Quand les Marocains cohabitent avec les “dégénérés”

16 août 2002 - 15h15 - Maroc - Ecrit par :

Entre les “Marocains de l’étranger” et leur famille, les relations sont difficiles. Car les systèmes de valeurs sont vite devenus antagonistes.

Habiba dit qu’il lui suffit de s’allonger sur un lit et de fermer les yeux pour se rappeler “là-bas”, au Maroc. En baissant ses paupières, elle se remémore des images introuvables dans ce pays étranger et froid dans lequel elle vit depuis plusieurs décennies. Elle voit l’olivier, situé à la sortie du village rifain où elle est née, et sous lequel elle s’asseyait pour surveiller de loin le troupeau de brebis qu’elle emmenait au pâturage. Habiba Bakkioui est une Marocaine de Colmar. Elle y a rejoint son mari, il y a trente ans, dans le cadre du regroupement familial. Mariée à un ouvreur de cinéma qui avait réussi à décrocher un contrat en France, elle vivait à Tétouan, dans le nord du Maroc, quand elle reçut, au début des années 70, une lettre l’autorisant à faire ses valises pour rejoindre son époux.

Depuis, bien des choses ont changé. Cette femme qui n’aurait jamais osé se montrer en pantalon le fait aujourd’hui avec une facilité déconcertante. Il y a quelques années, elle a même teint ses cheveux qui étaient devenus gris. “Mamsoukha !” (dégénérée !), lui lança quelques mois plus tard, en pleine médina de Tétouan, l’une de ses anciennes connaissances. “Tu n’as pas honte de te travestir de la sorte ?” Elle sait que, si ce genre de remarque désobligeante est possible au Maroc, ce n’est pas le cas en France, “terre de liberté”.

L’été dernier, Habiba, qui est devenue mince et élégante, a réussi à réunir, comme tous les trois ou quatre ans, quasiment toute sa famille à Tétouan. Pour elle, il est primordial que la famille puisse se réunir au complet au Maroc. Il faut à tout prix montrer qu’elle reste unie en dépit de l’éloignement. Belle chimère qui cache en fait une autre réalité. L’assimilation des immigrés marocains aux moeurs françaises avance plus rapidement que l’intégration prônée par les politiciens. A chaque fois, le mari est enchanté par le voyage. Le séjour au bled lui permet de “jouer au riche” dans une ville qu’il a quittée miséreux et où, à chaque fois qu’il revient, il se conduit en mécène de quartier.

Mais les fils de Habiba protestent. Leurs épouses françaises ont souvent d’autres projets de vacances, moins poussiéreuses. D’ailleurs, ces jeunes étrangères dont la peau blanche fait rire les parents venus saluer la famille passent l’été à lire et à maudire cette belle-mère envahissante. Quant aux filles, elles ont toujours de solides raisons de craindre ce voyage. Célibataires, elles vivent en concubinage avec des Français depuis des lustres. Et, à chaque fois qu’elles débarquent au Maroc, les prétendants apparaissent comme par enchantement : des proches de la famille, attirés plus par le passeport rouge que par la beauté fanée de ces grandes filles. A plusieurs reprises, pour terminer avec l’interminable célibat de ces filles dont l’âge frôle la quarantaine, la mère avait organisé des rencontres prétendument fortuites. En vain. Pourquoi s’embarrasser d’ hommes à qui il faudrait des années pour s’adapter à la vie française, trouver un travail et obtenir des papiers en règle, alors qu’elles vivent librement avec des hommes “compréhensifs”, qui les considèrent comme des “égales” ? Pour la mère, c’est une autre histoire. Si elle a accepté d’avoir des brus françaises - “le nom est préservé !” se justifie-t-elle -, il est hors de question de faire de même avec les filles. “Imaginez-moi avec un petit-fils dont ni le prénom ni le nom ne seraient arabes !”. Un jour, un cousin qui avait entendu par hasard l’une des filles de Habiba, Naïma, répéter à sa soeur Samira sur le perron de la maison : “Et en plus ils [les époux marocains> sont capables de nous casser la gueule, quand ils ne vont pas nous interdire de sortir pour aller bosser”, avait marmonné, les dents serrées : “Espèce de #### !” en rapportant la scène. Tout un monde sépare ce cousin resté au Maroc de ces parentes un peu “trop libérées”, selon les canons en vigueur de la vertu marocaine. Quand elles viennent au pays, à contrecoeur il faut le dire, Naïma et Samira ne se gênent nullement pour s’afficher avec des pantalons serrés et des chemisiers qui laissent apparaître des poitrines généreuses. Elles parlent français comme pour se différencier de cet univers qui n’est plus le leur. Les patrons des discothèques de la côte méditerranéenne connaissent ces deux donzelles exagérément maquillées qui sont les premières à se lancer sur la piste de danse et les dernières à quitter les lieux. Les mouvements de hanche et le rythme effréné qu’elles donnent à leur exhibition en font des attractions qui attirent les regards. Combien de fois furent-elles insultées et pratiquement agressées parce qu’elles n’étaient pas allées jusqu’au bout d’un flirt ?

A chaque fois qu’ils le peuvent, certains membres de la famille crient à la provocation. Surtout le grand frère, fonctionnaire resté au Maroc, qui tient beaucoup à sa “dignité”. En revanche, d’autres sont plus indulgents, en ne voyant dans ces “manières cavalières” que des simagrées de filles vivant à l’étranger et ayant perdu le sens des coutumes. En réalité, les filles ont rarement donné leur corps, préférant de longs baisers, histoire d’essayer d’oublier leurs hommes restés en France. Ces derniers, faute d’un acte de mariage fait par deux adouls (notaires) et d’une conversion à la religion de Mahomet, sont “interdits de séjour au royaume”. Pour préserver la réputation de la famille.

A la fin de l’été, après des péripéties qui sont toujours les mêmes, Habiba Bakkioui a réuni sa famille, époux, garçons et filles, rempli jusqu’à craquer de produits alimentaires les trois voitures et entrepris la route du retour. En deux jours, elle était chez elle, sous le ciel gris qui, quoi qu’elle dise, lui manque quand elle en est trop longtemps privée. Mais elle savait qu’il fallait deux ou trois ans avant que les garçons et les filles n’acceptent de retourner “là-bas”. D’ici là, les brus auront sûrement plus de poids pour forcer leur mari à aller ailleurs qu’au Maroc. Quant aux filles, elles auront vieilli. Suffisamment pour compliquer la tâche d’une mère qui veut les caser à la marocaine. Il n’empêche, Habiba n’était pas malheureuse quand elle est revenue à Colmar. Le voyage marocain lui avait permis de recharger sa mémoire d’images du pays pour rêver quand elle s’allonge sur son lit.

Thami Afaila pour Demain Magazine

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