Naima Azough : "50 % des jeunes néerlandais d’origine marocaine se sentent étrangers"

27 juin 2005 - 22h37 - Monde - Ecrit par :

Pour rencontrer Naima Azough, il faut aller au siège du Parlement à Den Haag, La Haye en français, la capitale administrative des Pays-Bas et chef-lieu de la province de Hollande Méridionale, située dans l’ouest du pays. Née à Asdif dans la région de Taghazout, Naima Azough, âgée de 32 ans, est membre de GroenLinks, le parti vert du gauche, axant ses priorités d’abord sur les questions écologiques. De vocation progressiste également, Naima Azough défend les droits des citoyens dans une dimension cosmopolite, accordant une place de choix aux minorités.

Vous êtes musulmane , d’origine marocaine et fille d’émigrants qui est devenue membre du Parlement aux Pays-Bas. Racontez-nous cette aventure ?
Naima Azough : Les événements du 11 septembre suivis de l’assassinat en mai 2002 du politicien Pim Fortuyn qui mettait l’index sur l’Islam et les immigrants par un défenseur du droit des animaux, ont empoisonné l’atmosphère aux Pays-Bas, engendrant un chaos total de l’échiquier politique. Les formations politiques se sont alors déchirées et un fossé entre la classe dirigeante et les électeurs s’est creusé, au point que les élections ont été recommencées en janvier 2003.

J’ai été membre du Parlement depuis 2002 jusqu’à 2003, et avec le renouvellement des élections, mon parti n’a eu droit qu’à trois sièges et comme j’étais en quatrième position et par conséquent j’ai perdu mon travail. A ce moment-là, je suis devenue journaliste produisant des programmes culturels pour les télévisions néerlandaises, et plus précisément pour la chaîne "Dialogue". Subitement, un collègue a quitté le Parlement pour des raisons de santé, et depuis mars 2004 j’ai repris mon ancien job, dirigeant toute mon énergie sur deux objectifs : l’éducation et l’intégration. J’estime que chacun devrait avoir une bonne éducation pour acquérir les capacités adéquates pour être un citoyen capable de subvenir à ses besoins, et en même temps être productif dans la société.

L’intégration, quant à elle, est sensée conduire les émigrés à sentir qu’ils sont chez eux et de chasser complètement les idées obscures liées à la crise identitaire par laquelle ils passent. Ils doivent être fiers d’être Hollandais, ils ont des droits et des devoirs et ils font partie de cette culture cosmopolite qui est le nouveau visage des Pays-Bas. Quant au fait que je sois une femme, musulmane et d’origine marocaine, je dois reconnaître que lorsque vous travaillez dans un milieu qui connaît mal les émigrés vous avez tendance à vous battre continuellement. Des fois, c’est difficile et des fois c’est douloureux, mais je pense que c’est nécessaire.

Parfois, on me répète que je dois représenter la communauté marocaine, je réponds "non". Je représente ceux qui partagent mes opinions et je soutiens ceux qui ont besoin de travail, d’éducation et je suis entièrement disponible pour aider les personnes âgées. En revanche, je ne représente pas les gens qui se confinent dans des discours obscurantistes, refusant de me parler sous prétexte que je ne porte pas le voile. En même temps, comme a dit Voltaire, je les défendrai pour avoir le droit d’exister, d’avoir la liberté d’expression et de pratiquer la religion comme ils l’entendent.

La semaine dernière, vous avez évoqué au Parlement les résultats d’une étude réalisée dans le milieu de l’enseignement primaire, mettant l’index sur la recrudescence de l’agressivité, la violence et la haine des enfants, partageant les enfants néerlandais, notamment dans 4 écoles, en deux clans, celui des enfants musulmans face à un autre composé d’enfants non musulmans…
On ne peut pas rester indifférent au fait que 50% des jeunes néerlandais d’origine marocaine croient fermement que leur avenir est obscur, vivant de surcroît un sentiment d’insécurité qui les pousse à se sentir étrangers.

Aux Pays-Bas, on a longtemps mis sur le banc des accusés, les émigrés, dénigrant leurs compétences et les rendant responsables de tous les maux de la société. Aujourd’hui, nous ne devons aucunement être étonnés de leur réaction qui parfois prend une ampleur alarmiste. Ils pensent qu’ils ne partagent ni valeurs humaines, ni religion avec la société dans laquelle ils vivent, et ils s’identifient plus facilement avec la communauté musulmane. Je pense que c’est une réaction humaine résultant de plusieurs années de frustration, de colère et de confusion. La majeure partie des jeunes ont tourné leur dos à la société et se cantonnent à visionner la chaîne arabe, Al-Jazira, et surfer sur les sites Internet où l’Islam est radicalisé. Il est urgent que les Pays-Bas changent de politique en tenant compte qu’ils sont désormais une société multiculturelle, composée de plusieurs ethnies, et qu’aucune solution ne pourrait être atteinte dans un climat hystérique.

Des raisons socioculturelles sont responsables de ce chaos, et je noterai que globalement la société néerlandaise vit actuellement une crise identitaire.
La plupart des Néerlandais se plaignent de la présence de beaucoup d’étrangers et ils ne sont pas contents de leur quotidien, regardant dans un miroir qui leur reflète l’image des émigrés, et qu’ils estiment ne pas être la leur. Ils mettent en l’occurrence sur le devant de la scène la communauté marocaine qui ne leur ressemble en rien, mettant la lumière sur le fait que les hommes et les femmes ne jouissent pas des mêmes droits. Ceci dit, il faut que les jeunes néerlandais d’origine marocaine cessent de s’attarder sur les aspects négatifs présents dans leur quotidien, et optimiser plutôt leur énergie sur les facteurs qui leur donneront confiance en leur avenir, tout en cultivant le sentiment d’appartenance à cette société.

Toutefois, le gouvernement actuel est appelé à exorciser son islamophobie, et prendre des mesures drastiques pour réprimander les compagnies néerlandaises qui exercent de la discrimination et refusent ouvertement d’embaucher les jeunes originaires de la communauté marocaine. Un mois plutôt, il y a eu un rapport expliquant que les compagnies auront besoin dans les 10 années prochaines de 40.000 personnes.

Il est vital aujourd’hui de faire confiance au potentiel existant et ouvrir la porte à la communauté marocaine et turque. Egalement, ce gouvernement n’octroie pas les moyens budgétaires nécessaires qui conduiront à la réussite de la stratégie de l’intégration qui n’est autre que l’éducation. Il a réduit le budget de l’éducation de 50% en comparaison avec celui de 25 plutôt. Quant aux jeunes néerlandais marocains, je leur dis qu’il est urgent de devenir consciencieux et prendre leur avenir en main, tout en acceptant la critique constructive. La démission de certains parents dans l’éducation des garçons en l’occurrence est une autre réalité à laquelle nous faisons face quotidiennement.

Rita Verdonk, le ministre de l’Intégration, s’est rendue au Maroc la semaine dernière pour discuter en l’occurrence le dossier de la double nationale et s’enquérir à Berkane de l’association qui aide les Marocaines que les maris ont abandonnées au Maroc ?
En cas de divorce, les femmes qui étaient mariées à des Néerlandais d’origine marocaine et qui ont résidé aux Pays-Bas trois ans ont la possibilité de retourner en Hollande avec leurs enfants et être autonomes. Le problème se pose avec acuité pour celles qui ont vécu avec leurs conjoints moins de trois ans et se retrouvent, du jour au lendemain, abandonnées par leurs maris au Maroc dans une situation précaire.

Mme Verdonk s’est déplacée dans cette association marocco-néerlandaise à Berkane pour écouter leurs doléances, et elle a promis qu’à l’avenir les maris qui abandonnent leurs femmes de cette façon ou les pères qui contraignent leurs filles à se marier dans le Bled seront sévèrement réprimandés. Malheureusement, le ministre de l’Intégration pense que la durée de la résidence des femmes venues du Maroc doit être élargie à 5 ans, ce que nous trouvons révoltant. Mais je pense qu’elle est partie surtout pour s’assurer de ce processus de l’apprentissage de la langue néerlandaise pour ceux et celles qui veulent rejoindre leurs conjoints aux Pays-Bas.

Je ne comprends pas cette mesure qui impose aux conjoints d’apprendre le néerlandais à distance. Je suis néerlandaise et je ne suis nullement fière des agissements du gouvernement actuel qui sont contraires au droit de l’Homme. Ce gouvernement soutient Guantanamo Bay, soutient la politique israélienne aux Proche-Orient et soutient la guerre en Irak, j’ai vécu dans ce pays depuis mon enfance et nous étions l’exemple de toute l’Europe dans toutes les questions des droits de l’Homme. Aujourd’hui, cette série de mesures prises par le gouvernement nous éloignent de notre trait de caractère, celui d’un pays marqué par le consensus.

Le climat est vraiment pollué et ce gouvernement est responsable de ce climat. Question de la double nationalité, je pense qu’elle a entamé un processus totalement inutile, pensant qu’en supprimant une nationalité, les jeunes vont se sentir plus néerlandais et qu’elle donnerait un coup de pouce à l’intégration. Cette proposition est complètement insensée et elle a suscité davantage de colère et de frustration auprès des jeunes. Aujourd’hui, si l’on pose la question aux jeunes marocains, personne ne laisserait tomber sa nationalité marocaine, et j’en ferai autant. Si le gouvernement actuel compte vraiment établir une politique d’intégration sincère, il faudrait qu’il change de tactique et prendre plutôt des mesures positives

Il y a 40 ans que la première génération est venue aux Pays-bas en ayant énormément d’espoirs et d’attente. En quoi la deuxième génération est-elle différente ?
La première génération venue aux Pays-Bas est majoritairement originaire du Rif, et elle est très traditionnelle, provenant en l’occurrence du milieu rural. Elle est arrivée en portant dans son cœur énormément d’espoir souhaitant améliorer sa vie, mais elle est restée enfermée et stagnante. La plupart de ces gens ont la nostalgie et souhaitent retourner un jour au l’autre au pays.

La seconde génération est confrontée à de nouvelles situations et à de nouveaux défis. Toutefois, il faut que l’on souligne que cette seconde génération a beaucoup de potentiel, et je pense qu’elle a plus de mérite que les Néerlandais d’origine. Les parents étaient très peu éduqués et des fois analphabètes, et leurs enfants sont devenus aujourd’hui des professeurs, des médecins, des politiciens, des hommes d’affaires ou des travailleurs.

La crainte provient, toutefois, de la part de la troisième génération qui est très réactive aux événements politiques, et se considère comme un représentant de l’Islam, entraînant avec eux le fardeau de toutes les interprétations que cela implique. C’est cette frange de la population qui a besoin de plus d’encadrement et de compréhension pour recadrer leur orientation émotionnelle et chasser leurs idées antisociales.

Propos recueillis par Zineb El Ouardighi pour le Matin

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Sujets associés : Pays-Bas - Intégration - Immigration - Jeunesse

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