Immigrés : Vieillir en France

25 janvier 2007 - 00h54 - France - Ecrit par : L.A

Ce sont de vieux messieurs indignes. Kabyles, Marocains, Maliens ou Sénégalais, émigrés il y a quarante ou cinquante ans, quand les chantiers et les usines de France manquaient de bras, ils auraient dû, une fois la retraite venue, repartir vers leur bled ou leur village. C’est ce qu’escomptait l’Etat français. C’est ce que le village attendait. On émigre pour faire de l’argent. Les racines, ils en ont déjà. Ils auraient dû...

"Vous savez comment ils nous appellent, quand on rentre au bled ? Les envahisseurs !", rétorque Achour, avec une moue amère, quand on lui parle de l’Algérie. Il porte une chemise à carreaux et une veste plutôt épaisse, malgré le temps doux. Assis à ses côtés, sur l’un des bancs du square Alban-Satragne, dans le 10e arrondissement de Paris, son copain Mohammed opine du chef. Il lève sa canette de bière et boit une gorgée, en clignant de l’oeil comme un gamin malgré sa moustache blanche. Achour et Mohammed sont arrivés en France au début des années 1950.

Le premier a d’abord travaillé à l’usine, dans le Nord, avant de s’installer en région parisienne. Le second a réussi à se faire embaucher au Ritz, place Vendôme, passant du poste d’agent d’entretien à celui de plongeur. A présent, ils ne font plus rien.

Achour est divorcé. Sa chambre d’hôtel, minuscule - 660 euros par mois, soit les deux tiers de ses revenus - ne lui permet pas de recevoir ses enfants, nés en France. "Quand ils viennent me voir, je les invite au McDo", dit le vieil homme. Mohammed vit avec sa femme, handicapée. Tous les après-midi ou presque, les deux retraités retrouvent les bancs du square et leurs canettes de bière, au milieu d’autres vieux, de SDF aux bras tatoués et de mères de famille avec leurs poussettes. La gardienne, une Antillaise, salue les habitués.

"Quand les immigrés rentrent en Algérie, les commerçants font monter les prix, ce qui pénalise tout le monde. Mais ce sont les immigrés qu’on accuse. Et qu’on traite d’envahisseurs", explique le sociologue Atmane Aggoun, qui connaît chaque retraité kabyle du quartier et fréquente assidûment les jardins publics où il sait pouvoir les trouver.

Chacun a son histoire, mais tous ont un point commun : leur présence en France est ressentie comme "incongrue". Aujourd’hui encore, le mythe du retour, cette "illusion collective d’une émigration provisoire", déjà décrite par le sociologue algérien Abdelmalek Sayad, notamment dans La Double Absence (Le Seuil, 1999), fait office de loi non écrite. "Ceux qui restent sont perçus comme des déviants, ajoute Atmane Aggoun. Pour atténuer leur "trahison", ils font sans arrêt la navette entre la France et le pays natal. Ils sont comme des hirondelles. Mais c’est seulement au moment de leur mort qu’ils remboursent leur dette : quand ils repartent entre quatre planches, afin d’être enterrés dans la terre des ancêtres", souligne le chercheur, qui vient de publier Les Musulmans face à la mort en France (Vuibert, 2006), un essai centré sur les immigrés d’origine kabyle.

Mais pourquoi restent-ils, ces vieux messieurs dont personne ne veut ? Est-ce, comme le suggère Achour, parce que le retour au bled, contrairement à ce qu’eux-mêmes en disent, est souvent source de blessures et de malentendus ? Est-ce parce que les retraités immigrés sont tenus, pour toucher l’allocation vieillesse, de résider en France plusieurs mois d’affilée, finissant, de ce fait, par faire souche ? Le gouvernement s’est en tout cas résolu au début du mois d’octobre à limiter cette présence obligatoire en France à trois mois, et non plus à neuf. Un amendement devrait être ajouté au projet de loi de finances 2007.

Les vieux immigrés restent-ils, tout simplement, pour continuer à vivre selon les habitudes et préférences acquises, qu’il s’agisse des soins de santé ou du système bancaire - qu’ils jugent plus fiables que dans leur pays d’origine -, ou encore du bistrot de quartier, avec "le ballon de rouge qu’on boit au comptoir en faisant son Loto avec les copains", comme le défend Atmane Aggoun ? Sans doute y a-t-il un peu de tout cela.

Ce qui est vrai des Kabyles et des Arabes ne l’est pourtant pas forcément des ressortissants d’Afrique noire. Si ces derniers décident de ne pas retourner au village et de vieillir en France, c’est "pour sauver un peu d’intimité, de solitude, de vie privée", observe Abdou Ndiaye, natif du Sénégal. "La communauté, ça te bouffe, tu as envie de courir, de t’enfuir !", s’exclame-t-il. Agé de 56 ans, ce Saint-Louisien, dont le grand-père appartenait à la grande confrérie mouride, est aujourd’hui directeur d’agence de la Sonacotra, rue Henri-Barbusse, à Gennevilliers. Comme Achour, le vieux Kabyle du square Satragne, Abdou s’est marié en France, où ses enfants sont nés. "Ma mère, qui est âgée de 73 ans, vit au Sénégal, explique-t-il. Moi, je suis de la génération qui balance : quand je serai mort, dois-je reposer près de mes parents ou près de mes enfants ? Ce sont eux, mes nouvelles racines."

"Ils n’arrêtent pas de dire qu’ils vont repartir, qu’ils ont le mal du pays. Mais ils ne le font pas. Ils ont leurs habitudes. Leur vie, elle est ici, même s’ils l’entrecoupent de voyages là-bas", relève Sarah Oultaf, chargée de mission pour la Sonacotra. "Ici", c’est Gennevilliers. Le foyer Brenu compte 432 chambres. Néons, carrelages jaunâtres et des chambres qui font penser à des couchettes pour nains : 7,50 m2. "Et encore, ce n’est pas le pire ! Certains foyers, à Clamart par exemple, ont des chambres de 4 m2. On étend les bras et on touche les murs... Je ne pensais pas que des êtres humains pouvaient vivre là-dedans", commente la jeune femme, elle-même d’ascendance algérienne.

Ce que la Sonacotra, créée en 1956, appelle des "unités de vie" (les locataires partageant cuisine et toilettes collectives) aurait du être transformé en appartements. Mais la vie en a décidé autrement : les regroupements familiaux "initialement envisagés" n’ont pas eu lieu et "la plupart des hommes sont restés seuls en France pour travailler, transformant le foyer initial en domicile définitif", constate la société nationale, dans une brochure éditée en 2002. Contre toute attente, Mohamed n’a pas repris sa valise. Il est devenu ce qu’Atmane Aggoun appelle joliment un "célibataire géographique". Les chambres, mini-gourbis modernes dotés de l’eau courante et de l’électricité, ont vieilli - à l’instar de leurs locataires : vite et mal. "Passé la soixantaine, les vieux résidents sont vraiment abîmés", souligne le docteur Anne Févotte, gériatre-conseil à la Sonacotra. Selon elle, un vieux locataire de la Sonacotra accuse, médicalement parlant, "dix ans de plus que le Français moyen du même âge".

Peu habitués à dépenser pour eux-mêmes, a fortiori à consulter préventivement, les vieux immigrés maghrébins tombent malades comme ils ont vécu et vieilli : sans faire de bruit. Le diabète, conséquence d’une alimentation déséquilibrée, est la principale maladie dont ils souffrent. Aujourd’hui, sur les quelque 70 000 "clients" de la Sonacotra, la moitié ont plus de 56 ans et environ 20 000 ont dépassé la soixantaine. La tranche d’âge des plus de 71 ans est "celle qui progresse le plus vite", note le docteur Févotte.

C’est pour évaluer leurs besoins que Sarah Oultaf visite les foyers. "Ce dont ils se plaignent le plus, c’est la petitesse de leur chambre. Ensuite, vient la santé. Ils l’ont sacrifiée, ils le savent. Leur corps, c’est le seul "espace" où ils se permettent d’avoir des droits et de revendiquer : c’est à la France qu’ils ont sacrifié leur santé, c’est donc à la France de les soigner. Mais ça s’arrête là. Le reste, ils n’en parlent pas", explique la jeune femme. Les projets, pourtant extrêmement limités, de rénovation des foyers et d’agrandissement des chambres ont ainsi suscité, à ce jour, bien plus de panique et d’effroi que d’enthousiasme chez les locataires de la Sonacotra. "Ils sont comme tous les vieux : ils ne veulent pas bouger", explique Sarah Oultaf. Peur du changement ou crainte d’avoir à payer plus ? A la Sonacotra, "sur les 5 % des personnes de plus de 60 ans", repérées du fait de leurs difficultés à se déplacer ou de leur manque d’autonomie, "seulement 10 % bénéficient d’aides à domicile, pour l’essentiel, une prestation d’aide ménagère".

Ironie de l’histoire, la Sonacotra, si décriée par le passé pour ses comportements "négriers", doit désormais, non seulement convaincre ses propres locataires qu’elle oeuvre pour leur bien, mais lutter, en prime, contre une société française souvent hostile aux immigrés. Les manifestations de riverains, inquiets de voir le prix des terrains baisser, au cas où y serait construite une résidence sociale pour vieux Maghrébins ou Africains, ne sont pas rares. "Les arguments utilisés sont souvent très pénibles. Maintenant, dès qu’il s’agit des immigrés, les gens se lâchent : le politiquement correct, c’est fini !", déplore Marie-Noëlle Rosenweg, directrice de cabinet du président de la Sonacotra.

A Montreuil, rue Bara, le foyer d’immigrés maliens du même nom, géré par une association privée, a des allures de marché en plein air. On y vend des tongs, des dattes séchées, des cigarettes et des jeans à bas prix. Quelques vieux aux cheveux blancs papotent dans la cour. A l’entrée de l’un des bâtiments-dortoirs, dont les couloirs sinistres sentent la pauvreté et le manque d’entretien, une affichette annonce la mise en bière de M. Mody Cissé au funérarium de la ville, "en vue de son départ ce même jour à Roissy".

Au café des Ecoles, à l’angle de la rue Bara, où viennent s’attabler à longueur de journée les pensionnaires du foyer, le patron est un Kabyle, natif de Bejaïa. "Nous, les Algériens, on est plus individualistes. Les Africains, eux, ils font tout ensemble : la cuisine et même le lit. Le père dort avec le fils, etc. Ils s’entassent les uns sur les autres", note le bistrotier, le sourire débonnaire. Lui-même, qui appartient "à une famille de marabouts", sera enterré au pays. Mais plusieurs de ses connaissances et parents éloignés, eux aussi immigrés, ont été inhumés en banlieue parisienne, "et pas forcément dans un carré musulman", note-t-il. "C’est, explique le bistrotier, parce qu’ils étaient mariés à une Française directe (disposant de la seule nationalité française)." Les Africains, dont l’immigration massive est de plus fraîche date, sont encore rares à être inhumés en France. Mais ils restent, eux aussi, et commencent à vieillir ici. "Leurs épouses ont encore moins envie de retourner au village : là-bas, une femme peut être battue ou répudiée sans que personne la défende. Ici, elles se sentent protégées", souligne Abdou Ndiaye.

Au square Villemin, près de la gare de l’Est, de vieux Kabyles, hommes et femmes, bavardent sous les arbres. L’une des matrones vient d’arriver en France. Son visa est périmé, mais elle n’a "aucune envie" de repartir en Algérie. Son fils, un ancien sans-papiers lui-même, a été récemment régularisé, explique-t-elle, pleine d’espoir. "Qu’ils respectent la loi ou pas, les gens âgés sont de moins en moins rares à émigrer en France", assure Atmane Aggoun, qui y voit l’amorce d’un phénomène inédit. Comme le chante le conteur kabyle Sliman Azzem : "Ni il est resté, ni il s’est en allé. Sa maladie s’est installée ancienne, et sa vie, le malheureux, tient à un fil"...

Le Monde - Catherine Simon

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