Mehdi Savalli, le seigneur des oreilles

14 avril 2006 - 12h44 - Maroc - Ecrit par :

Explosif et spectaculaire : à 20 ans, le torero arlésien est un brillant espoir de sa discipline. Depuis ses débuts à l’école taurine, il cultive l’art dangereux de la surenchère avec d’autres jeunes aficionados du quartier « sensible » de Barriol.

Cet hiver, Mehdi le torero a quitté l’appartement familial dans le HLM du quartier de Barriol, à Arles. Pour aller vivre avec sa copine. Pas longtemps. Paquito Leal l’a vite fait revenir à la maison chez papa Enzo et maman Saadia. L’amour est peut-être enfant de bohème, mais, pour les « pros », la pratique taurine est incompatible avec une aventure sentimentale suivie. Toréer est une passion exclusive. Paquito a été péremptoire : des aventures oui, une non. « Les toros, tu dois avoir que ça dans la tête. »

Mehdi Savalli, 20 ans, espoir de la tauromachie et qui torée dimanche matin pour la feria d’Arles, a renâclé. Puis il a repris le chemin de Barriol. Ce n’est pas qu’il soit docile, mais Mehdi fait confiance à Paquito et sait ce qu’il veut : devenir une figura de la corrida. Cette année 2006 est cruciale pour lui, il doit confirmer ses succès de l’an passé où la Fédération royale taurine d’Espagne lui a décerné le prix du meilleur novillero. Il est celui qui a coupé le plus d’oreilles dans les arènes espagnoles de première catégorie. De plus, en septembre, à Arles, il doit prendre l’alternative et devenir matador de toros.

Si deux hommes d’affaires taurins importants, Luc Jalabert, directeur des arènes d’Arles, et Alain Lartigue, ancien avocat, administrent la carrière de Savalli, Paquito Leal, créateur et responsable de l’Ecole de tauromachie locale, y occupe toute sorte de rôles. Il est banderillero, homme de coin, conseiller artistique, père taurin de Mehdi. S’il lui dit « va a porta gayola », sans hésiter, Mehdi Savalli part avec sa cape se mettre à genou à la sortie du toril pour attendre la sortie du toro ­ sorte de roulette russe tauromachique. Entre eux, il y a la passion du toro, et Barriol. Paquito, 45 ans, y est arrivé à l’âge de 8 ans, avec sa famille, des pieds-noirs d’origine andalouse. Via Evreux, les Leal arrivaient d’Oran, où il s’est donné des corridas jusqu’à la fin des années cinquante. En 1987 à Arles, Paquito Leal est devenu matador, dans un habit de lumière dessiné par Christian Lacroix. Sa carrière, menée alors qu’il gagnait sa vie comme peintre en bâtiment, a été courte : une dizaine de corridas. Puis il s’est fait banderillero, subalterne. En 1988, il a créé l’Ecole de tauromachie d’Arles pour donner un coup de main aux gamins, venus souvent de milieux défavorisés et atteints du virus du toro.

Le Patio, une hacienda en forme de village gitan

Jusqu’en 1995, et l’arrivée de la gauche à la mairie d’Arles avec Michel Vauzelle (PS), l’Ecole taurine d’Arles a vécu sans subvention. Les mercredis et samedis, Paquito Leal donnait des cours pratiques, d’autres bénévoles dispensaient des cours d’espagnol, et aussi de savoir vivre « en torero » : respecter le public, être poli, sincère, loyal en piste et donc dans la vie. L’école se finançait en organisant des lotos en hiver, des fêtes champêtres et taurines en été. L’école recense cette année une quinzaine d’élèves, dont un bon quart, comme Sofiane, Samir, dit « Antoñete », ou Nicolas, alias « Joselillo », viennent de Barriol, 8 000 habitants, quartier classé en « zone urbaine sensible » et qui compte 20 % de chômeurs.

Barriol a été construit en 1970, lors de la création du pôle sidérurgique de Fos-sur-Mer, pour accueillir la main-d’oeuvre venue de Lorraine. Fos devait créer des dizaines de milliers d’emplois et faire de la vaste commune d’Arles (53 000 habitants au dernier recensement) une agglomération de 100 000 habitants dans les années 80. Fos n’a pas marché comme espéré et les ouvriers lorrains sont partis à la retraite. Barriol s’est alors peuplé d’immigrés d’origines diverses : Marocains, Algériens, Tunisiens, Espagnols, Portugais, Vietnamiens. Eux et leurs descendants s’y mêlent aujourd’hui avec des Arlésiens de vieille souche, des Comoriens, arrivés récemment de Marseille, et des familles gitanes, logées depuis 2003 dans des maisons-roulottes.

Le goût des toros fait la spécificité du quartier. Grâce, en partie, à la proximité du Patio de Paquito Leal, que les mamans assaillent : « Mon fils est fou pour être torero. » Le Patio est une hacienda, en forme de village gitan, créé par Chico, l’ex-leader des Gipsy Kings. Le Patio reçoit des groupes et propose une animation musicale et taurine avec des vachettes. Au Patio, une petite arène surmontée d’une guitare géante fournissait un lieu de jeux et d’entraînement aux minots de Barriol. Les premiers élèves de l’Ecole de tauromachie, qui a émigré depuis au hameau de Gimeaux, y venaient régulièrement toréer à blanc avec Paquito Leal, ou se frotter aux vachettes sous les applaudissements des cars du troisième âge. Ils continuaient à jouer au toro à l’école Wallon. Janick Jaoul, son directeur, est aficionado et membre de la commission taurine municipale d’Arles, ville où l’entrée du collège Ampère, peinte en rose et jaune, comme une cape pour toréer, représente un burladero ­ cette chicane en bois où les toreros trouvent un abri.

Boulimique de toros et de succès

A Wallon, dans la cour de récréation, avec un bâton et un pull-over, on joue plus à la corrida qu’au foot, et le maître peut demander à un gamin de faire le torero : « Tiens, Samir, fais-moi une chicuelina. » Entre les lâchers de toros dans les rues, les ferrades (1), les toros-piscine, il est difficile à Arles d’échapper aux traditions taurines espagnoles ou camarguaises. Avec ses potes du quartier, Cédric Viotti et Marco Leal, aujourd’hui novillero d’avenir ­ également à Arles dimanche ­, Mehdi Savalli a connu très tôt l’émotion que donne le toro. A l’âge de 9 ans, il s’est inscrit naturellement à l’Ecole de Paquito Leal, son voisin de palier. Enzo, son père d’origine italienne, responsable de l’entretien dans un hôtel, et Saadia, originaire du Maroc, employée dans une maison de retraite, n’ont d’abord rien trouvé à redire : ils ne connaissaient pas la corrida. Mais un jour, Saadia a voulu assister à une capea, une course avec de petits veaux, sans mise à mort, organisée à Barriol. Elle a eu peur. Elle a vu que c’était dangereux. Elle a retiré Mehdi de l’Ecole taurine. Mehdi a alors flirté avec la délinquance, et s’est même retrouvé devant un juge pour enfants, après une grosse bagarre. A 10 ans, pour retourner chez Paquito Leal, Mehdi Savalli a tenté un coup de force. Une fugue. Il s’est barré un jour de l’appartement familial, en laissant un petit mot à sa grand-mère : « Je reviendré, quand vous m’inscriré à l’école taurine (sic). » Il a passé la nuit dans une canalisation, route de Port-Saint-Louis, et il est revenu le lendemain. Saadia l’a alors réinscrit à l’Ecole, pour qu’il ne soit pas livré à lui-même les mercredis et les samedis.

Aujourd’hui, Mehdi Savalli a un CAP d’électricien. Le toro l’aide à extérioriser ce qu’il appelle sa « rage » : « Je suis nerveux, je ne pourrais pas faire un autre métier. Il n’y a que les toros qui me permettent d’affronter ma rage. » Mehdi est un torero spectaculaire, explosif et boulimique. Boulimique de toros, boulimique de succès, boulimique d’oreilles à couper : « J’ai toujours envie de prouver. J’ai peur que, si je me calme, j’aurais moins d’impact sur le public. Je veux tout lui faire au toro, parce que j’ai peur qu’on me l’enlève, et plus je reste devant, plus je me régale. Au foot, c’était pareil. Je râlais trop quand on m’enlevait le ballon. » Une fois, ça n’a pas bien marché. Il a fait Bayonne-Arles en pleurant de rage. Paquito Leal explique cette fureur par les jeux de l’enfance : « Mehdi, Samir, Marco, Cédric allaient à toutes les capeas, toutes les ferrades, tous les toros-piscine, et c’était à celui qui en ferait le plus avec les vachettes ou les petits veaux. » Son travail de manager consiste à canaliser cette formidable envie de plaire et de toréer pour la transformer en une tauromachie vive, mais contrôlée et réfléchie. Le formidable dynamisme de Mehdi est son principal atout et le principal danger qui le menace : il veut trop en faire, trop vite. Mehdi acquiesce. Il ne veut surtout pas décevoir Paquito. Il sait aussi que toréer à blanc, dans l’appartement du HLM, lui a donné un défaut qu’il corrige. L’exiguïté de sa chambre l’empêchait de donner de l’ampleur à ses passes et de déplier son bras. Mais toréer, couper des oreilles et sortir en triomphe lui fout la chair de poule. Comme à Roquefort-des-Landes, l’an dernier : « Celui qui me portait sur ses épaules, il marchait au rythme des battements de mains des gens qui m’applaudissaient et ça, c’est trop beau. » Entendre des paso doble aussi le bouleverse. Depuis cet hiver, il en a un à son nom. S’il flambe, il sera inauguré dimanche.

« Je suis français et je mange du porc »

Les succès de Mehdi Savalli la saison dernière, et son profil de torero à moitié arabe lui attirent la curiosité des médias. En mars, Time Magazine lui a consacré une page, et, en février, le supplément dominical du quotidien espagnol El Mundo a fait sa une sur lui. Photos pleine page et titre choc : « Mehdi el torero musulman ». Faux. Mehdi qui ne parle pas arabe, et ne fait pas le ramadan, cela le met en colère : « Je suis français et je mange du porc. » Le torero de Barriol, qui baragouine encore un espagnol rudimentaire, ne prie pas, ne se signe pas, n’invoque ni Jésus ni Allah avant de toréer, mais se dit à lui-même une petite formule secrète. Il a, l’an dernier, découvert la Vierge sévillane de la Macarena qu’invoquent beaucoup de toreros. A son cou, à la différence des autres, pas de breloques religieuses, mais trois petites médailles. L’une offerte par sa grand-mère avec « buena suerte » (« bonne chance »), l’autre offerte par sa soeur avec un oeil, la troisième offerte par Saadia : une tête fine de toro. Saadia a évidemment toujours peur, mais elle s’est fait une raison : s’il est heureux comme ça, elle est heureuse aussi.

Mehdi a gagné un peu d’argent l’an dernier. Il s’est payé un ordinateur et une Volvo d’occasion. Et s’il devient très riche ? « Je m’achèterai une propriété. Pas pour y travailler dedans. Pour m’y amuser, faire des soirées, toréer quand j’en ai envie. » L’an dernier, à Pâques, où il débutait en novillada avec picadors, Mehdi Savalli a donné des entrées à quelques-uns de ses potes : « Zouz », « Chob », « Bouza », « Sofiane ». Il leur avait expliqué qu’il fallait agiter des mouchoirs blancs pour que le torero tombe les oreilles. Eux sont venus avec un grand drap de lit. Ils y avaient dessiné des HLM et écrit « Barriol » en gros.

• Jacques Durant - Libération
• Photo : Marine Poulain

(1) Fête célébrée à l’occasion du marquage au fer du bétail.

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