Interview au quotidien français "Le Figaro"

30 décembre 2008 - 00h27 - 1996 - Ecrit par : L.A

Hassan II a accordé une interview au quotidien parisien "Le Figaro" qu’il a publiée en deux parties, dans ses éditions du lundi 29 et mardi 30 avril 1996.

On dit qu’une nouvelle lune de miel commence entre le Maroc et la France.

Pourquoi ça ?

Il y a bien eu une petite brouille.

Avec la France para-officielle, il y a eu, c’est vrai, quelques malentendus. Mais avec la France officielle, Je n’ai jamais eu le moindre problème. Je dois à la vérité de la dire.

Il paraît que Vous Vous entendez très bien avec Jacques Chirac.

Depuis fort longtemps. Nous sommes des amis de vingt ans. Notre entente s’est forgée de façon très désintéressée. Que Je sache, le Maire de Paris n’avait pas besoin du Roi du Maroc et le Roi du Maroc n’avait pas besoin du Maire de Paris. Or, pendant vingt ans, nous avons cheminé ensemble, nous nous sommes appuyés l’un sur l’autre, politiquement et sentimentalement.

Comment cette amitié est-elle née ?

C’est une affaire d’éducation.

Que voulez-Vous dire ?

Le Président de la République française est un homme très soucieux des bonnes manières et de la bonne éducation. Je le suis tout autant. Si, plus de quarante ans après, on a gardé les bonnes mœurs que vous ont apprises votre gouvernante ou vos éducateurs, ça veut dire que vous êtes un homme qui a de la mémoire. Quand un homme a de la mémoire, il a du respect, de la reconnaissance et de la fidélité. Voilà pourquoi J’ai dit que notre amitié est une affaire d’éducation.

Quel a été le déclic entre vous ?

Nous avons grandi chacun dans l’ombre de deux compagnons de la libération qui nous ont inculquées leurs valeurs morales et patriotiques.

A qui faites-Vous allusion ?

Au général De Gaulle et à Mon père, tous deux compagnons de la libération. Ils ont été nos points de repères.

Qu’attend le Maroc de Jacques Chirac ?

Vous savez, on n’est pas forcément l’ami de quelqu’un parce qu’on attend quelque chose de lui.

Mais vous attendez bien quelque chose ?

J’attends de lui qu’il me réponde si Je frappe à sa porte, comme il sait pertinemment que Je répondrais s’il frappe à la mienne.

Il y a aussi beaucoup de Marocains qui frappent à la porte de la France. Pensez-Vous que la France a une bon ne politique d’immigration ?

Là, nous changeons de sujet (sourire). Je ne partage pas la frustration que peuvent éprouver les non-Européens qui, de ce côté-ci de la Méditerranée, rêvent de libre circulation. Nous ne pouvons pas à la fois défendre notre identité ici et la dissoudre ailleurs, dans l’immigration.

Vous avez toujours été contre l’immigration.

En principe, Je suis contre. Mais il y a une forme d’immigration que Je comprends tout à fait. Mon père, que Dieu ait son âme, a inauguré un hôpital islamique à Bobigny, en 1945. A l’époque, il y avait déjà beaucoup de Marocains là-bas. Ils travaillaient dans les ateliers et revenaient ensuite de ce côté-ci de la Méditerranée pour participer à la formation des Marocains. Pour nous, l’immigration, ça ne consiste pas à s’expatrier pour tendre la main ou chercher sa pitance : c’est partir apprendre ailleurs avant de revenir au pays pour enseigner aux autres. Les Marocains ne sont pas des émigrants.

Comment expliquez-Vous que les Français préfèrent les immigrés marocains aux immigrés algériens ?

Je ne suis pas expert-psychiatre et Je connais mal l’inconscient collectif des Français. Mais il est clair que l’Algérie et le Maroc n’ont pas eu la même histoire avec vous.

Pour reprendre la même métaphore, il y a des années que Vous frappez à la porte de l’Europe. Pensez-Vous qu’elle vous sera un jour entrebâillée ?

Disons que l’Europe à la porte de laquelle J’ai frappé a cessé d’exister. C’était l’Europe des neuf. Il était bien plus difficile de construire celle-ci que d’édifier l’Europe des Douze. Comme elle est élargie, elle sera forcément décentralisée.

Comptez-Vous sur Jacques Chirac pour plaider la cause du Maroc auprès de la nouvelle Europe ?

Je voudrais rappeler à la nouvelle Europe qu’il y a quatre points cardinaux, et non pas un ou deux, comme elle paraît souvent le croire. Que l’Europe regarde à l’Ouest, pour voir ce qui vient des Etats-Unis et, au-delà, du Japon, c’est tout à fait normal. Elle ne se tourne pas vers le Nord et Je le comprends : de ce côté-là, l’espace est limité, car on arrive tout de suite en Laponie. Qu’elle s’intéresse davantage à ce qui se passe à l’est du continent, on doit l’admettre, mais que ce ne soit pas au détriment du Sud.

Ouvrir la porte de l’Europe au Maroc, n’est-ce pas ouvrir la porte au Maghreb, à la Turquie et à tous leurs immigrés ?

Pas forcément si nous frappons à la porte de l’Europe, ce n’est pas pour développer l’immigration, mais pour la stopper. Par le développement économique. En attendant, Je suis partisan de SAS de sécurité qui permettent de contrôler l’immigration. Le premier SAS, c’est celui des contrats de travail. Si on me disait que demain, le ministre de l’Intérieur renvoyait dans leur pays six cents Marocains en situation illégale. Cela ne toucherait pas un millimètre carré d’épiderme patriotique chez moi.

Faut-il considérer que vous donnez à Jean-Louis Debré l’autorisation de renvoyer chez Vous des charters d’immigrés clandestins ?

Jean-Louis Debré ou un autre, Je le répète : Cela m’est égal, Je l’ai dit aux Marocains : "Respectez la loi, ne vous mêlez pas des affaires franco-françaises, ça ne nous regarde pas". En revanche, quand un Marocain est en possession d’un contrat de travail, J’entends qu’on respecte sa personne et ses droits. Il faut maintenir sur des bases de confiance mutuelle les échanges entre nos deux pays. Qu’on le sache : toute la main-d’œuvre qui sera maintenue chez nous grâce à des transferts de technologies ou à un apprentissage dans votre pays, ce sera autant d’immigration en moins pour l’Europe.

Jacques Chirac entend réaffirmer la présence française. Comment jugez-Vous sa politique arabe ?

Je vois qu’il bouge. Il m’est apparu que ses contacts arabes étaient solides. Je crois que son action peut être positive.

Pensez-Vous que la France peut à nouveau exister au Proche-Orient ?

Oui, parce que Jacques Chirac a le sens de la mesure. Il sait que la France n’est pas un deus ex machina.

Vous êtes entré dans le processus de paix au Proche-Orient depuis un quart de siècle ...

Non, Je ne suis pas entré dans le processus de paix, J’ai voulu la paix, ce qui n’est pas la même chose.

Vous conviendrez que vous avez été un peu une plaque tournante du monde arabe.

Disons que J’ai essayé d’être un conseiller avare de ses conseils, car on en donne toujours trop et ils sont souvent mauvais.

Après les raids d’Israël contre le Hezbollah et le massacre de Cana, êtes-Vous inquiet pour le processus de paix ?

Il n’y a pas de guerre propre et Je regrette profondément qu’à Tel-Aviv, on ait succombé à cette tragique illusion. Le processus de paix a été mis en danger depuis fort longtemps déjà. Il est comme un enfant, vous savez. Il ne peut être à l’abri des maladies infantiles et mortelles. A partir du meurtre du Premier ministre Rabin, on a vu apparaître un nouveau danger. Il y a des moments où les extrémismes se rejoignent, Je veux parler des extrémismes arabe et juif. Momentanément, pour un objectif donné, pour le contrat du Dr. Faust avec le diable, quitte à s’entredéchirer ensuite. C’est là où tous les croyants, Musulmans et Juifs, doivent se tourner vers Dieu et lever les mains vers le Ciel en lui demandant de nous sauver.

Ce sera d’autant plus facile que les Juifs et les Musulmans ont le même Dieu, comme les Chrétiens d’ailleurs.

Tout à fait, il y a quand même une grande différence entre les Musulmans et les Juifs, d’une part, et les Chrétiens de l’autre, c’est que les Juifs et les Musulmans n’ont pas admis la laïcité. Le jour où on l’admettra, on sera fichus, Juifs compris. Mais c’est une autre histoire.

Voulez-Vous dire que Vous Vous sentez plus proche des Juifs que des Chrétiens ?

Si l’on regarde les mœurs, c’est évident. A chaque moment de leur vie, les Musulmans et les Juifs doivent suivre les préceptes du pater familias qui est là-haut.

Les Chrétiens aussi ?

Oui, mais vous, vous pratiquez l’union libre.

Et alors ? Est-ce mieux de prendre plusieurs femmes comme le font tant de Musulmans ?

On épouse peut être deux ou trois femmes, mais, nous autres, on passe toujours devant le juge pour légaliser la situation.

Allons ... Le Pape n’est quand même pas si laxiste que Vous le croyez.

Sans doute. Mais revenons au processus de paix. Il faut prier, Je le répète, pour empêcher le désastre. Le risque d’un changement de majorité n’est pas - et c’est un euphémisme - de meilleur augure pour le processus de paix.

Il ne restera plus qu’à faire la guerre des 6 jours.

Cette fois, elle ne durera pas 6 jours. Peut être moins longtemps parce qu’il peut y avoir des armes chimiques d’un côté et des armes atomiques d’un autre. Quant aux retombées, elles dureront plus longtemps.

Un seul pays combat aujourd’hui le processus de paix. C’est l’Iran. Pensez-Vous qu’il soit en mesure de bloquer le mouvement ?

Je ne veux pas condamner l’Iran. Les Iraniens sont des Musulmans et on ne doit pas condamner ceux qui disent que "N’est Dieu qu’Allah et Son Prophète". Au sur plus, ils ne sont pas tous, loin de là, des intégristes , fous du sang des autres. Parlons des intégristes, justement, il y en a beaucoup. Si tous les pays du Proche-Orient adoptaient à leur endroit la même attitude morale, spirituelle et politique, Je puis vous assurer que la thèse iranienne que vous évoquez ne rencontrerait aucun écho. Mais il y a des trous sur le front et les intégristes en profitent.

Quand tout sera réglé au Proche-Orient, il restera toujours la question de Jérusalem. Vous, qui présidez le comité de Jérusalem, comment voyez-Vous la solution ?

A chaque fois que des visiteurs palestiniens, Musulmans, Israéliens ou Chrétiens Me posent la question, Je réponds toujours de la même façon : "S’il vous plaît, soyez gentils, mettez-vous d’accord avec moi pour ne soulever le problème qu’à la fin du processus de paix". Si l’on veut réussir, il n’y a pas d’autre méthode.

Voulez-Vous dire que l’affaire de Jérusalem est une bombe qui peut tout faire sauter ?

Exactement. Je ne renie rien de mes convictions sur Jérusalem. Mais Je pense que l’on peut attendre pour en parler. On ne peut pas poser un toit sur des colonnes qui ne sont pas encore sèches et un ciment qui n’a pas pris, alors que les fondations ne sont même pas terminées.

Vous plaidez depuis des lustres pour un Islam modéré, mais n’avez-Vous pas le sentiment qu’il est en train de se radicaliser, du moins aux yeux des Occidentaux qui commencent souvent à le sataniser ?

Il y a deux dangers. D’abord, la radicalisation. L’lslam n’a pas de clergé. Il l’a même interdit. Pour devenir Musulman, il n’y a pas de rites à observer, il suffit de faire ses ablutions avant de se tourner vers Dieu en disant : "Ô Dieu, Ô seigneur, il n’y a que Toi, et Mohammed est Ton Prophète et le dernier des Prophètes". Donc, il n’y a pas de rites. Dans leur canton suisse ou au fin fond des Etats Unis, beaucoup de fidèles prononcent ces paroles en toute bonne foi sans savoir ce qu’elles signifient. Le Musulman a un rapport direct avec Dieu. C’est ce qui fait l’universalité de notre religion. Mais c’est aussi un danger : on peut lui donner toutes les interprétations. Ensuite, le deuxième danger, c’est ce que vous appelez la satanisation. Nous les Musulmans, pour devenir ce que nous sommes, nous sommes allés nous frotter à la culture occidentale, qu’elle soit européenne ou américaine. Nous connaissons bien vos religions. Vous ne connaissez rien de la nôtre.

L’Occident est quand même fasciné par l’Orient.

Non, non ... comparez le nombre d’Arabes qui connaissent votre langue et le nombre de Français qui connaissent la nôtre. Notre baccalauréat, nous l’avons passé en français ou en anglais. Nous sommes allés vers vous par nécessité, pour entrer à l’université ou obtenir un diplôme. Nous avons donc été obligés d’étudier votre culture. Nous n’ignorons rien de Jésus et de Marie, même si nous avons déjà fait leur connaissance en lisant le Coran qui en parle. Mais vous, que connaissez-vous de notre religion ? La grande cassure est là, voyez-vous. Nous savons presque tout de vous, mais vous ne savez presque rien de nous.

Ne peut-on pas dire qu’il y a beaucoup de violence dans le Coran, même s’il y a beaucoup d’amour ?

Je ne veux pas entrer dans des considérations sur les religions, mais il faut replacer celles-ci dans leur contexte historique et théologique. La religion juive peut être violente, car elle est conquérante. La religion chrétienne n’est pas violente, car elle est réformiste. La religion musulmane se devait d’être un peu violente, car elle est également conquérante. Bon. Comme Je ne veux pas être désagréable, Je ne parlerai pas de l’inquisition ou de la Saint-Barthélemy, mais Je maintiens que le Christ est un réformiste, un Prophète réformiste.

Est-ce que Mahomet a vraiment apporté quelque chose par rapport à Moïse ?

Tous les exégètes vous le diront. Mahomet a apporté quelque chose de plus : la législation. Tout le code civil arabe est dans le Coran. Celui-ci établit la façon de se marier, d’hériter, d’avoir des enfants ...

N’avez-Vous pas le sentiment que l’intégrisme islamique est en train de devenir une idéologie alternative, comme naguère le communisme ?

Non, malheureusement. J’ai l’impression que tout individu qui veut donner un semblant de justification à sa folie dit : "Je suis intégriste". Il s’accroche à l’Islam pour couvrir son aliénation.

Quelle est, d’après-Vous, la meilleure façon de lut ter contre l’intégrisme ?

La liberté et un enseignement judicieusement dispensé. C’est l’abêtissement qui conduit à l’intégrisme.

Craignez-Vous que l’intégrisme se développe au Maroc ?

L’histoire du Maroc est émaillée de crises intégristes.

Il n’est pas le seul dans ce cas, les pays arabes ont l’habitude.

Chez nous, c’est récurrent. Chaque siècle a eu son épidémie d’intégrisme. Avant, le phénomène se produisait en vase-clos. Aujourd’hui, avec l’audiovisuel, il peut se propager plus facilement. Le Maroc devra faire attention : le fanatisme est une sorte d’abêtissement. Blaise Pascal disait que pour croire il faut savoir plier et s’abêtir. C’est peut-être vrai pour l’individu. Mais, pour ma part, Je n’admets pas cet abêtissement quand il devient collectif.

Est-ce la tentation intégriste qui explique la malédiction économique qui, à part le Maroc et deux ou trois exceptions, pèse sur les pays musulmans ?

Non, c’est le manque de liberté.

N’y a-t-il pas une sorte de malédiction islamique ?

Non, comme Je connais mes Marocains et mes Marocaines, savez-vous quels seront les remparts contre l’intégrisme si, à Dieu ne plaise, la vague continuait à grandir ? Ce seront nos intellectuels et les femmes marocaines.

Comme en Algérie ?

Plus qu’en Algérie. Ici les femmes ont toujours eu plus de liberté. Elles ont beaucoup d’acquis qu’elles défendront.

Les femmes iraniennes avaient beaucoup d’acquis. Avez-Vous vu le résultat ?

J’ai toujours dit que la femme iranienne avait trahi la cause de la femme musulmane, car elle avait tout de suite baissé les bras.

Donc il n’y a pas de fatalité intégriste ?

Non.

Les meilleurs alliés de l’intégrisme, on l’a vu en Iran, ce sont la corruption et les inégalités sociales. Quelle leçon en tirez-Vous pour le Maroc ?

La corruption a toujours existé. Comme disait mon professeur de droit, s’il n’y avait pas de receleurs, il n’y aurait pas de voleurs.

Mais, quand Vous avez une croissance économique comme au Maroc, la corruption est forcément plus importante que dans des pays qui stagnent ?

La corruption est malheureusement un élément récurrent et permanent de la composante humaine. Il faut donc la combattre par deux moyens. D’abord, l’éducation. Mais Je n’y crois pas trop. Ensuite, la législation. Mais elle ne suffit pas. Il faut aller sur le terrain, contrôler, voir comment ça marche, ouvrir le capot et réparer ou sanctionner.

N’avez-Vous pas l’impression que la corruption est un mal qui gangrène le Maroc ?

Pour être florissante, toute économie doit être fondée sur la rectitude, la qualité et la compétitivité. Si l’on n’y prend garde, la corruption peut entraver le développement. Surtout ici, car, contrairement à d’autres, nous n’avons pas de manne céleste comme le pétrole. Nous n’avons qu’une richesse, mais elle est exposée aux aléas climatiques. C’est l’agriculture.

La meilleure façon de lutter contre la corruption, n’est-ce pas d’imposer la démocratie et la transparence ?

Comment peut-on parler de transparence dans un pays où tant de petits commerces ne tiennent pas de comptabilité ? C’est absurde. Où voyez-vous le rapport avec la démocratie dans les cas d’enrichissements sans cause qui ont été jugés par les tribunaux ? C’est encore absurde. Les Européens aiment expliquer nos problèmes de corruption par un prétendu "manque de démocratie", mais vous avez les mêmes problèmes, que Je sache, et vous ne doutez pas d’être en démocratie.

Vous êtes au pouvoir depuis trente-cinq ans. Or la durée engendre toujours l’usure du pouvoir et la corruption...

Je vous arrête... Ce n’est pas moi qui suis usé, ce sont les gens qui vont tous les jours avec moi au combat qui sont usés. C’est pourquoi J’amène tous les jours des équipes nouvelles.

Donc Vous connaissez quand même l’alternance au Maroc ?

Est-ce que Je vous parais usé ? (grand sourire)

Comment concevez-Vous Votre rôle ? Est-ce celui d’un chef moderniste ou d’un prince oriental ?

Disons que Je suis un homme de culture orientale, qui cherche à mener mon pays vers le modernisme. Un modernisme qui ne nous fasse pas perdre notre identité, mais qui nous permette d’avancer à la même vitesse que les autres pays. Voilà ce que Je veux.

En quoi consiste le métier de Roi, en dehors de changer les têtes de temps en temps ?

Je sonne le rappel tous les matins. Certains arrivent clopin-clopant, d’autres sont tout frais.

Vous êtes l’aiguillon ?

Je suis là, de faction, matin, midi et soir, ne sachant pas ce que le lendemain va apporter. Je m’attends toujours à ce qu’on m’appelle au téléphone pour me dire que quelque chose ne va pas. Pas seulement sur le plan intérieur, mais aussi sur le plan international. J’estime aussi que Je me dois de donner l’exemple. C’est pourquoi, tout en restant critique envers moi-même, Je m’efforce d’être le juste parmi les justes, le bon parmi les bons, le charitable parmi les charitables...

Bref, Vous entendez cumuler vos fonctions de Roi avec celles de chef de l’opposition ?

N’oubliez pas que J’ai fait de l’opposition, du temps de mon père. Avec son accord, mais ceci est une autre histoire. Je serais très heureux que, dans ce pays, la majorité comme l’opposition se portent bien. En cas de crise grave, un pays doit pouvoir passer, au pied levé, d’un alternateur à un autre. C’est ce qu’on appelle l’alternance.

N’est ce pas le meilleur des systèmes ?

Bien sûr. Pour ne pas tomber en panne de courant, un pays a besoin de deux alternateurs.

Autrement dit, d’une droite et d’une gauche.

Si vous voulez... dans votre système, quand l’exécutif gouverne avec un parti qui n’est pas le sien, c’est castrateur : vous appelez ça la cohabitation, dans le système de la Monarchie constitutionnelle qui est le nôtre, la chose se passe mieux : c’est à la fois commode et enrichissant.

Parce que le Maroc n’est pas une monarchie absolue ?

Objectivement, ma Constitution est là. Prenons un exemple : Je ne peux plus passer de traité de façon, disons, secrète. Fut ce pour le plus grand bien de mon pays. Souvent, le secret est nécessaire. Eh bien, désormais, il me faut déballer ce que J’ai dans ma valise : chaque fois qu’un traité peut avoir une conséquence financière sur le pays, il doit être approuvé par le Parlement. Vous voyez, Je ne suis pas le patron absolu, même dans le domaine réservé des affaires étrangères.

Il y a au Maroc un ministère des droits de l’Homme. Etes-Vous content de Votre ministre ?

C’est le ministre de la Justice qui fait l’intérim, mais enfin le ministère, grâce à Dieu, existe, ainsi que le Conseil consultatif des droits de l’Homme. Je suis content parce que tous les jours on découvre des aspects nouveaux des droits de l’Homme. La législation est en pleine évolution.

Vous avez libéré, il y a deux ans, 424 prisonniers politiques. En reste-t-il encore ? Sa

Non. Mais ces prisonniers là n’étaient pas politiques à mes yeux. Ils pensaient que le Sahara n’était pas marocain. Or, pour moi, c’est l’Alsace-Lorraine. C’est déjà bien qu’ils aient été condamnés à la prison sans être passés devant le Tribunal militaire.

Si tout va bien au Maroc, comment expliquez-Vous que certains intellectuels français Vous attaquent tant sur la question des droits de l’Homme

En trente-cinq ans, on se fait beaucoup d’ennemis. Surtout quand on n’a pas commis les erreurs de tant de pays du Tiers-monde qui, au nom du "socialisme scientifique" ont enfermé leurs peuples derrière les barbelés de leurs échecs économiques. Ceux qui me critiquent le plus aujourd’hui, furent naguère leurs laudateurs les plus enfiévrés. Je leur rappelle leur défaite intellectuelle. Je suis leur mauvaise conscience. Qu’on fasse donc la comparaison avec leurs anciens "modèles de développement", basés, contrairement au Maroc, sur le parti unique et l’industrie lourde. Sur le plan de la croissance économique et des droits de l’Homme, le Maroc est largement gagnant. Ceux-là, je les renverrais à ce qu’on nous apprenait en classe de philosophie au sujet du mythe de la caverne.

Qu’est-ce que le mythe de la caverne ?

Si ma mémoire est bonne, il a été inventé par Platon pour ridiculiser ses adversaires, il expliquait que les gens vivaient dans l’obscurantisme qu’ils entretenaient en eux-mêmes.

Il y a six ans, la publication du livre de Gilles Perrault "Notre ami le Roi" a provoqué une crise grave entre la France et le Maroc. Ne pensez-Vous pas que cet ouvrage a finalement eu un effet bénéfique en crevant l’abcès ?

Il faut que Je fasse effort sur moi pour me rappeler qu’il y a eu un livre qui s’appelait "Notre ami le Roi".

L’avez-Vous lu ?

Non. De même que l’auteur n’a jamais fait l’effort de mettre les pieds au Maroc, ce qu’il reconnaît d’ailleurs, Je ne lui ai jamais fait l’honneur de lire son livre.

N’était-il pas salutaire que Gilles Perrault mette le doigt sur nos divergences et ouvre, en France, le débat sur le Maroc ?

Non. Ce qui est salutaire, c’est qu’en 1991, il ait été poursuivi, à la demande du chef d’état-major des armées, pour atteinte au moral de l’armée de son propre pays.

Pourquoi êtes-Vous toujours aussi dur avec vos adversaires ?

Que vous puissiez dire cela montre une grave lacune dans votre culture. Je suis dur avec ceux qui sont injustes avec moi, mais jamais envers mes adversaires. Je leur ai même toujours pardonné. Vous savez, on m’a mis à Madagascar pendant les quatre meilleures années de ma vie, on a cassé mes études, on m’a envoyé là bas pour y pourrir, m’y marier et y mourir. C’était sous le gouvernement de Joseph Laniel, du temps de la IVème République, François Mitterrand avait alors démissionné de son poste de ministre. Je n’en ai pas voulu à la France de m’avoir envoyé là-bas. Ce que Je ne pardonne pas, c’est le mensonge.

Pourquoi alors n’avez-Vous pas pardonné aux enfants d’Oufkir qui ont longtemps payé pour leur père ?

Je suis un homme comme les autres. J’ai mes défauts, mais Je crois que, si J’ai un point faible, c’est que J’ai un cœur trop bon.

Qu’avez-Vous appris depuis Votre arrivée sur le Trône ?

Qu’il ne faut jamais répondre de personne, même pas de son oreiller.

Voulez-Vous dire que Vous n’avez confiance en personne ?

Il m’arrive d’avoir confiance. Mais, Je le répète, Je garde un œil sur tout, y compris sur mon oreiller.

Vous avez souvent été déçu ?

Oh, comme Je suis, par fonction, confesseur, Je suis tenu par le secret du confessionnal.

Qui Vous a déçu le plus ? Le général Oufkir ?

Non, non, Je ne veux pas mettre de nom, disons l’homme en général.

Depuis le début de votre règne, de quoi êtes-Vous le plus fier ?

De la Marche Verte : 350.000 hommes, la plus grande armée du monde jamais mobilisée en l’espace de trois mois. Elle n’a pas porté une seule arme. Elle n’a pas perdu un seul homme, au contraire, elle a enregistré onze naissances parce que des femmes nous avaient caché qu’elles étaient enceintes pour marcher avec nous. Elle nous a permis de recouvrer le tiers de notre territoire sans une goutte de sang, avec le Coran dans la main droite et le drapeau marocain dans la main gauche. Même les armées de Mongolie n’avaient jamais été si nombreuses.

Avez-Vous un regret ?

Emporté par la jeunesse et le mouvement, Je n’ai pas fait attention au fait que les hommes vieillissaient, et ça m’a parfois amené à faire de mauvais calculs.

Pensez-Vous avoir gardé des gens trop longtemps auprès de Vous ?

Oui. Quand on travaille ensemble, il n’y a plus ni Roi, ni ministre, ni conseiller. Il n’est plus question de protocole. Chacun prend son stylo et se tâche un peu les doigts. On se comprend sans se parler, on lit les pensées les uns des autres. On vit dans la fraternité et elle cache la routine. Je ne suis pas de ceux qui sont ingrats envers ceux qui les ont servis. Je suis humain...

... Mais Vous êtes aussi très craint ?

Non, Je ne suis pas dur, Je le répète. Chez nous, il y a un mot qui définit bien le sentiment que Je crois inspirer. C’est l’"Hiba", c’est-à-dire l’autorité naturelle, une sorte de respect qui mélange charisme et affection. On dira : "Attention, il ne faut pas que Sa Majesté l’apprenne". Non pas parce que Je vais envoyer le fautif en prison, mais par ce que Je risque de ne pas être content ou bien déçu.

De tous les reproches qu’on Vous fait, lequel Vous paraît le plus injuste ?

Celui qui me paraît le plus injuste, c’est de penser que Je suis un homme égoïste et possessif.

Ne Vous fait-on pas ce reproche parce que Vous êtes Roi et homme d’affaires ?

Si c’était le cas, vous en auriez entendu parler, et plutôt deux fois qu’une. On ne m’a jamais fait de cadeau.

Vous êtes un grand propriétaire terrien ?

Oui, mais J’en ai le droit. Tout est enregistré au cadastre, J’ai hérité le tout de mon père, J’ai acheté des propriétés, Je distribue des salaires, Je participe à l’exportation de nos produits agricoles, J’ai des fermes expérimentales dans lesquelles Je dépense moi-même mon propre argent.

Après un si long règne, qu’aimeriez-Vous que l’on dise de Vous ?

Jusqu’à présent, J’ai été la cible de tous ceux qui se sont trompés, ils ne me pardonnent pas d’avoir refusé de mettre le Maroc en bleu de chauffe et de le faire marcher au pas cadencé. J’étais celui qui dérangeait, le miroir de leurs échecs. On en veut toujours à ceux qui ont réussi. Mes délateurs seraient probablement moins nombreux si J’avais échoué dans mon projet pour le Maroc. Aujourd’hui, Je crois qu’on a compris que J’aime les hommes, même si Je les connais bien. Pourrait-on vivre sans aimer ?

29/04/1996

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