Mémoire d’esclave

26 mars 2003 - 10h40 - France - Ecrit par :

"Il fut un temps où les hommes furent vendus à d’autres ô Mora le négrier, tu les a emmenés au fond de la terre"
1964, 1968, 1974, trois dates symboliques qui ont marqué et marqueront à jamais la mémoire collective des habitants du sud-est du Maroc et du Souss.

Durant ces années qui font date, quelque 70.000 jeunes issus de familles pauvres du Sud du Maroc ont choisi de partir loin de chez eux pour grossir les bataillons des gueules noires qui se déferlaient à l’époque sur Nord Pas-de-Calais.

De simples paysans ou bergers qu’ils étaient, ils ont été convertis par la volonté d’un négrier des temps modernes en de véritables escalves de la nouvelle révolution industrielle.

Peu d’études ont traité de ce flux migratoire hors normes ainsi que de l’exploitation, des abus et de l’humiliation dont ces milliers de mineurs, surexploités et sous-payés, ont été victimes.

La mémoire collective des habitants de ce territoire immense s’étendant de Saghro au sud-est du Maroc aux confins du Souss, conserve encore la trace de l’humiliation infligée par un ancien militaire français : Felix Mora.

"Durant les années 60 et 70, les chefs de villages, imgharen, sillonnaient campagnes, déserts et montagnes et annonçaient en pompe l’arrivée des agents de recrutement des Houillères et d’autres entreprises françaises ".

Lahcen G, quinquagénaire, se souvient encore, nettement de tous les détails de ce grand départ qui a changé l’écoulement paisible de sa modeste vie d’adolescent. Il avait 17 ans en 1968, lorsqu’il quitta, pour la France, son village situé dans le massif aride de Saghro pour emboîter le pas aux premières générations d’immigrés. Il habite, désormais, à Roubaix dans la métropole lilloise.

Cette offre était une issue pour des jeunes, sans ressources, affectés par l’appauvrissement agricole et pastoral du sud du Maroc dans les années 60 et 70.

"Ils affluaient vers les bureaux de recrutement pour s’inscrire et tenter l’aventure du départ. La France (Fransa), ce pays d’Irumiyen (chrétiens), représentait pour eux de la magie et de l’espoir".

Les bureaux de recrutement des mineurs, dirigés par Felix Mora, ont été installés dans les locaux des autorités locales pour leur donner un caractère officiel. Les représentants du pouvoir central étaient également présents et suivaient l’opération avec grand intérêt.

Malgré le scepticisme des anciens qui ont combattu la France par des armes dans les monts légendaires de Bougafer et du Grand Atlas, les jeunes célibataires, curieux et désireux d’améliorer leur niveau de vie, ont choisi de "tenter leur chance" en s’exilant loin de leurs beaux et pauvres villages. Désillusion d’une génération d’après l’indépendance ou simple volonté de partir ? Lahcen préfère garder son mutisme.

Les milliers de jeunes inscrits ont été pris en photos "pour la première fois de leur vie pour la plupart". Dotés d’un numéro et convoqués pour une visite médicale menée par une autorité médicale des Houillères. L’objectif étant de sélectionner les plus aptes physiquement. Ce critère a valeur de condition sine qua non de la sélection.

Les modalités de recrutement, très sévère, de ces mineurs rappelaient parfaitement l’achat des esclaves au temps de la traite des noirs. Un spectacle digne des temps anciens. Des milliers de jeunes ruraux, candidats passaient devant Félix Mora, le torse nu. Il examinait leur capacité à effectuer un travail de force, à savoir l’extraction du charbon des entrailles des mines grises de Nord Pas-de-calais et de la Lorraine. Il sélectionnait à partir de critères de santé et de l’apparence physique.

Il examinait pratiquement tout, se rappelle-t-il, sourire en coin, "les dents, les oreilles, les yeux, les muscles, la colonne vertébrale Tout, pratiquement tout".

Déshabillés, les hommes sont soigneusement examinés. Une épreuve d’endurance figure également au menu de la sélection. "Nous sommes restés pendant 3 heures sous un soleil de plomb pour expérimenter notre aptitude de résistance à la chaleur de la mine", surenchérit Moha, un ancien mineur, actuellement à la retraite, rencontré à Tourcoing.

Après ces examens humiliants, Felix Mora marque les postulants avec des tampons de couleurs différentes "Le tampon vert sur la poitrine vaut acceptation, le rouge signifie refus", martèle Lahcen. Cette dernière couleur élimina les deux tiers des postulants.

Après cette visite, les sélectionnés se rendaient dans un hôpital pour subir des examens médicaux approfondis prévus par la convention franco-marocaine de 1963. De nouvelles visites et examens (prise de sang, urine ). Les hommes, de parfaite santé, déclarés aptes à effectuer les plus pénibles des besognes, transitèrent par l’Office national d’immigration (ONI) à Casablanca et procédèrent à la signature d’un contrat de 18 mois, renouvelable par période de six mois, avant de prendre le bateau en France. Cette fois-ci encore les "hommes sont numérotés "amm wulli" (comme le bétail), ironise Lahcen, sourire amer aux lèvres.

Arrivés à Marseille, après trois jours passés en mer, ils ont été convoyés par des bus au Nord Pas-de-Calais.

En France, une nouvelle visite médicale plus sévère est effectuée. "On nous fait des radios, toujours des radios ", soupire Lahcen.

Au nord Pas-de-Calais, l’aventure de ces milliers de jeunes, aspirant à une vie digne sous d’autres cieux, devenait de moins en moins rose. Non loin du chantier, "quatre mineurs partagent un baraquement sans conditions d’hygiène. Des stages de formation et d’initiation aux techniques et aux risques du travail en mine ont été donnés aux nouvelles recrues durant les premiers 15 jours de leur arrivée. Après la simulation, les hommes sont amenés aux fonds assistés par d’anciens mineurs, ensuite, le mineur doit se débrouiller tout seul ", poursuit Lahcen.

"La vie était difficile dans le nord où l’hiver était rude. L’humanité avait fait tant de mal à des hommes habitués à la chaleur du soleil et aux grands espaces", a-t-il ajouté, ôtant une poussière de son oeil droit.

Et d’ajouter que la totalité de ces ouvriers ont été affectés à l’abattage du charbon, un travail particulièrement empoussiéré où ils sont exposés aux risques d’explosion et aux maladies professionnelles.

Quant aux conditions du travail, tous les témoins étaient unanimes : "Les conditions du travail étaient ardues, mais les mineurs faisaient preuve d’une capacité d’adaptation surprenante malgré les salaires de misère qu’ils percevaient". A l’époque, les mineurs étaient payés 3 francs de l’heure pour le travail pénible et dangereux qu’ils effectuaient huit heures par jour aux fonds de la terre.

Les différents témoignages d’anciens mineurs recueillis notamment à Roubaix, à Tourcoing dans la métropole lilloise et à Saint-Ouen à Paris, mettaient l’accent sur l’exploitation dont ils étaient victimes. "Même nos passeports ont été saisis par les Houillères pour éviter toute tentative du retourau pays. On était comme des forçats dans un pays qui se disait de droit", s’indigne l’un d’eux.

Après 18 mois de travail en mine (durée du contrat), Lahcen se libère de sa "petite lumière sur la tête" préférant chercher un autre travail plutôt que de moisir sous la terre.

Quelques années plus tard, il décide, à l’instar de milliers de marocains, de faire venir sa famille et s’est installé, définitivement, dans le nord de la France. D’autres, par contre, par peur de représailles de la part des houillères, ont choisi de poursuivre leur descente aux enfers.

D’aucuns avaient choisi de rejoindre leurs aînés, à Paris et dans d’autres villes où se concentrent souvent des jeunes originaires de même village qu’eux.

Ces quartiers lointains et aux consonnes étranges dont on ne connaissait que les noms "souvent déformés" sont devenus dans les villages et les montagnes du grand sud, symboles d’exil et de malédiction, objets de longs poèmes et d’izlan (chants) chantés par les femmes lors des fêtes et mariages.

Après la fin de l’activité minière du bassin houiller Nord Pas-de-calais et la fermeture des puits les uns après les autres (le dernier étant fermé en décembre 1990), une opération d’"aide" était dérisoire aux yeux des mineurs "affaiblis" au regard du préjudice subi et des maladies professionnelles qu’ils traînaient. Felix Mora était encore là. C’est lui qui organisait le retour.

Des milliers d’entre eux avaient pris le chemin du retour pour mourir tranquillement dans leurs villages, de silicose et d’autres maladies contractées. D’autres, par contre, ont choisi de rester malgré la douleur de l’impossibilité de la reconversion professionnelle des mineurs "vieillis" et marqués à jamais par les empreintes d’un travail qui les a condamnés à "l’usure" précoce.

La mémoire de ces mineurs actuellement retraités pour la plupart conserve encore cette humiliation profonde. La France, pays d’égalité, de fraternité et de liberté, rendra-t-elle hommage à ces milliers de berbères humiliés par un de ses négriers dont le nom restera tatoué à jamais dans la culture populaire des milliers de familles et de jeunes ? Lesquels jeunes qui attendent, désormais, un nouveau "Mora" pour emboîter le pas aux milliers de mineurs. Le rêve est plus vivant que jamais

A. KasriReporter (Roubaix-France) pour libération ( Casablanca)

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