Ces enfants qui défient la mort

3 juillet 2006 - 08h53 - Espagne - Ecrit par :

4.441 clandestins mineurs marocains non accompagnés sont placés dans des centres d’accueil espagnols. Face à l’échec
de la politique de leur rapatriement, quelle solution ?

“Je ne crains pas la mort. Elle peut m’emporter si elle veut. D’ailleurs, je vais à sa rencontre. Demain, je tenterai de traverser la mer Méditerranée pour atteindre l’Espagne.” Ces paroles ne choquent plus tant elles sont courantes. Mais venant d’un enfant de huit ans, elles ne laissent pas indifférent. Des comme Samir, il y en a des milliers. Âgés de 7 à 17 ans, ils traînent au port de Tanger ou à la frontière de Sebta et de Melilla, les portes de l’Eldorado européen. Contrairement aux stéréotypes, ils ne sont pas des enfants de la rue. Ils ont bel et bien un foyer et une famille. Ils sont venus de Marrakech, Kalaât Seraghena, Beni Mellal, Khouribga... pour tenter de passer clandestinement en Espagne. Pour la plupart, ils sont issus de famille d’origine rurale, vivant dans les quartiers périphériques des grandes métropoles ou les zones rurales les plus pauvres du Maroc. Issus de familles nombreuses dont le revenu ne dépasse pas 2.000 dirhams par mois, ils quittent le domicile parental pour trouver un gagne-pain dans le seul objectif d’émigrer. Ils ne se déplacent jamais en solitaire mais en groupes. Avant d’arriver à Tanger, ils s’arrêtent dans les villes sur leur chemin soit pour mendier soit pour exercer des petits métiers.

Les difficultés financières ne sont pas la seule motivation qui les pousse à errer sur les routes. Les problèmes familiaux, la maltraitance, la négligence engendrée par le divorce des parents, l’absence de l’un des parents ou son second mariage, sont aussi déterminants. Une autre catégorie se dégage parmi ces mineurs candidats à l’émigration. Celle soutenue par la famille.
Il n’est pas rare de trouver que les parents sont en connivence avec leurs enfants dans leur projet. Considérant l’émigration comme une promotion sociale, ils n’hésitent pas à vendre un lopin de terre ou un troupeau de bétail ou encore contracter un crédit pour payer les 15.000 à 30.000 dirhams pour la traversée de leur progéniture en patera. Un instituteur dans un établissement scolaire public raconte même que son directeur, voyageant avec son fils de 10 ans en Espagne lors d’une visite familiale, l’a laissé volontairement là-bas.

Que ce soit dans une embarcation de fortune ou caché dans un autocar ou une remorque, une fois arrivés en Espagne ces petits clandestins se dirigent vers l’Andalousie en raison de la disponibilité du travail, vers Madrid pour la présence d’un de leurs proches ou en Catalogne à cause de la qualité de ses services sociaux. Bien informés sur les procédures légales sur l’immigration puisque l’information circule dans les quartiers de Tanger, certains se rendent de leur propore chef aux autorités espagnoles pour se faire conduire au centre d’accueil local. En 2005, ils étaient 4.441 mineurs migrants non accompagnés d’origine marocaine accueillis dans ces centres. Depuis la signature du mémorandum d’entente entre le Maroc et l’Espagne en décembre 2003 autorisant le rapatriement des mineurs immigrants si le retour dans est dans leur intérêt, leur nombre a diminué.

En 2004, 60 à 100 enfants et adolescents ont été expulsés. Si les rapatriements ne sont pas massifs, les organismes de protection des droits de l’enfance et de l’homme espagnoles ont déjà exprimé leur mécontentement. Le professeur universitaire et conférencier espagnol Angeles Ramirez accuse la gestion désastreuse par le gouvernement espagnol des dossiers des mineurs non accompagnés. Il constate que bien que la loi leur garantisse le droit à des documents de séjour, donc à la régularisation automatique de leur situation et à un accueil adéquat, ces enfants continuent d’être traités comme des illégaux. Leurs droits sont bafoués et ils sont expulsés sans aucune garantie. Selon une étude de l’Association SOS Racismo réalisée à Tanger, les 28 mineurs marocains refoulés d’Espagne dans le cadre du mémorandum confirment que leur retour ne s’est pas fait dans de bonnes conditions : aucune étude pour savoir si leur famille est apte à les accueillir, violence de la police, amende et parfois détention, avant de les relâcher à des centaines de kilomètres de leur domicile. Constatant que les retours ne peuvent se faire dans les garanties légales, cette association espagnole demande leur arrêt. Quelle solution adopter ? La délocalisation des centres d’accueil au Maroc, financés par des fonds européens et l’Agence espagnole de coopération internationale. Le gouvernement central de Madrid a annoncé en mars 2006 la construction de quatre centres à Nador, à Beni Mellal, à Tanger et à Marrakech. Deux de ces centres ont déjà fait l’objet d’un accord de principe, conclu en décembre 2005, entre le Secrétariat d’Etat espagnol chargé de l’Immigration et les autorités du ministère de l’Intérieur marocain. La Generalitat de Catalunya projette, elle aussi, la création à Tanger de deux centres. La ville et sa région étant l’origine de 63% des mineurs non accompagnés vivant dans cette communauté autonome. Les Iles Canaries ont, pour leur part, l’intention de créer un autre centre dans la région située entre Tiznit et Agadir. Là encore des voix se sont soulevées. L’Unicef, la Junta de Andalucia, la Fondation catalane Jaume Bofill et l’association Atadamoun dans leur rapport intitulé Nouveau visage de la migration : les mineurs non accompagnés, présenté le 2 mars 2006 à Rabat ont émis des réserves. Ils craignent un recours intensif à ce dispositif légal, doublé de la création de centres d’accueil, pour justifier un rapatriement massif de la majorité des mineurs non accompagnés vivant en Espagne. Et ce, sans pour autant garantir la sauvegarde de leurs intérêts.

Le rêve espagnol hante jeunes et moins jeunes. Rachid Benyekhalef, 12 ans, originaire d’Oujda, se voit déjà atteindre l’autre rive pour travailler et subvenir aux besoins de sa famille. « Je reviendrai avec une belle voiture et je construirai une maison à Saïdia pour passer les vacances d’été. Notre voisin Mehdi a bien réussi. Pourquoi pas moi ? Il est parti, lui aussi, à 13 ans. Ils l’ont placé à l’école et maintenant il travaille chez un homme qui le traite bien. » Mais le rêve est bien loin de la réalité. Livrés à eux-mêmes, les enfants intègrent, souvent, des réseaux de prostitution et de trafic de drogue et subissent toutes sortes d’exploitations. Parfois, ils sont victimes d’enlèvements de la part de mafias spécialisées qui demandent des rançons à leurs proches. L’arrestation le mercredi 14 juin 2006 de deux malfrats marocains à Alméria, détenant deux frères, l’un âgé de 13 ans et l’autre de 17 ans, et exigeant de leur oncle, résidant dans la même localité, 3000 euros en témoigne.
Le Maroc est bien loin du Mexique qui, chaque année, voit 25.000 de ses enfants tenter d’entrer illégalement aux Etats-Unis, mais ce phénomène qui n’en est qu’à ses débuts, depuis 1999, devient de plus en plus inquiétant. Face à l’encombrement des centres d’accueil et l’échec de la procédure de rapatriement, l’Espagne demande à rehausser le cadre juridique concernant l’immigration des mineurs non accompagnés en passant d’un mémorandum d’entente à un traité entre les deux pays.

Ce nouveau projet est en cours d’étude. Une chose est certaine. La solution pour arrêter ce flux migratoire n’est pas pour demain. Le Maroc doit parvenir à retenir sa jeunesse en répondant à ses besoins.

Loubna Bernichi - Maroc Hebdo

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Sujets associés : Immigration clandestine - Espagne - Enfant - Jeunesse

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