Mohammed VI et les Marocaines

19 octobre 2003 - 01h44 - Maroc - Ecrit par :

Le règne de Mohammed VI commence. Après quatre années sans surprise, le roi bouscule la tradition, dépoussière des textes que l’on disait immuables, et impose une réforme de fond. Le sujet n’est pas insignifiant : le changement concerne le statut de la femme, sa place dans la société marocaine.

Aujourd’hui, face à la loi, la femme est un être inférieur à l’homme, dépourvu des droits élémentaires. Après le discours du souverain prononcé vendredi 10 octobre, à l’occasion de l’ouverture de la session d’automne du Parlement, un rééquilibrage est en vue qui, s’il est entériné par les élus, modifiera en profondeur la société. Doté d’un nouveau code de la famille, le Maroc se rapprochera de la Tunisie, où la répudiation et la polygamie sont interdites depuis 1956, laissant l’Algérie loin derrière.

La femme marocaine pouvait être répudiée d’un mot par le mari et jetée à la rue. A l’avenir, la répudiation comme le divorce ne seront plus des prérogatives de l’époux, mais des actes judiciaires ouvrant droit à des compensations financières. La polygamie subsiste mais est rendue si contraignante qu’elle paraît condamnée à disparaître. Une femme devait avoir la caution de son père ou d’un de ses frères avant d’épouser un homme. Cette tutelle disparaît tout comme la règle qui fixait à 15 ans pour la femme - mais 18 ans pour le garçon - l’âge légal du mariage.

Ce ne sont là que quelques-unes des grandes lignes du projet dont le Parlement va débattre à l’automne, et qu’il va probablement adopter à l’unanimité. Elles donnent la mesure du changement voulu par Mohammed VI. Le moindre n’est pas que, désormais, la place de la femme dans la société quitte le champ religieux pour entrer dans l’orbite du politique. L’audace de la réforme proposée a surpris tant elle contraste avec la frilosité des premières années du règne. Jusqu’à présent, Mohammed VI s’est inscrit dans le droit-fil des années "libérales" de la fin du règne de Hassan II.

C’est incontestable dans le domaine économique où le modèle de l’économie de marché (désengagement de l’Etat, démantèlement des barrières tarifaires avec l’Europe) reste le credo du régime. La politique étrangère obéit, elle aussi, à la continuité. Allié historique de l’Occident - et en particulier des Etats-Unis -, le Maroc fait, comme du temps de Hassan II, de la récupération des "provinces du Sud", c’est-à-dire du Sahara, la priorité des priorités de sa diplomatie. L’emprise du passé est également visible en politique intérieure. Le Palais royal n’a rien cédé au gouvernement de ses prérogatives - au contraire - ni favorisé le renforcement des partis politiques. Quant aux libertés publiques, elles restent fragiles.

La modification annoncée du statut de la femme marque, elle, une rupture incontestable. Qui l’a inspirée ? L’opacité dans laquelle baigne le Palais royal, le cheminement mystérieux des circuits de décision brouillent la vision extérieure. Pourtant, dans ce brouillard, deux figures émergent : celle de Zoulikha Nasri, une conseillère du roi, et celle du ministre des habous (les biens religieux) et des affaires islamiques, Ahmed Toufiq. Ce sont eux les architectes du nouveau code de la famille, qu’ils ont conçu à partir du travail d’une commission où toutes les sensibilités du royaume étaient représentées.

Le moment choisi pour annoncer la réforme, en revanche, s’explique aisément. Depuis les attentats du 16 mai à Casablanca, les islamistes marocains ont adopté un profil bas. Accusés par la classe politique - notamment une partie de la gauche socialiste - de porter une "responsabilité morale" dans les actes terroristes, sommés de "demander pardon" pour un acte qu’ils ont pourtant condamné, les "barbus" du Parti de la justice et du développement (PJD), la première formation de l’opposition au Parlement, ne sont plus en position de contester une politique qui va à contre-courant de leurs convictions. Le temps n’est pas si loin où un responsable du parti expliquait que repousser l’âge du mariage à 18 ans, c’était encourager les rapports sexuels précoces ; que le mariage est une "relation entre deux familles autant que l’union de deux personnes de sexe opposé" ; que la polygamie, "si elle ne doit pas être encouragée", peut parfois être un "moindre mal" pour une femme qui risque d’être délaissée par des hommes au naturel volage.

Les dizaines de victimes de Casablanca ont contraint le PJD à se renier. Dès le lendemain du discours royal, le parti islamique a apporté son "soutien" au projet dont il juge que les "fondements" sont "conformes aux prescriptions de la religion". En truffant son intervention devant le Parlement de références aux textes sacrés de la religion musulmane, Mohammed VI a facilité leur conversion.

Si les islamistes du PJD sont dans une situation inconfortable, la gauche marocaine aurait tort de pavoiser. Arrivé à la tête du "gouvernement d’alternance" en 1998, le premier ministre de l’époque, Abderrahmane Youssoufi, avait fait de la promotion de la femme une de ses priorités.

Celle-ci est vite passée au second plan. Incapable d’imposer un catalogue de mesures concoctées avec l’appui de la Banque mondiale - ce qui les rendait inacceptables aux yeux des islamis- tes -, l’équipe dirigeante a préféré, non sans hypocrisie, lâcher le dossier et confier au roi, commandeur des croyants, le soin de trancher. C’était il y a trois ans.

Depuis lors, Mohammed VI donnait l’impression de tergiverser. Aux femmes, il tenait des propos séduisants. "Comment espérer atteindre le progrès et la prospérité alors que les femmes (...) voient leurs intérêts bafoués ?", s’interroge-t-il un jour. A une autre occasion, le roi revendique pour elles "un traitement plus juste et équitable dans tous les domaines de la vie nationale". Plus tard, il promet de "rendre justice à la femme marocaine". Autant de propos soigneusement contrebalancés par des rappels au respect de la tradition et de la religion et qui ajoutaient à la confusion.

Pendant ce temps, des commissions, réunissant partisans et adversaires d’une modification du code de la famille, œuvraient à l’ombre du Palais royal. De leurs travaux est sorti un document de synthèse dont le roi s’est inspiré pour afficher ses "directives". Le résultat est spectaculaire. Il reste au souverain à faire preuve d’une audace identique sur les autres sujets qui entravent le développement du Maroc.

Jean-Pierre Tuquoi - Le Monde

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