Traits d’humour sur corde raide

20 avril 2007 - 00h15 - Maroc - Ecrit par : L.A

Caricaturiste, un métier en danger ? Après des débuts marqués par un grand intérêt du lectorat marocain, la profession semble aujourd’hui piétiner et se chercher. Censure, difficultés financières, lignes rouges, manque de considération ou de plateformes d’expression… Les rois de la satire seraient-ils dans une situation critique ?

En janvier dernier, la justice condamnait l’hebdomadaire Nichane pour la parution d’un article intitulé « Comment les Marocains rient de la religion, du sexe et de la politique ». Un mois plus tard à peine paraissait « Le canard libéré », nouveau journal satirique dans le paysage de la presse marocaine. Avec ces deux cas, tout est (presque) dit sur la situation du rire au Maroc. Quand on ne sait pas trop de quoi l’on peut rire ou non, médiatiquement du moins, le métier de caricaturiste s’apparente à un travail de funambule, constamment sur la corde raide.

Aux origines d’un mouvement chancelant

Les premiers pas du dessin de presse satirique se sont fait de manière progressive au lendemain de l’Indépendance. ImageMalgré ou à cause d’un fort intérêt manifesté par les lecteurs marocains, ces débuts ne se sont pas faits sans difficulté. Le journaliste et caricaturiste Belaîd Bouimid, considéré comme l’une des figures marquantes du dessin satirique, se souvient des tentatives de journaux satiriques, comme Akhbar Dounia, Joha ou plus récemment Taqchab ou Akhbar Assouk qui a bénéficié longtemps d’un joli succès avant de subir les foudres des années de plomb. « Akhbar Assouk se vendait beaucoup, note le caricaturiste Lahcen Bakhti. Les numéros ne connaissaient pas de retour, les gens en avaient besoin. Avec des figures comme Mohamed Filali ou Bagri, les lecteurs marocains ont pu découvrir des caricatures très noires, qu’elles soient sociales ou politiques », retient-il, soulignant qu’« ils ont fortement influencé la naissance de la caricature au Maroc, malgré la pesanteur des moyens techniques ou de la pression de la censure ».

Autre influence non négligeable, celle des dessinateurs non-marocains publiés dans des publications étrangères ou nationales, à l’image de Lamalif. Ce mensuel sollicitait régulièrement la contribution picturale de dessinateurs comme Wolinsky, Cardon ou encore Gourmelin, notamment pour en illustrer les couvertures. À propos de ces dessins, Zakya Daoud, fondatrice de Lamalif, rapporte à l’Arab Press Network cette anecdote d’une saisie d’un numéro, paru au lendemain des émeutes de Casablanca en 1981. « Ce n’était pas l’article qu’on nous reprochait, dit-elle, mais le dessin de couverture ». Et d’ajouter « on a souvent été embêtés à cause de nos dessins ».

ImageToujours dans Lamalif, un dessin de Picasso représentant Don Quichotte aurait provoqué le courroux de Hassan II. Ce dernier avouera lors de l’émission « L’heure de vérité » enregistrée en 1989 et restée dans les annales : « J’admets la critique mais je requiers un minimum de respect dans l’expression de cette critique (…) Je ne tolérerai jamais une presse comme Le Canard Enchaîné. La caricature chez nous est quasiment interdite par consensus national ».

Pas de surprise donc si depuis, l’autocensure prévaut. La moindre allusion pouvant être mal perçue, les caricaturistes sont souvent contraints d’être plus créatifs en suggérant plutôt qu’en étant trop explicites. Cela n’empêchera pas la justice, en 2003, d’opposer une sanction sévère à l’encontre de Ali Lmrabet, directeur de publication de l’hebdomadaire Demain, pour des caricatures jugées irrévérencieuses envers le roi Mohammed VI. Y était-il représenté ? Non, mais le suggérer aura été de trop. « Nous avons vécu cette interdiction comme des militants de la liberté d’expression », confie aujourd’hui le dessinateur Khalid Gueddar. Et titiller les personnalités nationales n’est pas seul passible de peines. En avril 2006, c’est la publication d’une caricature représentant Aziz Bouteflika qui vaudra à Driss Chahtane, directeur de la publication Al Michaâl, d’être condamné pour diffamation.

Pourtant, les caricaturistes se font nombreux, bénéficiant des premières expériences satiriques, véritables laboratoires ayant posé les jalons aux générations suivantes. Mais cet élan, régulièrement entravé et jadis formé autour de la culture satirique, dénote une culture de la caricature encore en construction et une profession qui se met au fur et à mesure en place.

Journalistes particuliers

Difficile d’évaluer le nombre de caricaturistes officiant dans la presse écrite. Tous ne sont pas déclarés ou embauchés et ils sont peu nombreux à avoir une carte de presse, voire à être simplement considérés comme des journalistes à part entière. Or, de l’avis des caricaturistes, leur exercice est un mode d’expression journalistique, avec toute la déontologie qu’impliquent les métiers de l’information. ImageEn plus d’un beau coup de crayon, le métier requiert plusieurs aptitudes. La plus évidente est celle de savoir forcer le trait, d’exagèrer intentionnellement pour suggérer des vérités qu’on ne saurait voir d’emblée. « Il faut avoir des références, puiser dans son background culturel, dans la presse nationale et étrangère, le cinéma, les livres, les BD », explique le caricaturiste Mohamed Beyoud. « Il faut s’intéresser à l’actualité et trouver l’idée. L’idée est même plus importante que la qualité du dessin », ajoute Rik, caricaturiste quotidiennement à la une de l’Economiste, peut-être le seul à détenir une carte de presse avec la mention caricaturiste.

Les idées souffrent malheureusement d’un manque d’originalité. « Il arrive que les caricaturistes soient de simples illustrateurs de textes, avec des rédacteurs en chef qui dictent les commentaires du dessin », regrette Belaïd Bouimid. Bakhti, quant à lui, désigne ceux qui « n’ont tout simplement rien trouvé d’autre comme métier et se contentent de reprendre des images-clichés des années 70 et 80 ». Ainsi perdure l’image du « bonhomme à gros ventre, portant une brouette ».

Si le métier reste embryonnaire, l’excès d’amateurisme y contribue dans une large mesure. Idem pour les conditions financières. À part quelques dessinateurs, peu ont une situation financièrement confortable, explique Khalid Gueddar, rejoint par ses confrères. Bakhti a la dent dure envers les professionnels qui considèrent les caricaturistes comme des « bouche-trous », une attitude qui fait, à son avis, du tort à la profession. Malgré un besoin de défendre leurs intérêts, les caricaturistes n’auront pas réussi à se fédérer. Les intérêts personnels auront eu raison de la constitution d’une association.

Ajoutez à cela la censure (bien que la plupart admettent recourir bien malgré eux à l’autocensure) et le tableau de la profession est d’emblée moins drôle que leurs exécutions les plus savoureuses. D’autant que le caricaturiste a aussi une « fonction d’éditorialiste », selon Rik, faisant immanquablement appel à sa subjectivité. Se méfie-t-on des caricaturistes car l’image aurait plus d’impact que les mots ? « Nous sommes pourtant un peuple qui a beaucoup d’humour et d’autodérision, même s’il est vrai que ceux médiatisés se prennent parfois trop au sérieux », relève Mohamed Beyoud.

Outre ces difficultés, le champ restreint de la presse écrite limite une véritable explosion des talents en herbe, peut-être aidés à l’avenir par la multiplication des chaînes de télévision. Quelques rares expositions ou ouvrages leur sont consacrés. Un ouvrage édité par la coopération technique allemande (GTZ) et le Secrétariat d’Etat de la famille, de l’Enfance et des Personnes handicapées, « La moudawana, autrement », a permis à plusieurs caricaturistes de porter un regard satirique sur les textes de loi. Chargé de la coordination avec les caricaturistes, Aziz Daki salue le talent de ces artistes en rendant hommage au travail de feu Saïd Amine : « Amine est un caricaturiste que j’appréciais beaucoup. Il savait, avec un humour caustique, puiser dans la culture populaire. Ce qui fait la valeur d’un caricaturiste, c’est sa capacité à être le thermomètre de la société, et Amine la connaissait bien ».

On commence à peine à saluer ce travail, et c’est peut-être les prémices de cette considération qui ont poussé Abderrafii Jouahri, journaliste et membre du jury de la dernière édition du Grand prix national de la presse, à recommander la création d’un prix de la caricature pour les futures éditions. L’avenir nous dira si la recommandation sera prise en compte et si, plus important, on continuera à cultiver cet art essentiel qu’est la dérision.

Le Journal Hebdo - Aïda Semlali

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Sujets associés : Presse - Liberté d’expression

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