Comment lutter concrètement contre la corruption ?

2 juin 2007 - 00h00 - Maroc - Ecrit par : L.A

Un dîner-débat a été organisé le 17 mai par « La Vie éco ». Ministère de la modernisation du secteur public et acteurs associatifs y ont pris part. Mohamed Boussaid défend l’action du gouvernement et annonce la mise en oeuvre dans les prochaines semaines de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC). La société civile reproche au gouvernement la lenteur de la mise en application des lois anti-corruption et souligne l’absence de résultats concrets.

S’il est un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre ces dix dernières années, c’est bien celui de la corruption. Pouvoirs publics et société civile s’accordent à reconnaître, enquêtes et chiffres à l’appui, que corrompre pour obtenir un passe-droit, ou pire, un simple droit devient un geste banal, voire un réflexe socialement admis. Le phénomène est plus qu’endémique. Le secteur privé, bien que dans une moindre mesure, n’échappe pas à la gangrène. La différence entre ce qui se passe aujourd’hui et ce qui se passait durant les années de répression, c’est que, désormais, tous les citoyens en parlent sans être inquiétés, ce qui est un atout majeur, voire indispensable, pour lancer un débat serein sur la place publique et se concerter pour trouver des solutions.

Fait majeur dans notre pays : l’ouverture, non sans douleur, en 1998, d’une antenne de l’association internationale de lutte contre la corruption, Transparency Maroc (TM). Des enquêtes de terrain sont menées, des études sont réalisées, des débats dans les médias officiels sont organisés. Et des chiffres sont avancés, que les pouvoirs publics ont du mal à réfuter, même si quelques voix discordantes contestent leur ampleur : 60% des chefs de familles ont payé des pots-de vin entre juillet 2005 et juillet 2006. 62 % des enquêtés considèrent que le gouvernement ne lutte pas assez ou pas du tout contre la corruption. Pire : 15%considèrent que le gouvernement l’encourage.

Au niveau international, le Maroc est montré du doigt par Transparency International comme étant l’un des pays les plus corrompus du monde, comme en atteste l’évolution de son score dans l’IPC (indice de perception de la corruption). De 2002 (IPC 3,7) à 2006 (3,2), l’indice du Maroc n’a pas beaucoup bougé, sauf qu’en 2002 le pays occupait le 102e rang dans le monde, alors qu’il a été classé 163e en 2006. Quatre secteurs sont sévèrement incriminés : la police, le système judiciaire, les services médicaux et le service de l’enregistrement et du permis (état civil, mariage, autorisations, permis..).

Pour enrichir encore le débat et, surtout, pour faire le point sur les différentes stratégies envisagées tant par les pouvoirs publics que par la société civile pour arrêter la propagation de cette gangrène, La Vie éco a convié, le 17 mai courant, à un dîner-débat Mohamed Boussaïd, ministre de la modernisation du secteur public, et trois acteurs de la société civile : Azeddine Akesbi, Noureddine Ayouch et Bachir Rachdi.

L’Instance centrale de prévention de la corruption sera-t-elle efficace ?

Si les intervenants et l’assistance se sont accordés à souligner, lors de ce dîner-débat, le caractère endémique et handicapant de la corruption sur l’économie et la société marocaines, ils ont divergé sur les solutions à apporter pour la combattre. Un phénomène endémique, le ministre de la modernisation du secteur public en convient, mais attention, prévient-il, « le plus grand danger n’est pas la corruption en elle-même ou la reconnaissance de son existence, mais de l’admettre en tant que fatalité, de baisser les bras et de dire qu’elle fait partie de l’ordre social ».

Petite corruption (celle qui accélère un processus administratif moyennant une somme d’argent) ou grande (celle qui pervertit le processus du développement), active ou passive, la corruption n’est pas l’apanage, selon le ministre, de l’administration publique, et le privé n’en est pas exempt. Le phénomène est donc complexe parce qu’il est « opaque et difficile à mesurer. On peut mesurer la perception de la corruption, mais on ne peut pas le faire scientifiquement car souvent il y a manque de preuves ». Une chose est sûre, souligne-t-il, « toute action de lutte contre la corruption doit être menée en concertation avec l’ensemble des acteurs, associations de la société civile, partis et syndicats... ».

L’on connaît les grands axes de la stratégie de lutte anticorruption du gouvernement, résumée dans son plan d’action, sur lesquels est revenu M. Boussaïd dans son exposé. Le contexte de cette stratégie, d’abord : il s’agit pour le gouvernement de se conformer aux dispositions de la convention des Nations Unies contre la corruption, approuvée par le Maroc le 31 janvier 2007, mais aussi de sortir le Maroc du rang peu enviable qu’il occupe en matière d’indice de perception de la corruption (IPC). Le plan d’action du gouvernement comporte six leviers : enraciner les valeurs et les normes d’éthique et de moralisation ; renforcer la transparence dans la gestion des marchés publics ; améliorer le système de suivi, de contrôle et d’audit ; simplifier les procédures administratives, éduquer, sensibiliser et communiquer ; et enfin, pièce maîtresse de ce vaste plan d’action : institutionnaliser la stratégie préventive de lutte contre la corruption par la mise en place de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC), version marocaine de l’Agence des Nations Unies de lutte contre la corruption.

L’une des grandes missions assignées à cette instance est d’informer l’autorité judiciaire compétente de tous les actes de corruption punis par la loi. « C’est-à-dire que cette instance, dans le cas où elle reçoit une réclamation dûment argumentée, précise le ministre,va être chargée de la transmettre au parquet. Pour la petite corruption, le gros problème qui se pose est celui du recours. Pour une petite somme, cette instance compte créer des numéros verts pour recevoir les doléances du public. Mais attention, la doléance ne peut se transformer en délation ou en règlement de comptes ». Le ministre a tenu à préciser deux autres faits : le texte sur l’instance a été élaboré en concertation avec les membres de Transparency Maroc, et sa mise en oeuvre n’est plus qu’une affaire de semaines.

Azeddine Akesbi, le deuxième intervenant dans ce dîner-débat, a saisi à la volée ces deux derniers points pour souligner le retard pris par le gouvernement dans la mise en place de son plan d’action, vieux déjà de deux ans (mai 2005), et pour reprocher au ministère de M. Boussaïd une carence de concertation avec TM. Le bilan présenté par M. Akesbi est sévère : les Marocains, dit-il, ont perdu confiance en leurs institutions représentatives (risques mafieux), en leur justice (ineffectivité de la loi, sanction des témoins), en leur santé (l’accessibilité « gratuite » est payante). Le non-respect du Code de la route à cause d’une corruption banalisée en est aussi la parfaite illustration. Un autre fait gravissime, souligne M. Akesbi : les poursuites judiciaires, à Tétouan, contre cinq avocats qui ont osé dénoncer, via la presse, la corruption qui sévit dans cette ville du nord. « Au lieu d’entreprendre une enquête objective et indépendante, le ministère de la justice n’a rien fait. Trois avocats ont été radiés de l’ordre. C’est un signal malheureux à ceux qui souhaiteraient un jour dénoncer la corruption », martèle M. Akesbi.

Les ministres également concernés par la déclaration du patrimoine

Tout en saluant le plan d’action du gouvernement, un progrès sur le plan de la reconnaissance du problème et des intentions, le secrétaire général de TM dénonce l’absence de concertation quant à son élaboration et émet des réserves quant aux chances de sa mise en oeuvre. L’ensemble des mesures prises par le gouvernement dans son plan d’action ne peut assurer, selon M. Akesbi, l’indépendance de la justice, ni lutter contre la corruption qui y sévit.

Autre faille, dénoncée par Azeddine Akesbi : la loi de 1992 sur la déclaration du patrimoine est, selon lui, inefficace et exclut certains hauts fonctionnaires de l’Etat, en l’occurrence les ministres, les walis, les directeurs d’établissements... Il est vrai que cette loi s’est révélée d’application impossible dans sa version de 1992, puisqu’elle ne précise pas qui en est concerné, ni quand ni comment, mais force est de reconnaître que le gouvernement, par une batterie de mesures (dahirs), citées par M. Boussaïd, a su rectifier le tir : les ministres et assimilés et les chefs de cabinets ministériels sont aussi assujettis à cette déclaration. D’ailleurs, informe le ministre dans son intervention, « le dahir relatif aux ministres sortira très prochainement. »

Que propose M. Akesbi comme solution pour juguler lemal ? « Des résultats », martèle- t-il dans son intervention, et la mise en place de mécanismes pour une concertation réelle : « Protéger les témoins et les dénonciateurs de la corruption n’est pas suffisant ». Dernier grief du secrétaire général deTM : la non-ratification « à ce jour » par le Maroc de la Convention des Nations Unies pour la lutte contre la corruption. « Faux, rétorque le ministre, cette convention est ratifiée par le conseil des ministres. Ce sont peut-être les instruments de ratification qui ne sont pas encore transmis aux organes onusiens. »

Le monde économique n’en est pas moins inquiet des risques que représente la corruption pour les affaires. Les hommes d’affaires classent la corruption comme deuxième facteur de problèmes socioéconomiques du pays. Selon l’enquête réalisée par TM en 2001 auprès de 400 entreprises et 1000 ménages, il ressort que plus de 92% des entreprises considèrent que la corruption ne recule pas, voire s’aggrave. 16 % des entreprises refusent de participer aux appels d’offres du marché public à cause de la corruption (manque de transparence, procédure non équitable, coût de la procédure...).

C’est ce contexte qui a obligé la CGEM, dit Bachir Rachdi dans son intervention, à créer une commission pour la lutte contre la corruption, « d’autant que les institutions financières internationales font de la lutte contre la corruption un facteur essentiel de leur politique d’aide au développement. » Cette commission de la CGEM, rappelle M. Rachdi, permettra de concrétiser l’engagement déjà pris en 1997 par la confédération du patronat avec la création du comité d’éthique. Les actions prioritaires de cette commission sont tournées vers les secteurs du BTP, des NTIC et de l’électricité, là où l’opacité dans la passation des marchés est la plus courante. « Le privé a aussi son mot à dire dans la lutte contre la corruption », rappelle M. Rachdi.

Noureddine Ayouch, le dernier intervenant de ce dîner-débat qui a duré plus de quatre heures, réitère sa conviction maintes fois proclamée de la nécessaire concertation entre le gouvernement et la société civile en matière de lutte contre la corruption. Cette dernière, selon lui, doit commencer à la base, et la société civile doit donner l’exemple de la transparence et de l’éthique. « Ce gouvernement a fait, certes, un bon travail, mais les résultats ne sont pas encore là : le problème est qu’on prépare des lois,mais, le temps d’arriver à l’application, elles sont parfois dépassées », conclut-il. La longue expérience de M. Ayouch en tant qu’acteur de la société civile lui a appris quelques « règles d’acier », comme il les appelle, dont il essaye d’appliquer quelques-unes.

Trois d’entre elles réduiraient les occasions de corruption : lancer plutôt des mesures simples et contrôlables, réduire au maximum les démarches administratives, le nombre de documents demandés et les délais et communiquer au grand public les mesures et les démarches à suivre, et ce, dans les lieux publics concernés. Troisième règle : recourir massivement à l’internet pour la demande de tous les documents administratifs (C.I.N., passeport...). Autre « règle d’acier » et urgente préconisée par M. Ayouch : « La fermeture de la deuxième Chambre, le lieu où le taux de corruption est le plus élevé du Maroc. Certains partis parlent de 80%, d’autres de 90%. Arrêtons le massacre. La deuxième Chambre dévalorise et décrédibilise les politiques ». Paradoxe, comme l’a soutenu un invité à ce débat : par rapport aux engagements officiels et aux intentions de l’Etat, le Maroc est premier de la classe comparé à d’autres pays de la zone Mena (Afrique du Nord/Moyen-Orient). Mais cela ne suffit pas, il faut des résultats, ont relevé plusieurs participants dans la salle. Peut-on cependant faire le procès du seul gouvernement à ce sujet ? Trop facile, surtout quand on propose des mesures déjà incluses dans son programme.

La vie éco - Jaouad Mdidech

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