12.000 mères marocaines pour la fraise espagnole

24 mai 2008 - 00h45 - Espagne - Ecrit par : L.A

Le hall d’embarquement du port de Tanger raisonne d’un énorme brouhaha. Des centaines de femmes attendent le ferry qui les mènera à Tarifa. Un nouveau flux migratoire se déverse, depuis deux ans, du Maroc vers l’Espagne. 12.000 marocaines, toutes mères de famille, chargées de valises et baluchons improvisés traversent le détroit de Gibraltar pour rejoindre les champs de fraises de la province de Huelva. Une vague d’immigrées encadrée par les autorités des deux pays, censée répondre à la demande massive des agriculteurs andalous, à la recherche désespérée de main-d’œuvre.

"Un moyen de lutte efficient contre l’immigration clandestine"

A l’ouverture des portes d’embarquement, les femmes se précipitent, valises en main. "J’ai pris des affaires pour quatre mois mais je ne sais pas si ça suffit", explique Malika, 32 ans, originaire de Sidi Kacem. Dans la file d’attente, les touristes regardent d’un air amusé et curieux ce groupe de femmes. Certaines sont habillées à l’européenne, la plupart sont vêtues de djellaba, un foulard sur les cheveux.

Une fois embarquées, les plus aventureuses se dirigent vers le pont arrière du ferry pour voir s’éloigner Tanger. Sur le port, personne pour les saluer. Halima, 27 ans, originaire de Taza raconte dans un français approximatif :

"Nous sommes parties très tôt ce matin de nos villages. J’ai dit au revoir à mon fils en pleurant. Mon mari, il est parti pour une autre. C’est l’ANAPEC (agence pour l’emploi marocaine) qui est venue nous voir pour nous demander si on voulait faire les fraises en Espagne. Et me voilà."

Pour un salaire journalier de 35 euros, ces femmes n’ont pas hésité. Elles ont toutes entre 25 et 35 ans et sont mères de familles. Elles répondent ainsi aux critères imposées par les agriculteurs espagnols qui préfèrent des ouvrières dont ils sont sûrs qu’elles retourneront dans leurs pays d’origine une fois le travail terminé. Pour elles, pas question de rester. "Nous, on va rentrer au Maroc, bien sûr. Nos enfants, qui va s’en occuper ?"

Après une traversée houleuse, les côtes espagnoles apparaissent. "Spaña !" crie l’une d’entre elles. Sur le port de Tarifa, les médiateurs de l’AENEAS -un programme de gestion intégrale de l’immigration saisonnière entre le Maroc et l’Espagne subventionné à 80% par l’Union européenne- accueillent les travailleuses. Le transport sera assuré en autocar jusqu’aux exploitations de fraises de la province de Huelva.

Susana est assistante sociale auprès de l’AENEAS : "L’objectif du programme est de travailler en partenariat avec les autorités marocaines pour gérer ces flux migratoires. Nous avons procédé à des sélections avec les agriculteurs espagnols dans la province de Sidi Kacem. Puis nous assurons la partie logistique. Les 11.879 ouvrières qui participent à la campagne 2008 viennent toutes avec un contrat de travail et un visa en règle. Et l’employeur, de son côté, doit leur assurer un logement digne, de bonnes conditions de travail ainsi que des prestations sociales, sanitaires et éducatives."

Les mères, des travailleuses plus fiables et plus dociles

Côté marocain, on appuie cette initiative. En visite à Cartaya, le ministre de l’Emploi, Jamal Rhmani, déclarait, au journal Le Matin : "Nous devons (…) faire de la migration de travail un moyen de lutte efficient contre l’immigration clandestine."

Eduardo, du syndicat d’agriculteurs et d’éleveurs espagnols COAG, renchérit : "Avec l’entrée dans l’Union des pays de l’Est, les Polonaises et les Roumaines sont moins nombreuses. Quant à la main d’œuvre nationale, elle préfère la construction où les salaires sont plus élevés. Le seul problème avec les ouvrières marocaines c’est la langue."

Manuel Garrocho est propriétaire de Costa Luz, une fraiseraie située à Palos de la Frontera. Sur les 80 personnes qu’il a embauchées pour la récolte, près de la moitié sont marocaines : "Nous préférons les femmes mariées avec des enfants. Elles sont plus fiables que les hommes. Elles sont travailleuses et plus dociles. On sait qu’elles ne vont pas fuguer."

Il est 15 heures, Nadia, Nadjet et Naima rentrent des champs où elles travaillent depuis 7 heures du matin. Elles sont sept à vivre dans des baraquements meublés, avec eau et électricité, aménagés par l’exploitant : "Aujourd’hui, le travail c’était comme d’habitude. On travaille sous les serres et on ramasse les fraises. On est pliée en deux et on a mal au dos. Nous sommes là depuis le 10 mars et nous avons eu deux jours de repos."

Epuisées, elles trouvent encore la force pour préparer le repas et laver leur linge, pendant que l’une d’entre elles cuit le pain : "Ici, le pain c’est trop cher. Pour les courses, il faut se déplacer à Palos mais c’est loin, il n’y a pas de bus. Alors parfois, des Marocains qui ont des voitures nous prennent en taxi pour un à deux euros."

Naima, 34 ans, de Salé, est la plus âgée. L’argent qu’elle gagne ici, elle l’envoie à sa famille : "Le ‘jefe’ (patron) nous paye 35 euros par jour. Moi, j’ai des dettes à rembourser puis l’argent qui me reste, c’est pour payer le mariage de mes fils."

Leur principale préoccupation est de rester plus longtemps en Espagne : "Trois mois c’est trop court. Nous, on veut travailler et gagner de l’argent. Mais avec nos maris et nos enfants…"

Pour la présidente de Huelva Acoge (association de défense des droits des immigrés), Nieves Robles Perez, il est impensable que les agriculteurs fassent seulement appel à des mères de famille : "Les jeunes femmes et les hommes doivent aussi pouvoir travailler car ce n’est pas ainsi qu’on va freiner l’immigration clandestine." Par ailleurs, l’association reste vigilante sur les conditions d’hébergement des travailleuses, ajoute sa présidente : "Certaines des filles qui viennent avec ce type de contrats sont parfois mal logées ou moins rémunérées que des citoyens espagnols. Même si la situation tend à évoluer car des fonds ont été investis par l’Union européenne et le gouvernement andalou pour équiper les exploitations, certains vivent encore sous des tentes. Améliorer leurs conditions peut éviter les fugues."

De l’esclavage moderne ?

A quelques kilomètres de Palos de la Frontera, dans la commune de Cartaya, des Marocaines se reposent après une dure journée de labeur. José Manuel Fernandez, technicien à Citroluz, une exploitation fruitière commente : "Ici 40% des ouvrières sont Marocaines. On en est très content. Elles sont travailleuses et propres. Dans les champs, elles sont plus rentables que les hommes. L’homme marocain est plus dominant et on ne peut pas prendre ce risque. (…) C’est vrai que beaucoup d’entre elles souhaitent que leurs maris travaillent avec elles. Mais c’est impossible, nous avons déjà essayé avec quelques couples et les hommes marocains ont une tendance autoritaire qui peut aboutir à des situations conflictuelles."

Une immigration choisie et "jetable" dénonce, pour sa part, le porte parole de SOS Racismo, Javier Ramirez : "Tout est fait pour qu’elles travaillent mais surtout ne restent pas en Espagne. C’est bien pour ça que les agriculteurs recherchent ce profil. Ces femmes sont instrumentalisées et utilisées mais surtout pas intégrées. C’est plus simple pour l’Etat espagnol qui se lave les mains en disant : ’le travail des immigrés, c’est bien, mais pour le reste, on ne veut rien savoir’. Même s’il y a pire, on peut assimiler cette pratique à de l’esclavage moderne."

Pour l’heure, et selon l’AENAES, le nombre des Marocaines qui ont rejoint la clandestinité reste peu élevé. Pourtant certaines se posent la question. Fatima, 31 ans, fait du stop sur la route de Palos. Elle avoue : "J’aimerais bien brûler (fuir), mais pour aller où ?"

Pour éviter que les ouvrières disparaissent dans la nature, certains exploitants n’hésitent pas à conserver leurs passeports, durant la durée de leur séjour. Les travailleurs sociaux, eux, privilégient d’autres mesures, telles que des cours de castillan ou des débats sur les dangers de la clandestinité (prostitution, esclavage…). L’objectif étant de fidéliser ces travailleuses dont les cultivateurs ont cruellement besoin pour les récoltes à venir. Fatima reste pensive. "Mes enfants, je pourrais essayer de les faire venir. Car au Maroc, ils n’ont pas d’avenir."

Source : Rue89 - Nadia Messaoudi

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