Jours de ramadan à Tétouan

29 septembre 2008 - 17h42 - Maroc - Ecrit par :

Soudain retentit un coup de canon. Les quelque 250 mosquées de la ville entonnent aussitôt l’appel à la prière. Il est 18 h 20. Le soleil disparaît. En une minute, Tétouan se vide. On se croirait sous couvre-feu. C’est l’heure du f’tour, la rupture du jeûne. Dans les maisons, chacun se met à table, en famille. Au menu : du lait, des dattes, des oeufs, des gâteaux au miel, et, bien sûr, la harira, la traditionnelle soupe du ramadan, faite de tomates, de pois chiches et de coriandre. Et pour les plus fortunés, des tajines, des salades, des fromages...

Adossée à une colline, Tétouan, 400 000 habitants, se situe à 60 km de Tanger, au nord du Maroc, non loin de l’enclave espagnole de Ceuta. Par temps clair, on distingue la Méditerranée, à une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau, et même l’Espagne. Tétouan est fière de son passé andalou. La cité a été bâtie à la fin du XVe siècle par les musulmans fuyant le sud de l’Espagne, au moment de la reconquête par les rois catholiques.

Avec ses remparts et sa médina classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, la ville a belle allure. L’architecture, les balcons de fer forgé, les enseignes des magasins (Andaluza, Paloma, Heladeria...) rappellent à chaque coin de rue que Tétouan a été capitale du protectorat espagnol sur le nord du Maroc, de 1913 à 1956. Les soirs de ramadan, hommes, femmes et enfants déambulent, dans une joyeuse cohue, de la plaza Primo (officiellement la place Moulay-Mehdi) à la plaza de Espana (place du Méchouar) jusqu’à 2 heures du matin. Ils achètent des vêtements neufs, en prévision de l’Aïd qui aura lieu mardi ou mercredi.

Autant Hassan II se méfiait de Tétouan et du Rif, rebelles, autant son fils, Mohammed VI, aime y venir régulièrement, ce qui a permis à la région de sortir de l’oubli. En dépit des apparences, la ville est profondément conservatrice. Tout le monde le reconnaît : dans les années 1970 et 1980, la tolérance y était beaucoup plus grande. S’affirmer athée, avouer qu’on mange et boit de l’eau en plein jour "serait aujourd’hui suicidaire", affirme Rachid. Le jeune homme fume et boit du café en cachette. Il est exaspéré de devoir surveiller son haleine quand il croise ses voisins. "J’ai l’impression d’être en prison, chaque ramadan ! En plus, les gens travaillent mal, le pays perd de l’argent, ça me révolte !", fulmine-t-il. Rachid mise sur un "petit coup de pouce de la nature" pour "desserrer l’étau". Dans les années qui viennent, la période du ramadan sera de plus en plus dure, puisque le début du jeûne avance de dix jours par an. En 2009, ce sera vers le 20 août. Ecrasés par la chaleur, les Marocains ne seront-ils pas contraints de "lâcher du lest" ?

Ici, la pression sociale est forte. Il ne vient à l’esprit de personne de transgresser les règles, comme à Rabat ou à Casablanca. Plus qu’ailleurs, le ramadan est un défi personnel. C’est l’occasion de mener, un mois par an, une "guerre contre soi-même", explique Oussama, 18 ans. On endure les privations sans se plaindre. Souffrir et tenir bon, se sentir grandi par l’effort, c’est l’objectif essentiel. On en tire une fierté collective. C’est aussi une façon de marquer son appartenance à la communauté musulmane, face à l’Occident.

Chaque jour, les chaînes de télévision du Golfe viennent rappeler "les événements atroces" qui se déroulent au Moyen-Orient et "la guerre qui est menée aux musulmans", dit Oussama. "Le ramadan nous permet d’affirmer que nous sommes une civilisation différente, avec ses spécificités, et qu’elle doit être comprise et respectée", glisse, mine de rien, Aïssa Acharki, une figure de Justice et bienfaisance, le mouvement islamiste (non agréé, mais toléré) de Cheikh Yacine, très populaire à Tétouan.

"Imagine-t-on, en Europe et aux Etats-Unis, la torture que nous nous infligeons ? Se priver de boire et de manger, du lever au coucher du soleil ?", s’exclame Omar, biologiste de 40 ans. Ce mois de septembre aura été l’un des plus chauds jamais enregistrés à Tétouan. S’il ne fait pas ses prières pendant l’année, Omar tient au ramadan. "C’est sacré", dit-il. Dès à présent, il initie au jeûne son fils de 13 ans, car "ça ne s’improvise pas". Sa femme, elle, s’irrite du conformisme général. "Le ramadan, c’est devenu une mode, comme de porter le hidjab. On accorde trop d’importance aux apparences", regrette-t-elle.

Que la tradition l’emporte sur la religion, voilà qui désole Sarah Boukhobza. Cette étudiante de 19 ans, au joli visage encadré d’un voile vert, est membre de la section jeunesse du Parti de la justice et du développement (PJD, islamique, agréé). Le PJD est la deuxième formation politique au Parlement, mais la première dans le pays en termes de voix. Sans se poser en modèle, Sarah déplore ce "jeûne du ventre" pratiqué comme un acte héroïque. "Le jeûne n’est que le quatrième des cinq piliers de l’islam. La prière vient en deuxième. Ça n’a pas de sens de se priver de nourriture si on ne fait pas ses prières !", estime-t-elle.

Le ramadan, moment de privation et de recueillement, est paradoxalement le mois de tous les excès. On jeûne le jour mais on s’empiffre la nuit. On ne boit pas une goutte d’alcool mais, pour compenser, certains se droguent encore plus le soir. On s’interdit de penser au sexe le jour, mais on a plus souvent recours à la prostitution, la nuit. A Tétouan comme partout au Maroc, les gens sont tenaillés par "une boulimie de consommation", constate Jamal Ouahbi, correspondant du quotidien arabophone Al-Massae. Difficile de résister aux publicités vantant les multiples articles en promotion et les crédits gratuits.

A Jamaa Mezouak, dans la périphérie de la ville, on jeûne aussi, mais pas seulement pendant le ramadan. C’est le genre de quartier déshérité où les jeunes n’ont le choix qu’entre "la drogue et l’extrémisme", comme le résume Aïssa Acharki, de Justice et bienfaisance. Les cinq auteurs des attentats de Madrid (191 morts, en mars 2004) étaient originaires de Jamaa Mezouak. La plupart des Marocains qui partent pour l’Irak mener le djihad contre les Américains viennent d’ici. Quelque 10 000 personnes vivent dans ces constructions anarchiques. Les "afghans", comme on les surnomme en raison de leur longue barbe et de leur kamis (tenue islamique), tentent d’imposer leur loi, surtout aux femmes. Vêtues de l’abaya noire, qui les recouvre de la tête aux pieds, leurs épouses passent comme des ombres. Chômage, drogues dures - cocaïne surtout - et violence sont le lot quotidien. Les visages sont usés, le désespoir palpable.

"Mon avenir ? C’est du brouillard. Alors, je rêve. Un jour, je m’imagine que je suis en France ou en Espagne. Un autre, que j’ai rencontré le prince charmant et que ma vie change totalement." Hayet, 19 ans, parle en arabe sur un ton monocorde. La jeune fille a quitté l’école il y a trois ans. Elle travaille dans une téléboutique, neuf heures par jour, pour 500 dirhams (44 euros) par mois. Récemment, elle s’est fait voler sa caisse par un drogué en manque. Ali, son petit frère de 11 ans, n’est jamais allé à l’école. "Des cas comme celui-là, j’en vois de plus en plus", soupire Faouzia El-Mamoun, avocate et présidente d’une association pour la protection de l’enfance.

Quelques masures plus loin, Jalal et Nadia vivent repliés sur eux-mêmes, avec leurs trois filles de 14 à 20 ans. Bien que la coutume impose de rendre visite aux voisins pendant le mois sacré, ils restent cloîtrés chez eux, pour fuir la violence environnante et les dealers. L’aînée de leurs filles reste à la maison. La deuxième apprend la couture. La troisième va à l’école, mais elle n’a ni cartable, ni cahiers, ni livres de classe. Quand elle sort, sa mère lui demande de mettre le voile "pour éviter de se faire harceler". Un soir sur deux, faute de moyens, la famille rompt le jeûne avec la traditionnelle harira. La seule distraction, c’est la télévision - des chaînes religieuses du Golfe, le plus souvent - mais à 22 heures, on éteint le poste pour économiser l’électricité.

A Jamaa Mezouak, comme dans toute la région, la contrebande est l’activité principale. On achète toutes sortes de choses dans l’enclave espagnole de Ceuta avant d’aller les revendre dans les souks de Tétouan. Un travail épuisant, qui se poursuit même en période de jeûne. Outre les trajets et les divers bakchichs à verser aux douaniers marocains et espagnols, il faut se transformer en bêtes de somme et porter jusqu’à 50 kg sur le dos.

Wafa n’a pas eu cette force. Elle travaille comme femme de ménage. Chaque soir, quand elle revient dans sa bicoque, la jeune femme retrouve son mari endormi sur le lit, abruti par le hachisch. Pour se fournir, Ali n’a pas à chercher bien loin : le Rif est l’un des premiers producteurs de cannabis du monde. L’année dernière, il a exigé que sa fille de 15 ans cesse d’aller à l’école. Motif : "Le quartier est mal fréquenté. La petite pourrait faire de mauvaises rencontres." Wafa a protesté, tempêté. Elle n’a obtenu que des coups. La fillette passe toutes ses journées à la maison. Wafa jeûne, fait ses cinq prières par jour et supplie son mari d’en faire autant. "S’il revient à la religion, peut-être qu’il finira par abandonner le kif et travailler", espère-t-elle. A Tétouan, le ramadan a encore de beaux jours devant lui, qu’il fasse 30 ou 40° C à l’ombre. Rachid l’athée ferait bien de ne pas trop compter sur le "petit coup de pouce de la nature"

Source : Florence Beaugé - Le Monde

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