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Driss Chberreq, Ba Driss pour les intimes, entasse les poèmes, les récits et les souvenirs de Tazmamart sur sa table de chevet. Ses textes sont inédits : auteur méconnu du public, cet ancien bagnard illustre à lui seul la douleur ordinaire que ressent un homme revenu à la vie tardivement.
Quand Driss Chberreq vous reçoit chez lui, dans son tranquille appartement à Kénitra, il vous prévient : “Regardez bien le numéro : c’est le 11, le même que celui de ma cellule à Tazmamart, mais c’est une pure coïncidence”. Avec sa femme, employée à l’entraide
nationale, et son enfant de sept ans, Ba Driss, comme on l’appelle parfois, ressemble à monsieur Tout-le-monde, un père de famille à peine plus nerveux que la moyenne. “Ne croyez personne si l’on vous dit que quelqu’un comme moi peut prétendre à la normalité”, relativise-t-il. Ce n’est pas une question de justice, d’argent, de pardon, etc. C’est peut-être tout cela à la fois et quelque chose d’autre. Quand il a émergé de l’enfer de Tazmamart, Chberreq a dû repartir pour le chapitre deux de sa vie. Ses deux parents étaient décédés, il n’avait plus aucune attache, si ce n’est son frère qui l’a accueilli dans sa nouvelle petite famille.
À 43 ans, l’ancien mutin réapprend à vivre. D’abord complètement désargenté, rayé de la famille militaire, il a bénéficié, au même titre que les autres rescapés de ce qu’il appelle “un semblant de boulot, n’importe quoi, où l’on faisait de la figuration contre des salaires ne dépassant guère les mille dirhams”. C’est là, dans les incertitudes de cette liberté hagarde, qu’il se découvre une passion pour les livres. Ba Driss écrit des poèmes. Il y revient sur l’expérience carcérale et sur les trous laissés dans sa vie. Extrait : “J’ai déposé sur l’épitaphe de ma mère un long baiser, le cœur brisé, la bouche bée d’un sourd-muet. Ton nom est invisible, mère. Ses caractères sont presque effacés. Vingt ans passés. Que d’encre coulée, autant de soleil, autant de brume, le temps use et finit par être usé. Je regarde autour de moi (...)”.
Et puis la roue tourne, plutôt dans le bons sens. A mesure que la pression policière, surveillance et filatures diverses, se relâche, le miraculé reprend espoir. Le défunt ministère des Droits de l’homme, alors dirigé par Omar Azziman, lui accorde une pension mensuelle de 5.000 DH. Sans abandonner son goût pour l’écriture, Ba Driss s’inscrit à la fac. Il accomplit une année d’études islamiques avant de comprendre son erreur et de se rabattre, logiquement, vers des études de littérature française. A Kénitra, il tombe nez à nez avec Abdelhak Serhane, son professeur de littérature africaine, écrivain et essayiste pamphlétaire à ses heures. Les années d’études s’étirent mollement, à peine agrémentées par son mariage tardif, et ce n’est que l’année de la licence que l’ancien mutin dévoile, enfin, son secret. “Quand il a su, Serhane a enlevé ses lunettes pour essuyer les larmes qui lui coulaient doucement des yeux”.
Comme pour d’autres victimes des années de plomb, la fin des années 1990 est annonciatrice de lendemains meilleurs. Le désormais licencié en littérature française a été indemnisé par une commission mise en place par le défunt Hassan II. Et puis Ahmed Marzouki, Marzak pour les intimes, cet autre ancien de Tazmamart, a publié Cellule 10 qui devient rapidement un énorme succès en librairie. “Marzak est un ami très cher, je l’ai connu à l’école d’Ahermoumou (ndlr : là où le colonel Ababou, surnommé le petit Napoléon a dispensé une formation rigoureuse aux futurs mutins de Skhirat en 1971) et lui aussi est un vrai poète à ses heures”. D’autres miraculés du bagne de Tazmamart prennent la plume, avec des fortunes diverses, Ali Boureqat, Raiss, El Ouafi, Hachad, voire Binebine dont l’histoire a été racontée (avec un talent certain) par Tahar Ben Jelloun. Chberreq, lui, n’a toujours rien publié. Il a pourtant sous le coude deux recueils de poésie, écrits dans les deux langues et un livre-témoignage, curieusement intitulé Le train fou : “Il n’y a rien de curieux là-dedans, rectifie toutefois l’intéressé. Le convoi qui nous emmen ait d’Ahermoumou vers Skhirat, le 10 juillet 1971, ressemblait bien à un train fou : beaucoup ne savaient rien de l’objet véritable de leur voyage, d’autres savaient et essayaient de se sauver en cours de route, d’autres encore étaient tout simplement tétanisés par la peur”.
Le manuscrit, que Chberreq affirme avoir rédigé bien avant le “Cellule 10” de son ami Marzouki, se veut aussi un hommage à l’un des plus célèbres avocats au procès des conjurés, Omar Benjelloun, le leader socialiste qui allait être assassiné quelques années plus tard : “Benjelloun a utilisé l’expression du train fou au cours du procès. Il a aussi dit, en s’adressant au juge : si vous voulez condamner ces gens pour les événements de Skhirat, eh bien c’est tous les Marocains que vous devez condamner”. Façon de dire, bien entendu, que la haine accumulée contre le système était quasi généralisée à l’époque...
“Nombre de fois j’ai été tenté de brûler ces pages mais je me suis vite ravisé en me disant qu’il n’est pas juste que je réduise plus de la moitié de ma vie en cendres”, écrit ainsi Chberreq, en préambule à son manuscrit, avant de rajouter plus tard, en pensant à ceux qui ont fomenté le coup d’Etat raté : “Les imposteurs qui nous ont leurrés ont tout prévu sauf le hasard”. Quand on lui demande ce qu’il a gardé de cette journée terrible du 10 juillet où l’anniversaire de Hassan II a tourné au carnage, Ba Driss a du mal à trouver ses mots : “Massacre de civils innocents, improvisations”. De Tazmamart, notre poète se souvient, pour prendre le contre-pied de la tragédie, de ces longues discussions avec ses camarades du bloc A : “On tuait le temps en apprenant le Coran ou en discutant entre nous de sujets généraux liés à notre passé. Comme si notre présent n’existait plus”. Chberreq et les autres ont ainsi passé des dizaines, des centaines d’heures, à ressasser leurs histoires personnelles, ces fameuses “premières fois” où ils ont aimé, fait l’amour, manipulé une arme, etc. Ba Driss, alors poète en herbe, avait un point fort : celui de connaître par cœur un film, La Piscine avec Alain Delon, qu’il était le seul de la bande à avoir vu : “J’ai dû leur raconter l’histoire tellement de fois que j’ai fini par la modifier au fil du temps. La version finale n’avait plus rien à voir avec le film, c’était devenu mon scénario à moi !”.
Comme d’autres rescapés, Driss était et reste un homme très simple, peu politisé, beaucoup plus jeune dans sa tête et dans son verbe que dans son corps.
Telquel
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