Ce qui s’est réellement passé à Sidi Ifni le 7 juin

14 juillet 2008 - 20h07 - Maroc - Ecrit par : L.A

« Les gens sont inquiets : il paraît qu’il y a toujours des interpellations à Sidi Ifni, que la police arrête des jeunes, les malmène, et les relâche quelques heures plus tard », confie cet acteur associatif de la région. Selon lui, les renforts des forces de l’ordre seraient toujours stationnés dans les localités environnantes, prêts à intervenir.

Mardi 8 juillet, un peu plus d’un mois après la dispersion musclée des centaines de chômeurs à l’origine du blocage du port de Sidi Ifni le 7 juin dernier, l’ordre avait beau être de retour dans la petite ville, la tension restait palpable. Pas plus tard que la veille, cinq jeunes, impliqués dans l’agression du policier Nourredine Amraalah une semaine auparavant, étaient présentés à la justice.

Quant à Hassan Rachidi et Brahim Sbâa Ellil, respectivement directeur du bureau de Rabat de la chaîne Al Jazeera et responsable du Centre marocain des droits de l’homme à Sidi Ifni (CMDH), tous deux poursuivis pour diffusion de fausses informations et complicité pour avoir fait état de morts durant les incidents, ils seront fixés sur leur sort jeudi 10 et vendredi 11 juillet.

En attendant, l’ONG Human Right Watch a appelé à la libération des deux hommes, tandis que le réseau altermondialiste Attac !, qui dispose d’une branche à Sidi Ifni, a émis un communiqué, co-signé par ses sections française, allemande, espagnole et marocaine, réclamant « la libération immédiate et sans conditions des prisonniers de Sidi Ifni », dont l’un des siens, Brahim Bara.

C’est, toutefois, au niveau de la société civile marocaine que l’essentiel se passe, avec la publication, au compte-gouttes, des premiers rapports. En effet, si, depuis la conférence de presse du 26 juin dernier, le CMDH s’est fait bien discret, l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), présidée par Khadija Ryadi, qui avait annoncé des auditions publiques pour mardi 8 juillet dernier a dû les annuler face au veto, écrit, des autorités.

Coopération de part et d’autre avec les enquêteurs

Publié vendredi 4 juillet, le rapport de l’Organisation marocaine des droits de l’homme (OMDH) a eu plus de chance. Fruit du travail d’une délégation de 5 personnes, qui s’était rendue sur les lieux du 13 au 15 juin, sous la direction de la présidente de l’Organisation marocaine des droits de l’homme (OMDH), Amina Bouayach, le document, d’une vingtaine de pages, donne une version des faits fondée sur les témoignages de plus de 100 personnes, habitants de Sidi Ifni, représentants des autorités locales, etc., noms et numéros de CIN à l’appui.

Quant à la commission d’enquête dépêchée par la Chambre des représentants, elle se réunissait mardi pour déterminer la liste des auditions restantes, mais déjà, son président, l’istiqlalien Nourredine Moudian, assurait que le gros du travail était déjà accompli.

Les députés disposeraient, en effet, d’une idée assez précise des évènements du 7 juin pour passer au stade de la rédaction, si la récolte des témoignages s’arrêtait là. A l’heure où nous mettions sous presse, les députés avaient déjà procédé à 166 auditions, mais ils n’en diront pas plus : selon le règlement du Parlement, le secret est obligatoire tant que le rapport n’est pas remis, sous peine de se voir exclu de la commission et des suivantes.

Toutefois, les premiers détails filtrent déjà, à commencer par une bonne nouvelle : aussi bien la société civile que les parlementaires font état d’une forte volonté de collaboration de la part des Ifnaouis comme de celle des pouvoirs publics.

« Au début, les forces de l’ordre étaient très sévères. Le 7 juin, on ne nous avait pas laissés nous approcher de l’hôpital. Par la suite, lors de nos contacts avec les responsables, ces derniers s’étaient montrés très coopératifs, ils nous ont même montré des photos des véhicules de la police montrant la violence subie, même si cela n’est pas comparable à celles des corps des habitants malmenés », reconnaît Abdellah Birdaha, responsable de l’AMDH section de Tiznit. Côté population, aussi bien l’association de Khadija Ryadi que celle de Amina Bouayach soulignent avoir été fortement sollicitées par les habitants désireux de donner leur témoignages.

Bien entendu, des incidents ont également été enregistrés, mais ces derniers restent globalement mineurs. Ainsi, au niveau de la commission parlementaire, la première rencontre avec le wali de la région, le gouverneur et le préfet de police a dû être reportée dans un premier temps. Convoqués à des heures différentes, les concernés s’étaient présentés ensemble, alors que le règlement stipule que leurs témoignages doivent être fournis séparément. Les parlementaires parviendront tout de même à les voir chacun à part, même s’ils étaient accompagnés de leurs collaborateurs, au grand dam des représentants du PJD qui ont quitté la salle.

Côté population, la commission a eu affaire, entre autres, à un faux témoignage pour le moins cocasse, venant d’un individu qui prétendait avoir fait l’objet d’une agression sexuelle qui a nécessité des dizaines de points de sutures. Soumis à un examen médical, il s’est révélé souffrir d’hémorroïdes... Plus généralement, des sources proches du dossier n’excluent pas que certains des témoignages recueillis aient été grossis, sans doute dans l’espoir d’une compensation financière.

Des témoignages grossis, mais également des brutalités avérées
Toutefois, le doute ne peut pas être systématique : si les nuances varient en fonction des parties menant l’enquête, les échos concordent : il n’y a pas eu de morts à Sidi Ifni, mais le fait que des abus y aient été perpétrés par les forces de l’ordre semble indéniable.

La matraque a bien fait l’objet d’un usage excessif, notamment après que les forces de l’ordre soient parvenues à libérer le port vers 7 heures du matin. En effet, une fois ce dernier sécurisé, samedi 7 juin, les forces de l’ordre ont parcouru les quatre kilomètres séparant le port des quartiers résidentiels de Sidi Ifni, poursuivant les fuyards jusque dans les domiciles, alors que la plupart des autres habitants dormaient ou se préparaient à se rendre à leur lieu de travail.

Des témoignages concordants font état de violences indiscriminées, de violations de domiciles, de portes brisées, mais aussi d’insultes, de brutalités, et d’humiliations vis-à-vis d’individus parfois interpellés chez eux. Au total, 182 personnes ont ainsi été interpellées dont la plupart ont été relâchées selon l’OMDH.

Parmi elles, une dizaine de femmes dont certaines ont été privées de leurs vêtements dans les locaux des forces de l’ordre et confrontées à des menaces sexuelles explicites, toujours selon l’OMDH qui, contrairement à l’AMDH, parle « d’agressions à caractère sexuel » plutôt que de « viols ». Certains témoignages recueillis par l’organisation accusent également les forces de l’ordre de vols de GSM ou encore de sommes d’argent allant de 250 à 250.000 DH.

Barricades d’un côté, bastonnades de l’autre
Selon plusieurs acteurs associatifs et politiques locaux, ce serait ce caractère indiscriminé et particulièrement violent de l’intervention des forces de l’ordre, assimilé à une punition collective, qui aurait déclenché un mouvement de solidarité entre les habitants et les auteurs du sit-in.

Toutefois, l’observateur notera que les blessures les plus graves ont été enregistrées dans les rangs des forces de l’ordre. En effet, selon le rapport de l’OMDH, parmi 69 blessés traités entre les 7 et 11 juin, 35 étaient des membres des forces de l’ordre, et si la plupart n’ont nécessité que des soins légers, de 5 à 15 minutes, les deux blessés les plus graves étaient des policiers, auquel s’ajoute un troisième, qui fait partie des deux personnes arrivées à l’hôpital en état de choc.

Il faut dire qu’ils ont été confrontés aux jets de pierres des manifestants alors qu’ils cherchaient à dégager les barricades bloquant la circulation dans la ville. Dans la nuit du 6 au 7 juin, un caïd, aspergé d’essence par des manifestants, a même failli être brûlé vif.

Sur le plan économique, le blocus du port, à la suite d’un tirage au sort où la déception des candidats était prévisible dans la mesure où seuls 8 individus sur plus de 900 allaient bénéficier de postes au sein de la municipalité de la ville, a eu un impact grave sur la ville.

Intervenant en haute saison, il a touché le poumon économique de Sidi Ifni, qui emploie directement ou indirectement près de 1700 personnes, sur une population active estimée à 3000. Paralysant 89 camions pendant plus d’une semaine, il a causé une perte s’élevant, selon les premières estimations, à 6 millions de DH et des difficultés au niveau de l’approvisionnement de quelque 30 navires, auxquels viennent s’ajouter quelque 400 embarcations de pêche, également immobilisées, indique l’OMDH ou encore le gel des activités des administrations publiques situées au niveau du port.

Passé la crise, et alors que les principales revendications des auteurs du sit-in concernaient le développement du port et particulièrement des deux zones industrielles de ce dernier, les investisseurs, y compris ceux qui disposent de terrains dans les zones en question, risquent d’être effarouchés de manière durable face à l’absence de sécurité dans la ville.

L’OMDH réclame l’identification des responsables

Comment Sidi-Ifni a-t-elle pu en arriver là ? La crise était-elle vraiment organisée de l’extérieur, comme l’affirment déjà certains ? Et si tel est le cas, dans quel intérêt ? Seule certitude, ni les Ifnaouis ni les pouvoirs publics ne sont blancs ou noirs dans cette affaire, même si Amina Bouayach considère qu’il serait trop simpliste de considérer les deux côtés comme quitte.

« Nous avons fait des constats sur le plan des droits de l’homme, mais notre mandat ne nous permet pas d’apporter des explications politiques. Je pense toutefois que la commission parlementaire pourrait éventuellement apporter des éclaircissements sur le plan des responsabilités », explique-t-elle. « Nous jugeons que autant le blocus du port a été néfaste pour la population et l’économie de la ville, autant nous n’avons pas trouvé de lien avec l’intervention des forces de l’ordre dans les domiciles, les arrestations dans les domiciles, certains mauvais traitements, actes d’humiliation ou arrestations » ajoute-t-elle.
Sur un autre plan, les responsables politiques et associatifs locaux reconnaissent que cette crise n’est qu’un épisode de plus dans une longue série à Sidi-Ifni. « Ce qui a donné sa publicité à l’affaire, c’est la manière dont les choses se sont produites. Si les évènements s’étaient déroulés comme d’habitude, on n’aurait pas eu droit à toute cette médiatisation », explique ce cadre politique.

Ancienne garnison espagnole devenue ville métisse en plein territoire des tribus Aït Baâmrane, la ville, isolée entre des montagnes arides et l’océan, est mal desservie par un port insuffisamment développé et une route difficile qui la relie à Tiznit. Ses efforts pour attirer l’attention des pouvoirs publics ? Ils remontent au début des années 80, avec la présentation d’une série de revendications à un certain Driss Basri restées sans résultat.

Depuis, la ville s’est graduellement vidée de sa population. De 50.000 dans les années 50, la population est passée, selon le sondage du HCP en 2004, à moins de 20.000 tandis que, quelques kilomètres plus au sud, les provinces sahraouies bénéficient, selon les habitants de Sidi Ifni, d’investissements intensifs.

A la décharge des autorités locales, il faut dire qu’elles ont fait des efforts pour aider les chômeurs, mais sans succès notable, à commencer par la distribution de terrains en bord de mer en vue de la création de commerces, que bon nombre de bénéficiaires se sont empressés de revendre. De même, une cinquantaine de barques accompagnées de licences de pêche ont été mises à la disposition des chômeurs de la ville, pour recueillir seulement 20 candidatures alors que la plupart des pêcheurs sur place sont originaires d’autres régions.

Complication supplémentaire : les chômeurs ont rejeté les encadrants politiques ou associatifs

Simple paresse des chômeurs, plus intéressés par la Fonction publique ? Possible, mais les acteurs locaux soulignent aussi que tout le monde n’a pas les moyens de s’offrir le matériel qui va avec les barques, et que les investisseurs qui s’étaient engagés à ouvrir des unités industrielles autour du port, en échange de terrains cédés à des prix symboliques, n’ont pas tenu leurs promesses.

C’est dans ce contexte que, depuis 2005, les sit-in sont devenus chose courante dans la ville. Déçus, les habitants sont restés méfiants vis-à-vis des autorités locales, jugées défaillantes. Un collectif associatif, le secrétariat de Sidi Ifni, a bien vu le jour en 2005 pour jouer les intermédiaires avec les pouvoirs publics. Parvenu à fédérer ses membres autour de revendications essentiellement économiques reprises par les chômeurs en juin dernier, il s’est toutefois vite désagrégé, même si certaines de ses composantes ont continué de coordonner leurs activités.

Avant de disparaître, il avait déjà montré son incapacité à encadrer des manifestations en juin 2006, où une délégation officielle venue assister à la commémoration de la libération de la ville du joug espagnol avait été accueillie à coups de pierres, des affrontements s’en étant ensuivis entre les jeunes ifnaouis et les GUS.

La coordination qui lui a succédé a été tout aussi incapable de les gérer durant les évènements de juin dernier. En effet, la méfiance envers les acteurs politiques, syndicaux ou associatifs, est devenue telle aujourd’hui dans la ville, qu’en juin dernier, les manifestants les ont écartés dans leurs négociations avec les pouvoirs publics. Faute d’encadrement, le dialogue a buté sur des revendications parfois irréalistes comme la demande de la venue d’une délégation ministérielle sur les lieux du sit-in ou encore de la construction d’une usine préfabriquée pour le traitement du poisson dans les 48 heures.

« Les jeunes ont toujours participé à des négociations, participé aux réunions, mais demandaient des garanties quant à leur satisfaction. Or, ces garanties n’étaient pas clairement formulées », explique cet élu de la région qui souligne que le manque d’encadrement était perceptible dès 2006 via l’agressivité des manifestants.

Ces derniers affrontements attireront-ils suffisamment l’attention des pouvoirs publics pour sauver la ville de son déclin ? Affaire à suivre, mais l’on retiendra que dans le fond les torts étaient partagés, même si les forces de l’ordre, investies des pouvoirs de puissance publique, auraient gagné à éviter les excès dans leur réaction.

Source : La vie éco - Houda Filali-Ansary

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