Familles de France : Les enfants français d’Ahmed le Marocain

26 décembre 2007 - 17h49 - France - Ecrit par : L.A

Sur un mur du séjour, face à l’une de ces tapisseries bon marché représentant La Mecque que l’on trouve dans tous les bazars du monde - et dans pas mal de foyers maghrébins -, une clé pend à un clou. Celle de l’autre maison des Mouslim qu’Ahmed a construite là-bas, au Maroc, dans le village berbère proche d’Agadir où Khadija et lui sont nés.

Contrairement à leurs enfants, c’est sans doute l’endroit auquel ils pensent quand ils disent « chez nous », même s’ils passent dix mois sur douze et le plus clair de leurs journées dans cet appartement du XVIIIe arrondissement parisien. Situé à quelques encablures du Montmartre branché de la rue Lepic, cet ensemble HLM comporte une dizaine d’immeubles construits à l’économie dans les années 80. Les cloisons sont en papier, les sols recouverts d’un méchant lino mais le voisinage semble paisible. Pour ce quatre-pièces, le loyer se monte à 430 €, presque la moitié de la retraite d’Ahmed, 1 000 €. Sans les allocations, les Mouslim ne parviendraient pas à joindre les deux bouts. Les trois filles occupent une chambre et Yacine partage l’autre avec ses parents. En dehors du séjour passablement encombré, une pièce est entièrement occupée par une table entourée de banquettes. C’est là que sont accueillis les visiteurs. Non qu’ils soient si nombreux. C’est la tradition.

Un bon garçon

Ahmed a la mémoire des dates. La seule qui lui échappe est ce jour de juin 1995 où un incendie a coûté la vie à Moustapha, alors son seul fils, âgé de 4 ans. Salima, qui a pris place sur la banquette à côté de son père - sans doute une habitude -, le guide avec délicatesse dans les brumes du souvenir. Ahmed n’a rien oublié : toute la famille hospitalisée, l’assistante sociale qui les avait relogés dans un hôtel de la rue de Crimée avant de leur trouver cet appartement, le soutien des jeunes du quartier. « Moustapha était un bon garçon. » Aujourd’hui, il repose au pays.

Travailleur immigré

Ahmed égrène avec précision les dates qui ont marqué sa vie de travailleur immigré depuis qu’il a quitté le village où il n’y avait pas assez de terres pour son frère et lui. L’arrivée à la gare d’Austerlitz en provenance d’Algésiras le 7 avril 1960. Le départ immédiat pour Gennevilliers, où il loge avec d’autres Marocains. Les premiers mois dans le bâtiment puis dans une entreprise de métallurgie. Le 4 juillet 1960, les débuts à Simca-Citroën, à Flains, sur la chaîne de montage. « Il fallait arriver à l’heure et compter toutes les minutes. » L’examen pour devenir ajusteur, niveau P1. Le 7 avril 1970, son entrée à la Régie Renault, à Flains puis sur l’île Seguin. « J’étais là-bas quand Georges Besse a été assassiné. » La médaille du Travail décernée par la Régie le 14 juillet 1990. Le départ en préretraite en 1990. Ahmed n’était pas le genre d’ouvrier à se faire remarquer. « J’ai pas beaucoup fait la grève. » De l’usine, il n’a pas gardé d’amis, quelques relations qu’il croise par hasard. « A l’usine, on est copains, mais chacun travaille pour soi. »

Autres temps

Depuis peu, Khadija prend des cours d’alphabétisation. Mais les enfants, qui s’adressent à leur père en français, lui parlent en dialecte berbère. Souriante et rougissante sous son hidjab, Khadija a l’habitude de passer par leur truchement ou celui de son mari pour communiquer avec le reste du monde. C’est lui qui fait les courses, presque quotidiennement : au marché, c’est moins cher. « Elle n’est pas allée à l’école », observe Ahmed qui a fréquenté la medersa (l’école coranique). Sa première épouse n’a pas pu avoir d’enfants. Après leur séparation, les familles, au village, ont arrangé l’union avec Khadija, une jeune femme revenue vivre chez ses parents depuis que son mari était mort noyé en France. Ahmed avait 52 ans. « Au Maroc, on ne fait pas comme ici, explique-il. Si elle n’avait pas voulu, son père lui aurait parlé. » Il précise qu’il ne l’a fait venir qu’un an plus tard, après avoir « rempli tous les papiers des services de l’immigration ». Khadija est bien tombée. « La maman a les enfants, la maison, elle est très contente », dit Ahmed. Elle approuve avec conviction. Il sait que, pour ses filles, ça ne se passera pas comme ça : « C’est elles qui choisiront. » Il se contentera de donner son accord.

Première génération

Racisme, connais pas. « Nous n’avons jamais eu de problèmes ici. » Respectueux des lois, reconnaissants envers la France, Ahmed et Khadija côtoient la société plus qu’ils ne s’y intègrent. Ils laissent cette tâche et cette promesse à leurs enfants. Seule Khadija porte le foulard. Pour les filles, il n’en est pas question. « Je veux qu’elles soient comme tout le monde », souligne Ahmed. En vertu du même principe de discrétion, elles se couvrent la tête au Maroc. Le souci de ne pas se faire remarquer, parce qu’il se sent encore invité ici, explique l’aversion d’Ahmed pour la politique. Surtout, pas d’histoire. Il veut que ses enfants soient « bien tranquilles » - c’est sa définition de l’intégration.. Et, comme en toutes choses, ils semblent lui donner satisfaction. Même les deux grandes n’ont suivi les campagnes électorales que très superficiellement. Elles ne savent pas vraiment ce qu’était le CPE, et la nomination d’une ministre d’origine marocaine les laisse indifférentes. Ils n’ont pas la double nationalité, précise Ahmed. Ils sont nés en France et leur avenir est ici. Il aime à le répéter : « Mes enfants sont français. »

Chef de famille

Son autorité est incontestée. Ahmed exerce ses prérogatives de chef de famille avec bienveillance mais sans faiblesse. Retraité depuis quinze ans, il en a le temps. « Je surveille beaucoup les enfants, mais je les aime beaucoup. » Pas question de les laisser traîner – surtout les deux grandes. En traînant, on se met à fumer et à boire de l’alcool. Le temps des trajets entre l’école et la maison est évalué avec précision, à l’aller comme au retour et tout le monde rentre déjeuner. Pas de cinéma, ni de promenade en ville avec les copines. Pour acheter des vêtements, les deux adolescentes sont accompagnées de leur père ou de leur mère. « Si nous demandons à sortir, on nous laisse, explique Salima. Mais nous ne demandons pas souvent. » Parfois un anniversaire, quand Ahmed connaît les parents. Karima assure qu’avec ses amies elle ne parle que d’école.

Une affaire privée

En 2003, Ahmed a déboursé 2.800 € pour accomplir, enfin, le pèlerinage à La Mecque. Les parents se lèvent à 4h30 pour la prière et se recouchent. Dans la journée, lui va à la mosquée, « il y en a beaucoup autour de Château-Rouge ». Les grandes prient avant de partir à l’école et à leur retour. C’est leur père qui leur a appris. Les enfants ne discutent pas cette piété sans histoire : elle fait partie de la vie. Une année, il y a longtemps, ils ont acheté un mouton pour l’Aïd el-Kebir. « Plus jamais ! » s’exclame Ahmed. Cet homme simple sait ce qu’est la laïcité : « La religion, dit-il, c’est une affaire privée. »

L’école avant tout

Ahmed est intraitable sur ce chapitre. Ses enfants doivent être de bons élèves. On ne leur demande jamais d’aider aux travaux ménagers tant que les devoirs ne sont pas finis. Pour l’école, on ne compte pas. Le moins possible. Il leur a acheté un ordinateur mais a dû renoncer à l’abonnement Internet, trop coûteux. Peu importe, Ahmed est un père comblé. Les quatre jeunes Mouslim sont brillants, même si « Yacine est un peu plus dur ». Karima entre en première S et elle a remporté deux prix de la Mairie de Paris. Lycéenne à partir de la rentrée prochaine, lauréate de la même distinction, Salima est déterminée à égaler, voire à dépasser son aînée. « J’ai des profs sévères mais avec eux on travaille », affirme-t-elle avec le sérieux qui ne paraît guère la quitter. Elles veulent avoir un bon métier, une bonne famille et gagner de l’argent. Yacine et Yamna sont manifestement prometteurs. « Elle lit tout le temps », dit le père avec un sourire plein de fierté pour sa benjamine.

Vacances au pays

Tous les étés, on charge la Kangoo familiale et c’est le départ vers le Maroc. Sur la route, une petite caravane se forme avec d’autres familles qui roulent vers la même destination. Pendant trois jours, c’est la fête. « On ne va pas à l’hôtel, raconte Salima. On s’arrête tous sur la même aire d’autoroute, on étale les tapis, on fait la prière, on chante et on mange ensemble. » Les enfants aiment ce rassemblement qui est l’occasion de sortir du nid familial en famille. Karima et Salima redoutent et désirent le jour où elles devront voler de leurs propres ailes. « Plus tard, annonce l’aînée, nous irons au Maroc très souvent. Mais pas tous les ans ».

Marianne - Elisabeth Lévy et Gil Mihaely

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