Le monde de la nuit : Videurs devant l’éternel

12 juin 2007 - 10h45 - Maroc - Ecrit par : L.A

Ils sont facilement reconnaissables. Toujours pointés devant les portes des restaurants, des boîtes de nuits, des bars et autres lieux de loisirs. Costumes éculés et sombres, bras croisés pour faire sérieux et impressionner. Ils ont le regard durs, tout muscles (quand il y en a) dehors, ce sont les videurs. Ceux qui sont payés pour faire vider les lieux quand ça chauffe, quand la moutarde monte au nez, quand on a bu un verre de trop et qu’on veut casser la baraque. Des espèces de gardiens de paix, qui n’hésitent pas à bastonner, casser de l’homme, jeter des silhouettes ravagées par les effluves de l’alcool en dehors des lieux du plaisir. Pour un salaire de pacotille, ils font figure d’épouvantails, se gavent pour la plupart de testostérone et vont dans un club pourri de musculation pour faire semblant. Certains ont fait de la prison, accusés d’agressions, de violences physiques et de vols. D’autres ont même été condamnés pour tentatives de meurtres. D’autres jouent aux proxénètes et certains sont de véritables voyous. Bref, voici quelques histoires de ces gorilles payés pour la castagne.

D’abord une précision : ceux qui connaissent Abdelhak Najib, l’auteur de cet artcile, savent que, dans une autre vie, j’ai été un champion de musculation, champion de rang mondial, qui plus est. Pourquoi cette précision ? C’est simple : je connais le sujet que je traite aujourd’hui. Je connais la plupart des videurs dont je parle parce que nous avons fréquenté les mêmes bancs de musculations dans des clubs éculés ou plus in.

Je connais leurs histoires, leurs frustrations, leurs rêves brisés, leurs défauts, j’en ai vu partir en prison pour des broutilles… bref, tout ceci pour dire que les gens vont se reconnaître dans ce texte qui n’a rien de personnel, même si nous avons pris le soin de changer les noms pour préserver la vie privée des gens. Comme dans le film de Sydney Lumet, la chaleur de la nuit n’est pas de bon conseil pour certains videurs qui prennent leur boulot au pied de la lettre. Hassan est un gaillard qui doit peser vers les 120 kilos tout serré dans son costume sombre, très bon marché acheté à Derb Ghallef. Vingt-huit ans, mais il en paraît quarante. Visage bouffi par une grosse rétention d’eau dûe à deux choses : excès de testostérone dans le sang et beaucoup de nourriture salée. Cocktail habituellement interdit pour tout sportif qui a un peu de jugoette. Mais inutile de dire que ce n’est pas le cas de Hassan qui n’hésite pas à s’en moquer : « Si j’avais un gramme de cervelle, je ne serais pas là toutes les nuits comme un chien à gueuler derrière les soulards. Tout ce que je sais faire, c’est manger, avaler des tonnes de frites et de sandwichs et crier contre de pauvres types qui viennent ici perdre leur fric et leur vie ».

Philosophe de plus d’un quintal, c’est rare, très rare même. Mais Hassan ne le sait pas, alors, il raconte sa vie comme d’autres s’épanchent après avoir avaler des litres de mauvais rouge : « Les anabolisants que je prends, ce n’est pas seulement pour la forme et la muscu, mais surtout pour tenir le coup la nuit. Merde, je veille tous les soirs, sept jours sur sept depuis six ans. Bien sûr que je frappe les gens. Le patron me demande de tabasser quand il le faut. Je suis juge de la situation. Quand ça dérape, j’attrape le mec par le col et je lui allonge trois ou quatre gifles et un coup de pied dans le cul et je le mets dehors. Si je ne frappe pas, c’est la pagaille dans le restaurant. Les soulards sont tous des fils de***, c’est moi qui te le dis et ils méritent pire parce qu’ils n’hésitent pas eux à te planter un tesson de bouteille dans l’œil quand ils en ont l’occasion. Tu te souviens de Khalid, qui a failli perdre son œil au bar Al Ourda ? Et bien, mon ami, moi je suis toujours le premier à taper sur les autres. Et jusque-là tout va bien ».

Tabasser, castagner, faire mal, marquer son territoire, c’est le mot d’ordre dans l’univers des videurs. Entre eux et les habitués de la bibine, c’est qui va mater l’autre le premier. Des fois, c’est le pochtron qui prend le dessus, là, le videur est dans de sales draps. D’autres fois, c’est le portier videur qui tient le haut du pavé, et là, le pochtron a l’œil au beurre noir des mauvaises cuites.

Quoi qu’il en soit, dans tous les bars, les discothèques, il ne se passe pas un soir, sans qu’il y ait du grabuge. Qui va nettoyer les lieux ? Le videur, l’homme qui est gonflé à bloc et qui se fait un honneur de ne pas laisser la boss se salir les mains. « Eh, oui, mon frère, je suis comme un flic ici. Je fais régner l’ordre. Il faut me respecter et avoir peur de moi, sinon, c’est le bordel ».

Dans la chaleur de la nuit

Un videur, ça ne touche pas beaucoup. 2000 dhs à tout casser avec les extras, il se fait son mois, pénard. Mais les extras peuvent se révéler plus juteux qu’on ne le soupçonne. De quoi s’agit-il au fait ? Les pourboires, les pièces ou les billets glissés à l’entrée pour ne pas vous dire droit dans les yeux : « c’est complet ». Les filles qui arrosent pour pouvoir travailler, entrer s’éclater, lever des clients, d’autres habitués qui peuvent bénéficier de quelques services supplémentaires : drogues (haschich, blanche, pilules…) bref, un bon videur, c’est celui qui touche 2000 dhs fixes et qui se fait son beurre, ses épinards et sa testostérone à l’oeil. Lors de cette tournée, des cas nous ont révélé qu’ils leur arrivent de se faire 10 000 balles par mois. Sans oublier les cadeaux des gars qui voyagent et qui ramènent des protéines en poudre, des T-Shirt de Body Builders, des sacs et autres comodités pour se payer les bonnes grâces de monsieur le videur qui fait la loi, règne en maître et qui peut te faire chier si tu ne t’appliques pas à lui graisser la patte et surtout toujours montrer patte blanche. C’est la loi de la nuit et des lieux où l’on s’amuse.

« Les filles doivent payer, bien sûr. Merde, je peux l’envoyer balader ailleurs. Elle se fait son fric et moi, je mange comment ? Merde, tu manges et je mange et tout le monde il est heureux et tout le monde il est gentil. Et tout le monde il travaille en paix. Si la fille veut la ramener, une gifle fait l’affaire et stop devant la porte. Plus d’entrée, ma fille, va voir ailleurs ». Brahim, Saïd, Bouchta, Larbi, Driss et tant d’autres, vivent de la sorte. Presque un deal avec le boss « lui il sait que le travail est fait ici devant la porte. Le lieu est clean et il sait que nous nous faisons notre pécule sans problème. Tout le monde est gagant. Lui, il me paye rien du tout. 500 dhs par semaine. Qu’est-ce que je vais faire avec ça, moi en une semaine : manger, boire, acheter mes produits pour le sport, me marier, avoir une maison, des gosses ? Rien de tout ça, mon ami. Moi, je me sacrifie pour le boss, et lui, il ferme les yeux ». Le deal tacite est des plus simples : rapport gagnant-gagnant, amis. Quand ça merde, qu’il y a une tuile, le videur est vidé le premier. Le boss s’en lave les mains. Pas de contrat de travail, pas de sécurité sociale, pas de syndicats comme c’est le cas dans d’autres pays, le videur est le premier lésé dans l’affaire. Il aura beau bastonné les gens, quand c’est son tour, il trinque. Et sec.

Quand les videurs font de la prison

« J’ai passé deux ans à Oukacha pour une sale affaire. J’ai été accusé de vol avec agression. C’est un type qui a porté plainte. Lui ne savait même pas qui l’avait agressé parce qu’il était complètement ivre. Il ne se rappelait de rien. Quand la police est venue au cabaret, le boss a dit que ce sont les videurs qui avaient fait le coup. Les barmen et les barmaids ont témoigné, et nous avons pris pour deux ans chacun. Mais, tout le monde dans ce cabaret savait que ce n’était pas moi. D’ailleurs, ce soir je ne travaillais pas. Mais bon, il fallait que quelqu’un paie et surtout pas le boss qui avait peur de voir son affaire couler ou fermée ». Cas classique quand on sait comment, dans certains établissements, les choses sont concoctées. Soufiane n’est pas le seul à avoir payé le prix fort pour que le bar ou le cabaret soit hors de danger. Un crime dans un bar peut valoir la fermeture au propriétaire et c’est déjà arrivé dans plusieurs bars et cabarets de Casablanca. Comme c’est le cas dans un dancing oriental au passage Sumica. Un crime et le boss s’est fait raquer. Tout le monde s’est retrouvé au chômage. Et la combine veut que pour éviter de telles débâcles, rien de tel que d’envoyer la chair à canon au charbon. « Je vais vous expliquer comment ça se passe dans certains coins. C’est très simple, écoute bien. Le boss est à la merci des barmen qui font du trafic, c’est connu. Alcool de contrebande, alcool frelaté (Madroub) qu’ils achètent à bas prix. Ils arrosent le cabaret. Tout le monde boit, mais personne en soupçonne que son vin est de la merde et que son Whisky est mélangé à du thyé noir infusé et injecté avec une seringue. Une bouteille de Whisky peut accoucher de deux bouteilles. Tu vois le bénéfice, mon frère.Les barmen trempent dans d’autres bricoles : ils jouent au maquereaux (kewwadas) et des fois, il y a des merdes qui arrivent. Les filles payent quelqu’un pour les agresser avec le client, pour faire croire à un vol. Le client porte plainte. Le boss ne peut jamais donner son barman qui lui remplit la caisse. Alors, il livre le videur qui va faire un tour à Oukacha où il va perdre les muscles, supporter tous les drogués et parfois tomber sur un type que tu a bien rossé un soir et qui rêvait de te faire la peau. Voilà comment cela se passe dans certains cabarets et bars. »

Devant chaque bar, devant chaque boîte de nuit, devant quelques restaurants, devant les cabarets, d’Aïn Diab à Rahal El Meskini, en passant par la rue Allal Ben Abdellah, le marché central, Lalla El Yakout…le videur doit faire avec le climat ambiant. C’est une loi. Une règle qui s’impose à lui et qu’il ne peut réfuter. Chaque métier à ses codes, à plus forte raison, un boulot au noir, certes au su et au vu de tous, mais au noir tout de même, parce que ces balaises, souvent bourrés de graisse n’ont aucun statut juridique. Ce sont des hors la loi qui travaillent en toute impunité. C’est cela leur réalité de prolétaires, d’intermittants du plaisir. Et quand on est hors jeu, tout en étant une part importante du puzzle de la nuit, il faut participer à la cagnotte pour manger à sa faim. Eh oui, il y a des videurs qui sont à eux seuls une société de recrutements qui marche fort. Soirées privées, bordels secrets, coups bas, coups foireux, règlements de comptes entre filles, entre clients, entre prétendants, entre propriétaires de bars… les videurs sont les hommes à tout faire. Il suffit d’y mettre le prix. « On en connaît qui vendent du haschich, mais personne ne les arrête. Ils mangent et ils font manger. Des fois le boss le sait, des fois les barmen filtrent tout à condition d’avoir leur part. Ils sont là, et quand les filles ou les clients veulent leurs joints, ils peuvent payer et l’affaire est jouée. Tout marche bien, jusqu’au jour où il y a un problème, là le videur est envoyé au trou. » Mais dans les à-côtés, il n’y a pas que le haschich ou le karkoubi et parfois d’autres substances comme de la cocaïne. Non, un bon videur, c’est aussi celui qui a son réseau. « Des filles qui sont des habituées du cabaret. Il y a des videurs qui arrangent le coup pour une part du tarif de la fille. C’est connu, ça aussi. C’est mieux d’ailleurs pour les filles qui travaillent et qui sont protégées par des types qui bossent au même endroit qu’elles. Les clients sont connus, les filles aussi, le videur fait son job et se tient à carreau. L’important est que la fille revienne sans problème pour repartir avec un autre et ainsi de suite toute la nuit et toute la semaine. Parfois, le videur arrange l’affaire ailleurs, loin du cabaret, dans un lieu privé. Il prend de l’argent de chez le client, il trouve la fille, empoche là aussi du pognon, et il organise le coup. »

Les à-côtés du métier

Un réseau, c’est aussi un groupe de videurs qui se recommandent entre eux. Ils se groupent en bande qui va écumer tous les lieux selects de la ville. On retrouve d’aileurs, dans certains endroits, les mêmes figures de ces portiers qui font office d’épouvantails. « Aujourd’hui, il y a de plus en plus d’endroits qui ouvrent et il y a beaucoup d’argent en jeu. Il faut savoir s’adapter. Les boss veulent des gars qui assurent. Moi, je les trouve, et j’organise ma clique de boulot. On travaille dans le privé et dans des boîtes de la ville. Toujours les mêmes. Le patron est content parce que l’affaire tourne sans grabuge et nous, nous sommes toujours ensemble. Chacun assure les arrières de l’autre. Des fois, il y a un con qui a envie de se foutre de la gueule des autres, quand on l’apprend, il est remplacé au pied levé par un autre qui a intérêt à se tenir à carreau et à s’appliquer ».

Il faut dire que ce sont là les prémices de syndicats de l’ombre. Le travail de videur n’est pas aisé. Il y a l’expérience, le doigté, le savoir-faire, la connaissance des mécanismes, le réseau… tous ces ingrédients font que les bonnes affaires du milieu, sont concentrées entre les mains d’une poignée de portiers, de vigils, de gardiens de la paix, de videurs invétérés. Et pour ce type de service de la nuit et de sa vie feutrée, il n’est pas question de tabasser ni de bastonner. Non, le videur, le vigil, security, c’est un plus qui est offert aux clients. Le must du service soigné. Certains patrons surfent sur les dangers du terrorisme pour engager des vigils qui ne vont pas hésiter à se faire sauter avec les kamikazes, pour protéger toutes ces bonnes gens qui s’éclatent et s’amusent. Evidemment, cela paraît, de loin, futile, mais de très près, rien de bien loin de l’Europe où c’est déjà un métier à part entière, un boulot ou l’on gagne mieux que des directeurs de banque. Les gens veulent prendre du bon temps, les videurs version moderne les protègent, surveillent les mauvais coups, veillent sur leur sécurité. Ceci n’a pas de prix dans un sens. Au Maroc, les prémices sont déjà là et beaucoup de jeunes bodybuildés jouent les Apollon et les garde-fou, les barrières et les barricades, les ceintures de sécurités et les pare-chocs. Mais ce n’est pas le lot de tout le monde. 90% des videurs ont une sale vie, veillent trop, esquintent leur santé, prennent des coups, en distribuent, se font écrouer et croupissent pour un temps à l’ombre, portent des balafres comme des marques de fabrique du métier et doivent ramer entre le mauvais vin, la sueur, la mollesse du sexe, pour se faire une place. Souvent la place est prise. Souvent, il faut faire son temps et se recycler. Souvent, il faut quitter le navire avant le naufrage. Souvent il faut sauver sa peau. Souvent, il vaut mieux être éboueur que videur.

Gazette du Maroc - Adelhak Najib

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