l’université, également présent, a soupçonné les journalistes sur place d’être "payés pour désinformer". Ainsi, sans que personne ne coupe la parole à quiconque, dans la civilité qui sied à l’échange d’arguments, une heure s’est écoulée sans faire de vagues...

Mais le feu couve sous le lac. Quand ils sont entre eux, les étudiants américains avouent leur ras le bol des incessantes récriminations contre leur pays "par des gens qui ne connaissent pas les Etats-Unis, qui n’ont que des préjugés". Le professeur palestinien en prend pour son grade. Certes, dans les e-mail qu’ils reçoivent de leurs parents, les étudiants décèlent "l’angle très fermé"de la perception américaine. Cependant, comment en discuter avec leurs camarades marocains, dont "certains n’admettent même pas qu’on leur fasse remarquer que la démocratie n’existe dans aucun pays arabe" ? Comment leur dire qu’on "ne verse pas une larme pour Saddam Hussein, qui tue des civils depuis trente ans, sans qu’ils ne s’en soient jamais émus auparavant" ? Enfin, comment leur faire remarquer que leur sainte colère est d’autant plus impuissante qu’ils ne peuvent l’exprimer, sur la place publique, qu’à l’occasion de "démonstrations de la liberté d’expression sponsorisées par l’Etat" ?

Du côté des étudiants marocains, le recel des sentiments est également un trafic florissant. "Il n’y a pas de tolérance face à la boucherie !", fulmine l’un d’eux. "On ne peut pas être tolérant, quand des gens ? nos gens ? se font massacrer." D’autres s’interrogent sur "l’identité arabe" qui, estiment-ils, ne veut "plus rien dire". Jetant quand même un froid autour d’elle, une étudiante raisonne ainsi : "A l’étranger, quand on me pose la question, je dis que je suis marocaine. Cela ne me viendrait pas à l’esprit de me définir comme "arabe". En fait, qu’est-ce que j’en ai à faire des autres Arabes ?" Sans aller aussi loin, tous sont d’accord pour reconnaître que "le panarabisme à la Nasser, ou sous la forme laïque du baasisme à l’irakienne, est aujourd’hui mort et enterré". Et plusieurs acquiescent quand l’un d’eux affirme que "l’unité se fait désormais par la religion". "Comment ?, sursaute cependant un étudiant, beaucoup d’entre nous ne prient même pas !" Un instant de gêne. "Mais ils devraient...", murmure le premier. On préfère alors se séparer. Quand elle est invisible, entre Marocains, la frontière religieuse divise encore davantage qu’entre musulmans d’un côté, et chrétiens ou juifs de l’autre. C’est la nuance qui trahit, par exemple celle qui distingue un châle d’un foulard...

Le Monde
édition à paraître du 15.04.2003

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