Le coût de la guerre

17 avril 2003 - 15h28 - Monde - Ecrit par :

Arrêt des échanges commerciaux et des contrats pétroliers avec Bagdad, donc pertes sèches : les économies nationales et les entreprises souffrent déjà des conséquences du conflit en Irak.

Port de Dubai, golfe Arabo-Persique. Une multitude de navires marchands sont pris au piège de la guerre : ils ne peuvent décharger leurs cargaisons destinées à l’Irak. Parmi eux, beaucoup sont affrétés par des entreprises maghrébines. « Nous sommes en contact avec notre cargo, mais nous ne savons pas quoi faire, déclare un industriel tunisien. Plus les jours passent, plus nos frais augmentent. Et on ne sait pas qui va nous rembourser. »
Depuis 1996, Dubai est, avec le port jordanien d’Aqaba, le point de passage obligé pour le contrôle permettant aux exportateurs de se faire payer par le comité de l’Organisation des Nations unies (ONU) chargé du programme « Pétrole contre nourriture ». Ce dernier, censé atténuer la sévérité des sanctions imposées à l’Irak depuis la première guerre du Golfe, permet au pays d’importer, sous le contrôle de l’ONU, des produits de première nécessité, comme la nourriture et les médicaments. C’est dans ce cadre que les exportations algériennes, tunisiennes et marocaines vers l’Irak (qui les favorise en tant que pays amis) se sont développées, grâce à la signature, ces dernières années, d’accords de libre-échange.

L’Irak est ainsi devenu, à partir de 1998, l’un des vingt premiers clients de l’Algérie pour les produits hors hydrocarbures. En 1999, ce pays est passé au quatrième rang avec des exportations d’une valeur de 2 700 millions de dinars (32,6 millions d’euros). Et au sixième, en 2000, avec 2 024 millions de dinars. Dans les milieux patronaux à Alger, on estime entre 65,5 millions et 84,4 millions d’euros les marchés conclus, l’an dernier, avec l’Irak et dont la réalisation se trouve interrompue par la guerre. Plusieurs grandes entreprises algériennes y sont impliquées. Et, pour certaines, leur survie en dépend. C’est le cas de la Société nationale des véhicules industriels (SNVI) dont les contrats (une partie est en instance d’approbation par l’ONU) représentent 47 millions d’euros. C’est aussi le cas de la société oranaise Cimap, spécialisée dans la fabrication de fournitures scolaires, qui a décroché, en avril 2001, un contrat de 1,8 million d’euros. Pour cette entreprise, la guerre constitue une véritable catastrophe.

Dépourvu de ressources en hydrocarbures, le Maroc s’approvisionnait jusqu’ici, à des prix préférentiels, en pétrole brut irakien à hauteur de 25 % de ses besoins. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont passés de 2,56 milliards de dirhams (environ 238 millions d’euros) en 1999 à 5,12 milliards en 2000 et 4,34 milliards en 2001. Le Maroc exportait vers l’Irak des produits alimentaires, des pneumatiques et des médicaments.

Il en est de même pour la Tunisie, dont les exportations vers l’Irak ont été multipliées par quinze entre 1999 et 2002. Elles sont passés de 7,3 millions de dinars (environ 5 millions d’euros) en 1999, à 43,7 millions en 2000, puis à 111,7 millions en 2001 et 120 millions en 2002. Les principaux produits vendus à l’Irak sont les denrées alimentaires, les véhicules de transport, les systèmes d’irrigation et les céramiques. Au total, les contrats signés entre la Tunisie et l’Irak dans le cadre du programme « Pétrole contre nourriture » se sont élevés à 1,1 milliard d’euros depuis 1996. Certains ont pu être exécutés, d’autres attendent une approbation définitive de l’ONU. La valeur des marchandises bloquées à Dubai est estimée à 7 millions d’euros. Les entreprises qui ne peuvent plus acheminer vers l’Irak leurs produits déjà fabriqués ou en cours de fabrication risquent de se retrouver dans une situation financière difficile. Enfin, l’Irak a octroyé, l’an dernier, à l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières (Etap) une petite concession dans la province de Nadjaf (sud de Bagdad), dont la capacité de production est estimée à 40 000 barils par jour (b/j).

Dans les trois pays maghrébins, les hommes d’affaires s’interrogent : les Américains et les Britanniques, qui occupent l’Irak, vont-ils permettre la poursuite des contrats signés avec le gouvernement de Bagdad sans s’ingérer dans la gestion de l’ONU ? Ou vont-ils détourner le programme « Pétrole contre nourriture » et les contrats pétroliers en faveur de leurs propres compagnies ?

L’arrêt des échanges commerciaux et des contrats pétroliers avec l’Irak et les pertes sèches qui en découlent pour les économies et les entreprises maghrébines sont l’un des effets directs de la guerre menée par George W. Bush. D’autres effets indirects sont observés ou attendus sur le plan de l’énergie, du tourisme et de la croissance économique en général.

Sur le plan énergétique, la tendance haussière et la volatilité des prix pétroliers posent de sérieux problèmes de balance des paiements au Maroc et, dans une moindre mesure, à la Tunisie. Le royaume chérifien ne dispose pas de ressources en hydrocarbures et est obligé d’importer la quasi-totalité de ses besoins, dont le coût absorbe 27 % des exportations du pays. En 2002, sa facture pétrolière s’est élevée à 1,2 milliard d’euros. Pour cette année, il dispose d’un stock de sécurité contenant trois mois de réserves. Mais la facture risque d’être lourde. Le Maroc devra sans doute changer de pays fournisseur après la chute du régime à Bagdad.

Petit producteur de pétrole brut (3,6 millions de tonnes en 2002), la Tunisie est un peu mieux lotie : le pays importe seulement 55 % de ses besoins en produits énergétiques. Les prévisions budgétaires pour 2003 étaient fondées sur un baril à 25 dollars. Au-delà, chaque dollar signifie une charge supplémentaire de 28 millions de dinars (environ 20 millions d’euros), qui doivent être couverts soit par le budget de l’État, soit grâce à un ajustement des prix à la pompe, comme celui effectué le 4 avril (hausse de 3 % à 4 %).

Pour l’Algérie et la Libye, qui vivent de la rente pétrolière, c’est le scénario inverse. Au-delà d’une moyenne de 19 dollars le baril prévus par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), et sur la base d’une production de 1 million de b/j en Algérie, chaque dollar de plus signifie 1 million de dollars gagnés chaque jour. Ce qui viendra renforcer des réserves en devises importantes, qui s’élevaient à 23 milliards de dollars fin 2002. Pour la Libye, et sur la base de 1,35 million de b/j, c’est 1,35 million de dollars de plus chaque jour. En pratique, le gain pour la balance des paiements est moins important : le pétrole est payé avec un dollar en baisse, tandis que les paiements extérieurs se font en grande partie sur la base de l’euro, en hausse.

Autre secteur touché par les effets de la guerre : le tourisme. Pourtant, le Maroc comme la Tunisie commençaient à peine à se relever des effets des événements du 11 septembre 2001. Avec des recettes du tourisme qui pèsent lourd dans leurs balances des paiements (1,4 milliard d’euros par an pour la Tunisie et 2,5 milliards pour le Maroc), ils sont beaucoup plus exposés que l’Algérie, qui n’en est qu’à ses débuts dans ce secteur. Selon le ministre marocain du Tourisme Adil Douiri, le nombre de visiteurs étrangers a baissé de moins de 10 % dans le royaume pendant les deux premières semaines de la guerre. En Tunisie, les effets ont été atténués par le fait que le conflit a été déclenché durant la basse saison touristique. Les nuitées hôtelières entre le 1er janvier et le 31 mars n’ont diminué que de 10 % par rapport à l’an dernier et à la même période. Cette baisse a été néanmoins importante au cours de la dernière semaine de mars, avec une chute de 29 %. La légère reprise observée début avril correspond aux vacances de Pâques en France. « Il faut sans doute s’attendre à un affaissement des ventes pour les semaines à venir. Mais cela semble moins grave que ce que nous avons observé lors de la première guerre du Golfe, en 1991. On peut aujourd’hui compter sur le phénomène des réservations de dernière minute qui s’est beaucoup développé ces dernières années », estime Mondher Zenaidi, ministre du Tourisme, du Commerce et de l’Artisanat. Les tour-opérateurs qui travaillent en Tunisie, y compris les britanniques et le néerlandais Neckerman, ont pour le moment maintenu leurs programmes pour l’année. Encouragés en cela par le fait que le prix des forfaits à partir de l’Europe à destination de la Tunisie et du Maroc sont parfois réduits de moitié : les hôteliers et les compagnies aériennes ont accepté de partager les pertes avec les tours-opérateurs.

En Tunisie comme au Maroc, les compagnies aériennes régulières, sur lesquelles voyagent les petits groupes, sont plus touchées que les charters. La courbe de la chute des recettes des compagnies des deux pays suit celle des recettes du tourisme. La guerre a eu au moins un effet positif indirect pour la direction de la compagnie nationale Tunisair. Elle lui a permis d’accélérer la conclusion, avec les syndicats, d’un accord de restructuration qui prévoit un « dégraissage » de 1 500 emplois.

Dans les deux pays, on s’attend néanmoins à ce que les ventes demeurent faibles tant que la guerre en Irak durera. De son côté, la Tunisie a commencé à appliquer un plan qui lui permettra de tenir le coup pendant les trois prochains mois. Le premier volet concerne la fermeture d’un tiers des établissements hôteliers ayant besoin d’être restaurés et qui bénéficieront de facilités de financement auprès des banques. Le second volet consiste à transformer un autre tiers des hôtels en centre de formation et de perfectionnement pour 15 000 employés du secteur. Le troisième tiers du parc hôtelier devra compter sur les visiteurs européens et la promotion du tourisme intérieur et régional pour tenir le coup.

Difficile, en tout cas, de prévoir l’impact exact de la guerre sur la croissance économique de la région. Une simulation, effectuée en février 2003 par le ministère marocain des Finances et de la Privatisation, a été élaborée sur la base d’un scénario « très pessimiste traduisant une crise ouverte et durable sur la scène internationale ». Conclusion : la croissance économique au Maroc se contracterait de 0,8 point en 2003 (les prévisions tablaient sur 5,5 %, contre 4,5 % en 2002) et de 1,5 point en 2004. Un scénario fondé sur une baisse de 10 points de l’activité touristique, d’une hausse de 30 % du prix du baril de pétrole, et d’une baisse ponctuelle du rythme de croissance de l’Union européenne.

Les simulations tunisiennes n’ont pas été rendues publiques, mais elles ne doivent pas être très différentes de celles du Maroc, la structure des deux économies étant comparable : la Tunisie et le royaume chérifien sont à la fois importateurs nets de pétrole, fortement intégrés à l’économie européenne qui représente 80 % de leurs échanges extérieurs, et tirent une large partie de leurs ressources en devises du tourisme.

La Banque centrale de Tunisie estime que l’évolution de la situation internationale risque « d’accentuer l’affaiblissement de l’activité économique », dont la croissance était initialement prévue à hauteur de 5,2 % (contre 1,7 % en 2002). Pour soutenir cette dernière, elle a décidé, le 27 mars, de baisser de 0,375 % son taux d’intérêt de référence (dit taux de l’appel d’offres), qui se situe désormais à 5,5 %. C’était la première baisse depuis 1999.

Quand à l’Algérie, ses prévisions de croissance pour 2003 (de l’ordre de 5,2 %) se trouveront confortées tant que le cours du pétrole sera au-dessus de 25 dollars. Qu’il chute, et ce sera la tendance inverse. Mais en tout état de cause, les trois pays comptent sur le ciel, plus clément cette année pour le Maghreb que pour l’Irak, pour atténuer l’impact de cette guerre sur leurs économies.

ABDELAZIZ BARROUHI pour lintelligent.com

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