Traditions juives au Maroc : Les mystères des Hilloulas

13 juin 2007 - 00h00 - Culture - Ecrit par : L.A

C’est un petit chemin au milieu des oliviers qui mène vers le village de Draâ. Il est difficile d’accès et est constitué en grande partie d’une piste non goudronnée. Depuis le mercredi 23 mai, des barrages de gendarmes sont installés sur la route qui mène vers ce chemin. La raison : des pèlerins juifs venus de plusieurs villes du Maroc et même d’Israël et de France se sont donnés rendez-vous dans ce petit patelin se trouvant à 15 kilomètre de la ville de Demnate (à 90 kilomètres de Marrakech).

La communauté juive se rend depuis des années à ce lieu pour organiser une Hilloula, appellation donnée aux moussems juifs qui sont comme les moussems musulmans, des cérémonies organisés à la mémoire d’un saint.

La dernière Hilloula en date concerne le saint David Draâ. Elle a eu lieu du 23 au 27 mai dans le village de Draâ. Pourquoi ce village ? « C’est là où se trouve la tombe du saint qui est décédé il y a 700 ans », répond le Hazzan (Rabbin) Isaac Ammar.

Au Maroc, une dizaine de saints sont vénérés par la communauté juive au Maroc. Or, selon le représentant de la communauté juive à Marrakech-Essaouira, Jacky Kadoch, il en existe environ 300 à travers le Royaume.

Les Hilloula, nous explique-t-il, ont été instaurées dans les rites hébreux pour « la commémoration de "Lag Ba Omer", jour du décès du grand rabbin et saint Chimon Bar Yohaï. Puis, cette date est devenue une occasion d’honorer la mémoire de tous les saints juifs dans le monde. Faisant de même ici au Maroc, nous organisons une série de Hilloula chaque année en différents endroits et en différentes dates », précise le président de la communauté juive à Marrakech-Essaouira.

Draâ sous haute surveillance

L’accès au village de Draâ est très surveillé durant les jours de la Hilloula. Dès qu’il a stationné, le chauffeur de la voiture qui nous a mené au lieu du moussem juif a été aussitôt interpellé par un gendarme. Ce dernier a ensuite demandé aux passagers (le journaliste du Reporter et deux docteurs chercheurs) leur carte d’identité et les raisons de leur arrivée au village. C’est le représentant de la communauté juive qui lui a signalé qu’il s’agissait de visiteurs qu’il attendait.

En plus des gendarmes et d’autres éléments des forces axillaires, le khalifa du village était également sur les lieux prenant note de tout... A l’entrée du village se trouve une vielle école talmudique en délabrement.

A l’intérieur du village, plus aucun juif n’est parmi les habitants. Ce sont des villageois musulmans berbères qui gardent la synagogue et le mausolée du saint David Draâ, connu aussi sous le nom de « Moul Nakhla Khadra » (l’homme au palmier vert). Le saint doit ce surnom à un petit palmier qui pousse au dessus de son tombeau. Hassan, le principal gardien du mausolée et son frère ont hérité leur fonction de leur père.

La synagogue et le mausolée ont été réhabilités il y a quelques mois. Les signes des travaux, encore apparents, le prouvent. Des pèlerins ont séjourné au village Draâ durant toute la période du moussem, du 24 au 27 mai. D’autres sont venus après, certains sont partis avant... L’essentiel pour eux est de visiter le mausolée au moins une fois par an. « Par exemple, Serge Berdugo, président de la communauté juive au Maroc, même s’il n’est pas venu durant ce moussem, il a déjà visité le saint il y a quelques mois ... », souligne un des pèlerins.

Un camping ouvert aux pèlerins

C’est dans une sorte de camping que les pèlerins viennent, en famille, assister au moussem. Certains ont même installé des tentes où passer la nuit. Les visiteurs se débrouillent pour préparer leur repas. Les villageois leur vendent du pain, des œufs... Des tables sont placées à l’extérieur pour ceux qui veulent les utiliser pour manger ou pour siroter une boisson en plein aire. De nuit, le comité d’organisation a prévu l’éclairage des lieux. Les pèlerins se disent heureux que le raccordement au réseau de l’eau potable soit fait. « Cela nous évite de devoir acheminer l’eau dans des citernes comme auparavant », souligne l’un d’eux.

Certains pèlerins s’allongent à même le sol. Ce qui n’empêche pas l’un d’eux à penser, à haute voix, à rendre le camping plus confortable et moderne comme c’est le cas dans d’autres marabouts où la communauté juive a installé des bungalows pour les fidèles. « Les locataires de ces bungalows payent simplement une contribution symbolique qui sert à l’entretien », a précisé le Hazzan (rabbin) Isaac Ammar venu de Casablanca. Ce dernier résidait, dans le passé, dans la région de Demnate.

Le rituel

Les pratiques exercées par les pèlerins juifs durant les jours que dure le moussem sont similaires à ce qui se passe lors des autres Hilloula., nous précise Hassan Majdi, un jeune chercheur qui étudie depuis longtemps le « culte des saints juifs ».

Avant de prendre le départ pour le pèlerinage, le fidèle prend soin de se purifier. Il procède aux ablutions rituelles, se coupe les ongles et parfois même il s’impose le jeûne. « La femme qui est en période menstruelle est considérée comme impure. Elle ne peut pas être présente sur le territoire saint et doit quitter immédiatement les lieux, sous peine de provoquer la tempête ou l’orage.

Le port de maquillage dans des lieux saints est déconseillé. En plus de ces désagréments climatiques qui expriment la colère du saint, la femme impure qui vient en pèlerinage se met en danger de mort, et ce, pendant les huit jours qui suivent Hilloula. Elle peut causer aussi la mort de son mari ou de ses enfants.

De même, toute femme présente à Hilloula est tenue de s’habiller chastement : une robe tombant aux pieds, des manches longues et un foulard couvrant les cheveux... », précise Hassan Majdi.

Une fois arrivés au sanctuaire, les pèlerins procèdent d’abord à des aménagements d’ordre logistique. Puis, ils se dirigent vers le tombeau pour un premier recueillement devant le saint. Près de la tombe, un groupe de lecteurs -des professionnels en la matière- récite des psaumes.

Le rituel de l’allumage des cierges près de la tombe n’est omis par aucun des visiteurs pendant le pèlerinage. Tout près du saint, certains apportent aussi du couscous ou d’autres plats. Cette nourriture, appelée par la communauté juive « maârouf », est consommée sur place par des pèlerins et des indigents du village. L’abattage rituel est l’une des plus importantes cérémonies qui sont religieusement respectées lors du pèlerinage. De la volaille, des moutons, des chèvres parfois des vaches ou des bœufs sont abattus. C’est le rabbin qui procède à l’abattage. Dès que la bête égorgée est proclamée « kesherah » (conforme aux rites), les fidèles se mettent à chanter et poussent des cris de joie...

D’autres pratiques sont également fréquentes aux alentours de la sépulture du saint. Par exemple, les visiteurs prient, chantent, dansent,... « C’est le célèbre chanteur Pinhass qui a animé, avec son groupe de musiciens, l’une des soirées qu’on a organisé dans le mausolée. Il l’a fait à titre gracieux comme il le fait assez souvent », a déclaré Jacky Kadoch.

Le comité d’organisation, parfois les pèlerins eux-mêmes, louent les services des villageois (des musulmans) pour toute la période du moussem pour approvisionner les pèlerins en animaux destinés à l’abattage, en bois de combustion et autres aliments et articles nécessaires pour les festivités...

Lors de leurs veillées religieuses, les visiteurs (hommes et femmes) déposent de l’eau ou de l’huile sur la tombe du saint. Ces matières devront servir par la suite, le plus souvent durant toute l’année, de remèdes. Des bijoux ou des pièces de monnaie sont également déposées à côté de l’eau et de l’huile. La joaillerie est destinée à être portée ultérieurement comme des médaillons porte-bonheur...

Vente aux enchères

L’un des moments forts de la Hilloula est la vente aux enchères des bougies et des verres d’alcool « au nom du saint ». L’adjudicataire de chaque cierge reçoit généralement à titre gracieux un verre d’alcool. « Les fidèles s’entassent dans le sanctuaire et leur enthousiasme s’intensifie au fur et à mesure de la montée des offres. La vente du premier cierge suscite toujours de nombreuses surenchères car, dit-on, il a la vertu d’attirer plus particulièrement l’attention du saint... », nous précise Hassan Majdi.

Après la vente d’une première quantité de bougies, la communauté procède aux enchères d’autres séries de cierges au nom d’autres saints. Les revenus sont affectés à la caisse du sanctuaire. Les bougies qui honorent les autres saints sont achetées par les fidèles qui vouent un attachement à ces saints. Le public accompagne les enchères par des cris de joie, des chants, des danses et des prières. Un gigantesque brasier de cire brûle prés de la tombe du saint et les fidèles en extase l’alimentent sans cesse en y jetant des paquets entiers de bougie. Dans les différents rituels, la communauté juive tient à faire participer les plus jeunes. C’est de la sorte que les Hilloulas se perpétuent de génération en génération.

Des saints communs entre musulmans et juifs

L’étude des cultes des saints montre l’existence d’une vénération, manifeste ou parfois cachée, des saints juifs par des Musulmans. Les juifs aussi, de leur côté vénèrent des saints musulmans. Par leurs traditions, ils essayent de rattacher ces saints au judaïsme. « Ces tentatives de "judaïsation" nous montrent que les juifs sont loin de reconnaître ouvertement qu’ils vénèrent un saint qui n’est pas des leurs. Ce qui n’est pas le cas pour les musulmans », explique le chercheur Hassan Majdi.

En ce qui concerne les Marocains musulmans, ils invoquent les saints juifs et implorent leur secours, surtout dans le domaine de la guérison. Ils visitent alors des lieux saints juifs, seuls ou accompagnés d’amis juifs. Dans certains cas, ils adressent leurs invocations par l’intermédiaire de leurs voisins juifs.

Hassan Majdi recense environ 90 saints juifs vénérés par des musulmans. Il dresse également une deuxième liste de 36 saints revendiqués à la fois par les musulmans et par les juifs.

Hassan Majdi, chercheur : « Les cultes des saints juifs ressemblent aux cultes des musulmans »

« Le culte des saints et les pèlerinages des juifs au Maroc » est le sujet de recherche du jeune chercheur Hassan Majdi pour l’obtention de son doctorat. Menant des recherches sur le sujet pendant des mois, il commence à connaître par cœur les pratiques de la communauté juive, ses cultes, ses rites... A travers cet entretien, Hassan Majdi explique le phénomène des saints juifs au Maroc.

Pouvez-vous nous donner une idée sur le phénomène des Hilloulah au Maroc ?

Le culte des saints chez les Juifs du Maroc, comme chez les Musulmans du Maroc naît d’une idée toute simple : le croyant se considère comme étant très loin de l’essence suprême de Dieu qui lui est inaccessible. Cette distance spirituelle et physique à la fois, détermine aux yeux du croyant l’attitude de Dieu envers lui. La quantité des mortels qui ont recours à l’aide divine est innombrable, mais l’homme en détresse n’est pas toujours sûr que Dieu se souvienne de lui pour l’exaucer. Il a donc recours à l’intercession d’une personnalité célèbre dont les vertus exceptionnelles la rapprochent de Dieu et dont les qualités humaines sont communes aux mortels.

De nos jours encore, les juifs du Maroc croient obstinément au pouvoir d’intercession de nombreux rabbins, -appelés Rabbi- remarqués pour leur pouvoir, leur vie exemplaire et leur bienveillance à l’égard d’autrui. Ils visitent tout au long de l’année les sanctuaires de grandes célébrités hagiographique, tel Amran Ben Diwan, Moulay Ighli, David Draâ, Umosheh, R.david ben Barukh.... Mais c’est surtout pour la commémoration de la hilloulah qu’une multitude de pèlerins afflue aux sanctuaires... C’est un événement religieux et social qui occupe une place de choix dans le cycle annuel de la vie juive marocaine.

Le séjour dans les sanctuaires pendant les festivités annuelles (Hilloulot) dure généralement sept jours.

Y aurait-il des similitudes entre le culte des saints musulmans et celui des saints juifs ?

Les cultes des saints juifs présentent une évidente analogie avec les cultes maraboutiques des musulmans. Les cultes des saints juifs s’étaient développés du XVII au XIXème siècle, avec un léger décalage par rapport aux marabouts (XVI siècle). Les communautés juive et musulmane présentent en général des traits communs mais aussi des particularités spécifiques, surtout en ce qui concerne la personnalité du saint. La quantité des marabouts chez les Musulmans surpasse considérablement celle des saints juifs et en diffère par la complexité de leurs types...

La coexistence harmonieuse et millénaire des Juifs et des Musulmans du Maroc et leur recours indépendant au même phénomène culturel, ont donné naissance à des usages communs, sans que chacun des deux groupes ait pour cela renoncé à son droit de cultiver séparément des voies personnelles et fonctionnelles dans la création de ses saints.

Les caractéristiques spécifiquement juives que comporte le culte des saints juifs au Maroc sont les références à la cabbale, la non transmission de la baraka aux descendants du saint et l’absence de toute dimension politique.

Au cours de vos recherches, quelles sont, selon vous, les découvertes qui sont les plus surprenantes ?

Ce qui m’a beaucoup frappé c’est l’existence de nos jours encore d’une vénération des saints juifs par les Musulmans. Des saints qui sont encore invoqués et dont le secours est toujours implorés, surtout dans le domaine de la guérison...

Les Juifs aussi, de leur côté, vouent de l’admiration à quelques saints musulmans. Ils visitent les sanctuaires musulmans ouvertement, quand cela leur est permis, et en cachette dans le cas contraire...

Pourquoi avez-vous décidé de consacrer vos recherches au culte des saints juifs au Maroc ?

J’ai d’abord choisi la dimension judéo-marocaine comme une base de recherche car les juifs marocains font partie de notre mémoire. Ils sont une composante de notre identité culturelle. Il est indispensable de réhabiliter et de reconnaître leur patrimoine culturel comme acteur indépassable de la diversité humaine et culturelle du Maroc...

Quant au culte des saints chez les Juifs du Maroc, en bref, c’est un phénomène important, passionnant, complexe... C’est un univers qu’on doit explorer, c’est une mémoire millénaire vécue sur le sol marocain qu’on doit reconstituer...

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées lors de vos recherches ?

La recherche scientifique au Maroc, surtout les sujets qui renvoient à la mémoire collective ne bénéficient pas de financement. Les chercheurs non affiliés à des laboratoires à l’étranger ou travaillant déjà dans une université consacrent le plus clair de leur temps à tenter de trouver les moyens pour réaliser leurs recherches. Ce qui se répercute sur la qualité des résultats de leurs travaux.

Mon cas personnel ne fait pas exception. Je suis tellement occupé par mes obligations professionnelles pour subvenir aux besoins de ma famille que j’arrive difficilement à honorer mes engagements envers mes professeurs encadrant.

Le Reporter - Brahim Mokhliss

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Sujets associés : Histoire - Judaïsme marocain

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