Mellah et merveilles à Mogador

23 janvier 2006 - 11h21 - Maroc - Ecrit par : Bladi.net

Retour sur l’histoire de ce grand port de commerce, baptisé tour à tour Mogador ou Essaouira, et qui, au XIXe siècle, comptait plus de juifs que de musulmans.

« Monsieur Nicolas nous faisait peur avec son chien méchant. Il y avait aussi la dame qui nous jetait de l’eau par la fenêtre parce qu’on faisait trop de bruit. Notre voisin, c’était le consul de France ; j’allais jouer avec ses enfants en passant par les terrasses. » A cent mètres du souk, la rue de Marrakech est un petit boyau bordé de magasins de tapis. La voix d’Asna, 67 ans, remplit l’espace. Elle en avait 17 quand elle a quitté le Maroc avec un faux passeport espagnol. Aujourd’hui, elle vit à Chantilly. De France ou d’Israël, toute la famille Knafo est venue célébrer le centenaire de la mort de l’arrière-grand-père, rabbin d’Essaouira quand la ville s’appelait Mogador et comptait plus d’habitants juifs que musulmans.

Essaouira, petite perle marocaine, est à la mode. Lassée de Marrakech, la jet-set européenne y trouve, à deux heures de Paris, luxe, calme et dépaysement. Là où régnaient la ruine et la décrépitude poussent galeries et restaurants chic, comme si l’antique cité fondée par les Phéniciens était condamnée à ne ressusciter que par la grâce du tourisme d’avant-garde. Déjà, à la fin des années 60, elle avait été redécouverte une première fois par les hippies. Jimmy Hendrix, Cat Stevens ou Margaret Trudeau, l’épouse fantasque du Premier ministre canadien, prirent leurs quartiers d’été dans ce qui est devenu l’hôtel Riad-Médina. Ils furent jusqu’à plusieurs centaines, puis disparurent.

Mais il y a une vie avant les touristes. Il y a un demi-siècle, Essaouira était un poste avancé du commerce européen. Les bateaux remplis de sacs d’amandes, thé, olives, plumes de paon partaient vers l’Angleterre ou l’Allemagne, faisant vivre toute une société cosmopolite. La Gazette d’Essaouira donnait les horaires de départ des navires, on se retrouvait au club anglais ou aux Galeries nouvelles, le grand magasin de la place Moulay-Hassan, aujourd’hui transformé en agence de l’Office national d’électricité. Le protectorat français offrait ses écoles et ses hôpitaux, et le linge sale était envoyé à laver à Manchester. Place Moulay-Hicham, à la terrasse de l’hôtel Beaurivage où il fait toujours bon faire halte, il faut imaginer ce temps où les messieurs chic appelaient le serveur en tapant du doigt sur leurs cols amidonnés.

Les Français étaient médecins, fonctionnaires. Les Arabes tenaient les boutiques d’artisanat. Et les grandes familles de négociants étaient juives, héritières des Tujjar al-Sultan, « les négociants du roi ». Elles avaient accouru de tout le Maroc, en 1765, à la demande de Mohammed III. Le sultan avait décidé d’établir ici le grand port de son royaume et d’en faire le point de liaison avec les caravanes venues d’Afrique. Grâce à un régime d’exemptions fiscales, une douzaine de maisons de commerce s’établirent aussitôt. Au milieu du XIXe siècle, Mogador comptait 10 000 musulmans et 17 000 juifs reclus dans le mellah, le quartier juif situé dans la partie nord de la vieille ville. Plus tard, ceux qui en avaient les moyens déménagèrent dans les belles demeures de la casbah autour de la place Moulay-Hicham.

Souk aux arcades façon rue de Rivoli

Les guides effleurent à peine ce Mogador enfoui. Pourtant, sans lui, quelque chose manque dans le décor trop facile de la nouvelle Essaouira. Ce sont les hauts immeubles de Bab Sbaa, dont il vaut mieux savoir qu’ils formaient le quartier français avant de s’étonner de leur beauté froide et si peu arabe. C’est, rue El-Hejaili, la pâtisserie Driss, toujours ouverte et où, il y a cinquante ans, on vendait les meilleurs babas au rhum du Maroc. Face au Beaurivage, à l’ombre d’un caoutchoutier, un passage conduit à un terrain de sport : ici, au temps du protectorat, l’équipe de basket d’Essaouira, championne du Maroc, recevait à domicile toutes communautés mélangées.

Et encore, pêle-mêle : au bout de la rue de Marrakech, il y avait le club juif, pour les fêtes et les communions. Rue Ibn-Zohr, l’église portugaise, désaffectée, avait pour voisine « madame Massodo, qui préparait les repas à emporter pour les célibataires de la ville », se souvient Katia, partie en 1957. Rue Scala, au-dessus d’une boutique qui vend des tableaux à deux sous pour touristes, on peut repérer un petit panneau « Scala Cinéma ». Au fond du magasin, du contreplaqué bouche l’accès à l’orchestre. On dit que, derrière, les fauteuils rouges et l’écran sont intacts. L’escalier est caché par un drap ; en levant la tête, on aperçoit la mezzanine du bar et sa peinture bordeaux. « Le jeudi après-midi, il y avait le court métrage, les actualités Pathé, le film. »

Mohammed III fit un autre cadeau à la ville en confiant la construction de la nouvelle médina à un architecte français, Cornut, disciple de Vauban. Il en résulte l’étonnant spectacle d’un souk dont les rues se coupent à angle droit, se doublent d’arcades façon rue de Rivoli et s’ornent de miniarcs de triomphe à leurs intersections. Sur les portiques en pierre ocre, il y a des arabesques mais les remparts crénelés de Bab Ljhad rappellent surtout la citadelle de Carcassonne. En 1951, Orson Welles vint y tourner les extérieurs de son Othello. « Il logeait au Beaurivage et donnait des friandises à la fin de la journée aux enfants. Les gens se souviennent de sa voix tonitruante. Il manquait d’argent pour terminer son film et toute la population l’a aidé pour faire les armures avec des boîtes de sardines. »

« Mon père a travaillé pendant trente-cinq ans comme chef comptable chez Cartier, un des gros négociants. Il a eu la médaille du travail », reprend Asna. L’ordre social était rugueux. Au rez-de-chaussée des entrepôts, des paysannes cassaient les amandes pour le compte des marchands juifs qui possédaient des plantations dans l’arrière-pays. Jusqu’en 1951, les enfants arabes n’étaient pas admis au collège français ; mais les juifs, eux, furent chassés des emplois administratifs par le gouvernement de Vichy. Chez tous, les nounous qui berçaient les bébés étaient d’anciennes esclaves ou descendantes d’esclaves : jusque dans les années 30, les caravanes de Tombouctou transportaient aussi du bois d’ébène. Voilà pour les « aspects positifs » de la colonisation.

La rénovation bat son plein

Les Français sont partis les premiers, à la fin du protectorat. Les juifs ont suivi en 1967, après la guerre des Six Jours, abandonnant leurs maisons aux quatre vents ­ il y a trois mois, dans l’ancien mellah, il a fallu en raser 250 qui risquaient de s’effondrer. En 1969, le sociologue français Georges Lapassade, annonçant la vague hippie, découvre la ville et écrit un texte qui fera date : Essaouira, ville à vendre. Désormais, la rénovation bat son plein et les festivals se multiplient, en partie sous l’impulsion d’un natif de la ville, André Azoulay, premier juif nommé conseiller du roi du Maroc depuis le milieu du XIXe. Sur les 3 000 riads (anciennes demeures à patio), 1 000 ont été réhabilités, 500 rachetés par des étrangers, 150 transformés en hôtels. Un énorme complexe avec hôtels, résidences privées et golfs doit surgir de l’autre côté de la baie ; les tracts font de la pub pour les balades en quads vrombissants dans le désert.

Tout brille, tout reluit et ce qui n’entre pas dans le chromo est écarté. Il y a trente ans, en périphérie de la médina, les sardineries et les usines de cuir faisaient travailler des centaines d’ouvriers ; elles sont sur le déclin. En revanche, l’ancien consulat français est devenu un centre culturel-musée, ce sera bientôt le tour de la vieille synagogue. Au bout de la rue Houmman-Fatouaki, le linge sèche dans le patio de l’ancien consulat danois en ruine. Le site a été proposé au Danemark et à la Norvège pour en faire une vitrine de la culture scandinave. Un projet à 2 millions de dollars. Sept familles marocaines squattent ce palais décati. Forcément, elles ne pourront pas rester.

Eric Aeschimann - Libération

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