Reportage : La chasse aux mendiants

10 avril 2007 - 00h54 - Maroc - Ecrit par : L.A

Depuis quelques semaines, des équipes formées de policiers et de fonctionnaires sillonnent Casablanca pour assister les mendiants. Ou les refouler sans trop de ménagement. TelQuel les a accompagnées dans une de leurs rondes quotidiennes.

“Généralement, quand il pleut, les mendiants se font rares dans les rues”, commente Mustapha Qouassem, coordinateur de l’opération de lutte contre la mendicité professionnelle au niveau de la préfecture Casablanca-Anfa. En cette matinée de lundi, sous la pluie fine qui commence à tomber sur Casablanca, l’équipe d’assistance sociale aux
mendiants ne s’attend pas à “de belles prises”. Et pourtant. En débouchant sur la rue Omar Slaoui, le fourgon croise une vieille femme en fauteuil roulant, qui accoste les automobilistes aux abords d’un feu rouge. En apercevant les membres de l’équipe d’assistance se diriger vers elle, elle prend peur et tente de s’éloigner, en donnant quelques moulinets énergiques aux deux roues de son véhicule de fortune. Trop tard. Fatna El Yatim, l’assistante sociale, est déjà penchée sur elle, l’abordant avec des mots rassurants pour s’enquérir des motifs qui l’ont poussée à “faire la manche”.

S’abritant de la pluie sous une couverture en plastique, la vieille dame nie catégoriquement pratiquer la mendicité. “J’étais à l’hôpital pour soigner mon diabète et là, je rentrais chez moi”, avance-t-elle, le regard inquiet.

La réponse ne convainc personne. Quelques riverains assurent la voir chaque jour mendier dans le quartier. En outre, elle ferme ses poings sur quelques dirhams, dérisoire pactole gagné au bout de quelques heures de travail.

L’équipe d’assistance lui propose alors de l’accompagner dans un centre social, où elle sera entièrement prise en charge. Sans surprise, la proposition est accueillie par un refus catégorique. “Les mendiants savent qu’on va les emmener au centre de Tit Mellil. Ils refusent car ils gagnent plus facilement leur vie en tendant la main”, explique Fatna El Yatim. En désespoir de cause, l’assistante sociale finit par abandonner la partie et voit la femme s’éloigner en promettant de ne plus “refaire le feu rouge”. “Nous ne pouvons pas obliger les gens à nous accompagner”, commente-t-elle. Car malgré la présence d’un policier en son sein, l’équipe doit garder à l’esprit l’objectif social, et non pas répressif, de sa mission.

La campagne d’assistance a été lancée le 2 mars dernier dans les deux préfectures les plus peuplées de mendiants à Casablanca : Anfa et El Fida. Selon la carte de la pauvreté établie par les autorités de la ville, ces deux préfectures abriteraient à elles seules quelque 55% de la population casablancaise vivant dans la précarité. Les deux premières semaines de la campagne ont été consacrées à la sensibilisation des mendiants et des citoyens. Quant au “ramassage”, il a commencé le 12 mars à travers des rondes quotidiennes, menées par une équipe se composant d’une assistante sociale, ainsi que d’un agent de police et d’un élément des forces auxiliaires qui assurent la sécurité, au cas où le mendiant approché serait violent. Après une dizaine de jours, le bilan est éloquent : au 21 mars, une centaine de personnes ont été accompagnées au centre de Tit Mellil. Sur place, chacune fait l’objet d’une enquête sociale, qui détermine sa prochaine destination : réinsertion familiale, transfert vers un établissement de bienfaisance ou apprentissage d’un métier.

Faux handicapé, vrai mendiant

Il est 11h, le fourgon avance lentement sur le boulevard Rahal Meskini. La pluie s’est momentanément arrêtée. Une femme quémande des pièces devant la porte d’une pharmacie. Assise à même le sol, elle exhibe un genou difforme. Khadija, c’est son prénom, vient de s’installer depuis à peine une heure. Elle a quand même réussi à empocher près de 25 DH. Quand Mustapha Qouassem, le coordinateur, l’invite à monter à bord du fourgon, elle se jette à ses pieds et se met à sangloter, le suppliant de la laisser partir. C’est que Khadija est effrayée par la présence du policier, elle croit dur comme fer que le véhicule l’emmènera en prison. L’intervention de l’assistante sociale arrive à la rassurer. Elle finit par obtempérer. “Ne m’emmenez pas. J’ai des enfants qui m’attendent à la maison, khouya”, souffle-t-elle, entre deux sanglots, à l’oreille du chef de l’équipe. Mais ce dernier ne fléchit pas. Les suppliques et les larmes, il en a l’habitude.

Deux cents mètres plus loin, le fourgon croise un non-voyant âgé. Approché, l’homme ne manifeste aucun geste de résistance et monte sagement dans l’estafette. Les membres de l’équipe passent leurs mains devant ses yeux, histoire de vérifier s’il est vraiment aveugle. “Une fois, nous avons failli attraper un mendiant simulant un handicap. Il arborait un bras et une jambe mutilés. Quand il nous a aperçus, ses membres ont repoussé comme par magie et il a pris ses jambes à son cou”, raconte Qouassem.

Comme la plupart des mendiants appréhendés, l’homme aveugle ne portait pas de carte d’identité. Une astuce classique pour échapper au contrôle de police. Mais l’assistante sociale le reconnaît. “C’est un récidiviste. Il a été plusieurs fois au centre de Tit Mellil”, explique-t-elle. “Toute personne qui récidive ou qui fait partie d’un réseau organisé est considérée comme mendiant professionnel”, précise Abderrahmane Saber, délégué régional de l’Entraide nationale. Ce qu’elle risque ? Une traduction devant la justice, qui la jugera conformément aux articles 326 et 333 du Code pénal. Le verdict en cas de récidive peut être d’un à six mois de prison ferme. Et dans le cas des mendiants feignant la maladie ou exploitant des enfants, la sanction est encore plus lourde, variant entre 3 mois et 1 an de prison ferme.

Mendier, un crime ?

Le fourgon s’approche du Boulevard Mohammed V. Des enfants vendent des mouchoirs en papier devant les feux rouges. Mais ils ne seront pas inquiétés par l’équipe sociale : celle-ci doit intervenir uniquement en cas de “mendicité flagrante”. Du coup, tous ceux qui proposent des produits à vendre sont considérés comme des marchands ambulants, même si leur activité relève, souvent, de la mendicité déguisée.

À côté d’un parking, Fatna El Yatim aperçoit une jeune mendiante accompagnée d’un enfant. Le véhicule s’arrête. La femme prend la fuite, le garçon dans les bras. Dans cette course inégale, la femme est rapidement rattrapée. Effrayé, l’enfant qui l’accompagne se met aussitôt à crier et à pleurer. “C’est mon propre fils, je vous le jure”, sanglote-t-elle devant le regard suspicieux des enquêteurs. “Beaucoup de mendiants louent des enfants à 50 DH la journée pour susciter la pitié des passants. Ils leur administrent des soporifiques pour qu’ils arrêtent de bouger”, explique-t-on. La femme paraît très jeune. Elle dit que l’enfant lui sert de bouclier contre les agressions et que, de toute façon, elle n’a personne pour le lui garder. “Tu peux travailler comme bonne au lieu de tendre la main”, lui propose Qouassem. “Je fais déjà le ménage à mi-temps, mais c’est insuffisant”, répond-elle. L’équipe finit par admettre que l’enfant qu’elle traîne est bien le sien… parce qu’il lui ressemble.

Il est 12h00. Le véhicule est déjà plein à craquer : cinq mendiants en tout, dont une handicapée en fauteuil roulant, qui occupe une bonne partie du fourgon. Direction : Tit Mellil, où “les prises” seront étudiées au cas par cas. Une femme édentée n’arrête pas de faire du tapage. Elle a été attrapée au centre-ville en compagnie d’une jeune handicapée qu’elle dit être sa fille. “J’étais la maîtresse de maison idéale. Mon mari était directeur dans une entreprise et touchait 10 000 DH par mois. Nous avons malheureusement eu un grave accident de la route. Mon mari s’est retrouvé paralysé, on l’a chassé du boulot”, raconte-t-elle. La fille suit son discours avec un air inexpressif, le regard vide. “C’est dû aux séquelles de l’accident”, confie la prétendue mère. “Vous voulez que j’arrête de mendier ? Vous n’avez alors qu’à payer mon loyer et ma nourriture !”, crie-t-elle, défiant ses interlocuteurs du regard. “Je vais continuer à demander la charité jusqu’à ma mort”, renchérit le vieil homme aveugle à côté d’elle. Malgré les explications récurrentes de l’équipe sociale, les deux mendiants, comme l’écrasante majorité de leurs “collègues”, ont le plus grand mal à concevoir que la mendicité puisse être un crime. Ce serait plutôt le moyen de subsistance “le moins répréhensible”. “C’est quand même mieux que le vol ou la prostitution”, tonne la mendiante, si fière de brandir l’argument massue.

Centre de Tit Mellil, terminus

Il est 12H35. Le véhicule arrive enfin au centre social de Tit Mellil. Le directeur du centre, Abdelkrim Sebbar, se lance déjà dans son enquête sur les nouveaux arrivants. Les auditions personnalisées peuvent commencer, avec les questions classiques : motifs de mendicité, moyens de subsistance, situation familiale… Au passage, le responsable vérifie si les informations données par la personne questionnée concordent avec celles qu’elle a fournies à l’assistante sociale au moment de la ronde. Le mot d’ordre est simple : ne jamais faire confiance, confronter les données et poser des questions pièges pour les vérifier.

“L’argent réquisitionné ne peut être le seul critère de jugement, nous explique-t-on. Il faut vérifier les motivations derrière l’acte de mendier”. D’autant que les sommes saisies donnent très peu d’informations sur leurs détenteurs : en moyenne, les prises varient de 50 à 200 DH. Montants qui augmentent sensiblement pendant les fêtes religieuses et les vendredis. Chaque jour, le centre reçoit entre 30 et 35 personnes. Logées, nourries et blanchies, elles parviennent malgré tout à quitter les lieux pour retourner à la mendicité.

De quoi décourager les âmes les plus volontaires : cette campagne d’assistance aux mendiants ne serait-elle finalement qu’un coup d’épée dans l’eau, un plâtre sur une jambe en bois, inefficace pour casser le cercle vicieux de la mendicité ? “Que peut faire l’Etat face à une personne sans revenu, qui a décidé que la mendicité était le seul moyen pour elle de gagner sa vie ? Doit-on lui procurer un logement et un travail ? Faut-il lui accorder une aide mensuelle ?”, s’enflamme un acteur associatif. “Non seulement ces solutions ne sont pas réalistes, mais elles seraient totalement inefficaces”, ajoute-t-il.

Les personnes ramenées ce matin ne veulent pas rester à Tit Mellil. Devant leurs incessantes supplications, les responsables du centre ne peuvent que céder : ils les laissent repartir, après avoir obtenu la vague promesse qu’elles ne récidiveraient pas. Promis, juré, on ne les y reprendra plus. Mais vont-elles pour autant tenir leurs engagements ? Sur le chemin du retour, une mendiante finit par lâcher, sans conviction : “Je vais voir”.

Mendiants, mais pas trop…

Dans la plupart des cas, les mendiants appréhendés par l’équipe d’assistance disposent d’un revenu, mais qui ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins. Et certains cas de mendicité sont pour le moins surprenants. Il y a quelques jours, l’épouse d’un fonctionnaire communal a été cueillie en flagrant délit de mendicité, activité à laquelle elle s’adonnait “parce que le revenu de (son) mari ne suffisait pas à boucler les fins de mois”. Le mari, qui ignorait tout de l’activité de sa femme, a aussitôt demandé le divorce. Le même jour, un non-voyant, qui bénéficie pourtant d’une aide associative de 1000 DH par mois, a été appréhendé au centre-ville, avec plus de 7000 DH sur lui ! “J’ai même eu affaire à un mendiant qui possédait une ferme à Béni Mellal”, raconte Abdelkrim Sebbar, directeur du centre social de Tit Mellil. L’agriculteur habitait à l’hôtel El Bachir, un vieil immeuble insalubre à Derb Soltane, qui sert de refuge pour tous les ruraux attirés par “l’argent facile” de Casablanca.

Mais le nec plus ultra reste cette vieille femme arrêtée l’année dernière en possession de 120 000 DH en espèces, sans compter un tas de bijoux en or qu’elle cachait sous ses haillons. “C’est un cas d’école”, conviennent les responsables de la préfecture Casa-Anfa. L’école de la mendicité prospère.

TelQuel - Nadia Lamlili

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