Fadoua Massat : L’absente

18 avril 2003 - 10h38 - Culture - Ecrit par :

Massat a frappé l’opinion marocaine par ses enquêtes coups de poing, puis elle a émigré aux Etats-Unis, où elle assure le service arabe de la Voix de l’Amérique.

Editorialiste très connu au Maroc, Khalid Jamaï a écrit un jour qu’à défaut d’avoir émigré, la plupart de ses compatriotes étaient devenus des "immigrés des ondes", auditeurs acharnés des radios internationales, toxicomanes de la parabole.

Si c’est vrai, et pendant cette deuxième guerre du Golfe, le royaume n’a eu, en effet, d’yeux et d’oreilles que pour les nouvelles de Bagdad tombées du ciel, les Marocains ont pu faire une expérience singulière. En écoutant le service arabe de la Voix de l’Amérique, la radio gouvernementale américaine, ils suivaient la version de Washington présentée par une fille de leur pays. "Mon Dieu, que fais-je ici ?, s’est demandé, plus d’une fois, Fadoua Massat. Je devrais me battre aux côtés des Irakiens !" En l’écoutant égrener "des faits, rien que des faits", au micro de la Voix de l’Amérique, les auditeurs marocains se sont-ils souvenus de la jeune journaliste qui, en 2002, de trois reportages coups de poing, a frappé à la fois son entrée et sa sortie de la presse nationale ?

"Elle a un caractère d’enfer." Driss Benani, son condisciple et ami pendant quatre ans à l’Institut du journalisme de Rabat, ne cache pas son admiration pour Fadoua Massat. Laquelle, au départ, cumulait les handicaps : originaire d’une petite ville du Nord, Ouazzane, issue d’une famille modeste de neuf enfants, elle était "seulement" arabophone. Dans la presse marocaine, la langue du Coran est celle des parents pauvres de la profession. Toutes choses égales par ailleurs, ils ne gagnent que les trois quarts du salaire auquel ils pourraient prétendre en rédigeant dans la langue de l’ex-colonisateur. "Si tu n’écris pas en français, tu ne seras pas entendu par les décideurs au Maroc", explique Fadoua Massat au téléphone depuis Washington, où elle vit à présent " dans une nouvelle langue". Il y a moins d’un an, son premier grand reportage au Maroc a été publié dans Assahifa, la sœur arabe du Journal hebdomadaire. Comme un Günter Walraff en Allemagne ou une Anne Tristan en France, Fadoua Massat s’était alors infiltrée dans un milieu interdit, soustrait au regard public. Elle s’était glissée dans la peau d’une prostituée, "l’une de ces filles marocaines qui vendent leur corps aux richards du Golfe".

Du temps où elle était encore à l’école de journalisme, habitant une chambre dans la cité universitaire, Fadoua Massat s’était liée à nombre d’entre elles, " attirées par le gain facile". Des étudiantes qui "fumaient et buvaient de l’alcool" lui racontaient leurs soirées dans les villas de rêve, à Rabat, des "cheikhs" du Moyen-Orient. A partir de ces témoignages, Fadoua Massat avait rédigé un mémoire d’études. Stagiaire à Assahifa,elle reprend ces contacts et, après six mois d’immersion, publie le récit d’une longue nuit, celle de "Nihad", novice dans le métier. Transbahutée de taxi en limousine, pour semer la police et brouiller les pistes, elle se retrouve dans un salon où quatre hommes d’affaires du Proche-Orient procèdent à un casting : sur une douzaine de jeunes filles, ils éliminent d’abord les moins belles, puis celles qui refusent de "s’effeuiller en dansant", de se rouler au sol pour y ramasser, avec leur corps en sueur, les billets éparpillés. Au passage, une fille qui ne veut pas fumer du haschich au narguilé est brûlée au mégot à la cuisse et, bien sûr, éjectée de la compétition.

"Nihad" est éliminée au deuxième tour et repart avec 120 dollars, quatre fois plus que les "filles trop laides". Les quatre élues de la nuit gagnent, chacune, 600 dollars. Vendre sa virginité, fût-ce à un vieillard qui déflore "en introduisant son doigt pour forcer l’hymen", rapporte plusieurs milliers de dollars. Dans son enquête, Fadoua Massat n’est pas avare de détails, noms, adresses et filières à l’appui. La publication de son article soulève un tollé, l’ambassade d’Arabie saoudite au Maroc proteste vivement. "J’ai reçu des menaces de toutes parts, il y a même eu des gens qui ont appelé ma mère pour lui dire que je n’étais qu’une ####".

De surcroît, l’authenticité de son travail est mise en doute. "On la suivait à l’époque, parce qu’elle avait quand même peur. Elle n’a pas inventé, elle y est vraiment allée", affirme Driss Benani. Mais Fadoua Massat sort de cette expérience " souillée". A ce jour, elle n’a pas laissé repousser les cheveux, qu’elle s’était coupés, après que son "client", un homme d’affaires koweïti, les eut caressés. Que les Nations unies aient donné le départ, à la suite de son reportage, à un "projet pilote d’aide aux jeunes prostituées" n’est qu’une maigre consolation. Au printemps 2002, ne se sentant "pas assez soutenue" par sa rédaction, Fadoua Massat change donc de journal.

L’été 2002, l’hebdomadaire TelQuel publie à la "une" son reportage "Dans la peau d’une bonne". Pendant une semaine, Fadoua Massat a été la bonne à tout faire d’une famille de la classe moyenne marocaine, sans doute ni meilleure ni pire que celles où, invité à dîner, on voit passer des ombres, souvent des filles "ramenées" de la campagne, très jeunes, pieds nus, passe-muraille. Ordre, contre-ordre, des enfants qui la commandent, une vie entre "Lalla" et "Azizi", la maîtresse et le maître de la maison. De ce dernier, il faut se tenir à distance, si on ne veut pas se faire crêper le chignon par l’épouse, vigilante et adepte de la frappe préventive. Econome, aussi : pour ne pas gaspiller des serviettes hygiéniques, elle déchire un vieux T-shirt sale, qui " fera bien l’affaire" pour la domestique. Logée sur le balcon, sur un matelas à rouler, chichement nourrie et mal payée, l’équivalent de 40 euros par mois, Fadoua Massat a été taillable et corvéable de l’aube au petit matin. Elle a lavé le linge au savon et à la planche à frotter, parce que "c’est mieux qu’avec le détergent dans la machine". Quand "Madame" sortait, le tablier et le foulard étaient de mise, trois pas derrière la bourgeoise qui tenait à ce que l’on vît qu’elle avait de quoi s’offrir du personnel.

Trois mois plus tard, en octobre 2002, "notre journaliste de l’extrême" récidive - c’est ainsi que la présente désormais son journal, dont le rédacteur en chef se félicite. Grâce à "cette journaliste atypique, toujours partante, citoyenne dans l’âme, dit-il, l’empathie devient un filon éditorial propre à TelQuel". Cette fois "dans la peau d’une mendiante", Fadoua découvre que les places sur les trottoirs sont des chasses gardées, où fourmillent des caïds de la manche, des indicateurs (dits "awacs") et des flics en civil ; que les recettes - entre 1,5 euros et 20 euros par jour - s’y partagent avec le protecteur, "moitié, moitié", le vendredi, jour de fête de l’aumône en terre d’islam ; qu’une concurrente administre un barbiturique à ses jumeaux pendus sur elle, "pour ne pas être dérangée dans son travail", et qu’elle les pince fortement quand ils émergent : "Tant qu’à être réveillés, qu’ils pleurent". Elle apprend aussi que les messieurs qui proposent en fin de journée 2 euros et un dîner ne sont pas des anges de la compassion. Enfin, en se rendant dans un "centre social", elle découvre un dépotoir de la lie humaine où tout se mélange : des mendiants raflés, des handicapés désemparés, des fous à lier...

Quoique étirable, le filon éditorial se casse. "Toujours partante", la journaliste part... à l’étranger. "J’avais fait de mon mieux, mais ça n’avait rien donné", commente aujourd’hui Fadoua Massat, sans jeter la pierre à personne. A la fin 2002, dans une interview accordée à un journal espagnol, le jugement était plus sévère. Elle exprimait alors son espoir déçu par une presse qui s’autocensure, par un "gouvernement d’alternance" qui ne change la vie de personne, par le jeune Mohammed VI qui ne fait pas advenir un autre royaume. Graine de la "génération M6" - du surnom du nouveau roi -, Fadoua Massat rejoint en Virginie l’un de ses frères, déjà installé, ingénieur en informatique. Elle ne restera pas longtemps vendeuse d’habits, serveuse dans un restaurant chinois. Au début de cette année, elle passe les tests d’entrée à la Voix de l’Amérique, puis l’entretien avec un agent du FBI, " une mesure de sécurité" dans le cadre de la lutte antiterroriste. Le 24 février, elle intègre le service arabophone, baptisé depuis un an "Sawa" (ensemble). Aux côtés d’autres Maghrébins, la Marocaine de 25 ans veut "exercer le métier de journaliste dans les meilleures conditions".

Elle en a désormais les moyens : accès à toutes les agences de presse, un important réseau de correspondants et, aussi, un " bon salaire" qui lui permet de soutenir sa famille au Maroc. Mais, plus important que tout, "il y a des règles professionnelles" : les faits sont sacrés. Hélas, quinze jours plus tard, le déclenchement de la "guerre avec l’Irak" va lui compliquer la vie. S’il n’est toujours "pas question de faire la propagande du gouvernement américain", elle n’a pas le droit - la consigne est stricte - de dire à l’antenne " la guerre en Irak". Fadoua Massat est écartelée. Elle voit en Saddam Hussein " le malheur de son peuple", mais estime qu’il ne fallait pas "le faire partir de cette façon, à un prix aussi élevé". Elle n’a aucune considération pour l’opposition irakienne, "qui ne pèse rien, n’a pas d’emprise sur le pays". De là à sanctifier une administration américaine à Bagdad, même à titre provisoire... Comme à son habitude, Fadoua Massat se lance dans une fuite en avant. Outre les dix heures qu’elle passe à la Voix de l’Amérique, elle perfectionne son anglais à la maison, surfe sur Internet, s’inscrit à l’université de Washington pour suivre des cours de techniques du marketing. Elle veut "tirer le maximum de leçons" de son séjour en Amérique, dont elle pressent qu’il ne durera pas. Elle voit son avenir professionnel "plutôt sur une chaîne panarabe".

Pourtant, l’Amérique lui plaît. "En vivant aux Etats-Unis, on ne peut pas croire, comme on le fait au Maroc, que la guerre en Irak est menée contre les Arabes ou les musulmans", dit-elle. Pourquoi ? "Nous sommes mieux respectés ici que dans nos pays d’origine". Dans sa bouche, ce n’est pas une provocation, mais le corollaire d’un ensemble d’observations. "Il n’y a pas les mêmes préjugés que chez nous liés au nom, au milieu social, à la condition féminine. Ici, chacun vit à sa manière. Ce qui compte, c’est la valeur intrinsèque de l’individu". A la différence du Maroc, "on peut marcher seule dans la rue sans se faire aborder, sans s’entendre dire des obscénités". Il n’y a pas non plus d’islamistes, de djihad normatif. "C’est la liberté, résume-t-elle. Au Maroc, je l’avais prise, ici elle m’est donnée."

Cependant, reçue comme cadeau d’accueil ou gagnée de haute lutte, la liberté a un prix partout. Si, au Maroc, Fadoua Massat désespérait " en passant chaque jour devant les diplômés chômeurs qui faisaient leur sit-in devant le Parlement, et qu’on a fini par chasser de là en les tabassant", elle ressent une " grande solitude à Washington, loin de -sa- famille, loin de -son- pays". Compte-t-elle y retourner un jour ? " Si le Maroc ne change pas, je n’y rentrerai pas, répond-elle. Je n’ai pas envie de lire à nouveau la déception dans les yeux des jeunes."

"Même quand j’étais fillette, à la petite école, j’étais déjà différente des autres, confie-t-elle. J’ai toujours voulu faire quelque chose pour les gens de mon milieu. J’ai toujours pensé qu’il fallait travailler pour le vrai Maroc, le Maroc oublié." C’est un vaste pays. S’il existe dans chaque ville, le "Maroc oublié" s’étend surtout à l’intérieur des terres, loin de la côte atlantique et, en particulier, de la conurbation Rabat-Casablanca, où toutes les richesses se concentrent, où tous ceux qui comptent se côtoient. L’arrière-pays n’est qu’une série de cartes postales, le "bled" perdu, le "ksar" berbère, la "ville oasis", les ergs et hamadas sahariens, les cimes enneigées de l’Atlas qui surplombent Imilchil, "capitale des fiançailles"...

Stephen Smith pour lemonde.fr

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