Abdellatif Laabi : "Je suis un insoumis littéraire"

16 décembre 2007 - 19h40 - Culture - Ecrit par : L.A

Le 30 novembre, le poète Abdellatif Laâbi a reçu les insignes de docteur honoris causa à l’Université de Rennes II, une distinction qui couronne l’ensemble de son parcours d’homme engagé et de poète. Dans cet entretien, il revient sur son œuvre poétique et sur les thèmes politiques qui l’interpellent.

L’Université de Rennes II n’est pas seulement la fac des barricades, toujours en première ligne du mouvement estudiantin. Ce vendredi 30 novembre, l’Université a troqué ses habits de gréviste contre une tenue de gala, pour remettre les insignes de docteur honoris causa, à quatre sommités, dont le poète et romancier marocain Abdellatif Laâbi. Une
distinction qui couronne l’ensemble de son parcours d’homme engagé et de poète citoyen. Un vibrant hommage a été lu par Françoise Dubosquet, directrice de l’UFR langues, ainsi que par Marc Gontard, le président de Rennes II, ami du poète et fin connaisseur de son oeuvre. Veste et pantalon marron, Laâbi attendait, assis sur l’un de ces drôles de chaises design, avec les trois autres lauréats : Paul L. Harris, éminent psychologue, John Hume, le député nord-irlandais, prix Nobel de la paix 1986, et Jorge Semprun, le romancier et ancien ministre de la Culture espagnol (1988-1991), à qui l’hommage rendu frisait la dithyrambe extatique.

En écoutant Françoise Dubosquet retracer sa vie et saluer son engagement, Abdellatif Laâbi songeait-il au chemin parcouru, aux années de braise, au prix de la liberté ? Peut-être… C’est alors qu’il se vit remettre des mains de Marc Gontard, l’écharpe jaune parcheminée de docteur honoris causa. Dans son discours, le poète marocain s’est dit réjoui de la récente “pacification culturelle” qui permet aux “pays du Maghreb de faire partie de la France”. Il a surtout insisté sur “l’apport fondamental” de la poésie : “Elle a forgé mon éthique du comportement et de la vie. Sans elle, je ne peux plus regarder l’Autre sans voir son pluralisme”, a-t-il lancé.

Que ressentez-vous à la remise de cette distinction ?

Je ne pourrai vous répondre que par des banalités (rires). ça ne m’étonne pas que ce soit l’Université de Rennes II qui me remette cette distinction. C’est en Bretagne, et dans le pays de Rennes, que l’on rencontre l’esprit le plus ouvert. Il y a une spécificité liée peut-être à la frustration et à l’identité bretonne. Les Bretons, par leur histoire, sont peut-être les mieux placés pour comprendre les déchirements vécus par nous autres, de l’autre côté de la Méditerranée. Il y a des éléments de similitude dans cette marginalité.

Au-delà de toute votre œuvre, n’est-ce pas la vie d’homme engagé, à l’image de votre poésie, qui est récompensée ?

Je suis un insoumis, un insoumis littéraire. Quelqu’un qui creuse son propre sillon, qui a sa propre conception. Ma résistance n’est pas seulement politique, elle est aussi littéraire, à l’heure où les rapports marchands régissent la littérature.

Dans le monde d’aujourd’hui, justement, quel est le rôle du poète ?

Il n’a pas changé. Son rôle est toujours d’aller au devant des nouvelles questions que l’humanité peut se poser, qu’il puisse les cristalliser. Mais aujourd’hui, je suis confronté dans ma vie de poète à un questionnement totalement inédit : la menace de la fin de l’espèce humaine. C’est un tournant majeur que je vis. C’est une préoccupation de plus en plus prégnante et une angoisse particulière.

Avant, on écrivait avec la certitude que l’aventure de la création de l’esprit humain était pérenne, que l’expérience terrestre était durable. Avec le réchauffement climatique, l’avenir de notre espèce est menacé. C’est une donnée inédite pour le poète que je suis. Sans verser dans l’alarmisme, il est légitime de se poser ce type de questionnement.

Quelles questions vous posez-vous sur cette angoisse ?

On revient aux questions essentielles. Pourquoi écrire ? À qui s’adresse-t-on ? Quelle est la fonction de l’écrivain ? À présent, la situation de frivolité n’est plus de mise. Le poète se doit de transmettre le plus fidèlement possible le message de l’humanité.

En vivant cette situation, je me retrouve transporté dans mon expérience carcérale, lorsque j’étais en prison entre 1972 et 1980. Ces questions se recoupent, il y a une part de ressemblance. À l’époque, on ne savait pas si on sortirait vivant des geôles, pour des raisons politiques, par rapport au règne de Hassan II. L’écriture subit chez moi une transformation. Quand j’ai écrit Les chroniques de la citadelle d’exil ou Le règne de la barbarie, j’avais l’impression d’écrire un testament. Il y avait une gravité. Je retrouve aujourd’hui cette même gravité.

Votre poésie, qui oscille toujours entre rage et espoir, est-elle le genre littéraire qui vous permet le mieux de décrire ces réflexions ?

À l’évidence, je suis avant tout poète. Si on regarde ma bibliographie, cela saute aux yeux. La poésie a toujours été dans l’histoire de la littérature le laboratoire où s’élaborent les changements, les mutations. Plus que l’écrivain, le poète prête une attention plus accrue à la langue. Il lui fait dire des choses profondes, redonne un sens aux mots, à l’heure du grand bavardage médiatique. Il y a un souci d’économie de la langue. Mais en tant que poète, je me retrouve dans une marge objective. Je ne suis pas un écrivain entraîné dans le tourbillon médiatique, je résiste. La poésie est devenue un art mineur, réduit à sa portion congrue dans les médias. Où parle-t-on encore de poésie ?

Pourtant, j’ai découvert dans cette marginalité des vertus. Dans la poésie, il n’y a pas d’enjeux commerciaux ou de notoriété. Le poète est libre de ses mouvements. Je peux me permettre toutes les libertés. Je bouscule mon lecteur, l’entraîne vers des pistes nouvelles, inexplorées, crée des complicités avec lui. Mais j’exige de lui qu’il s’investisse autant que moi.

Vous avez lancé en septembre un appel pour un pacte démocratique, dans lequel vous soulignez que le Maroc est en proie à une régression obscurantiste. Notre société est-elle menacée par la montée de l’intolérance ?

L’intolérance est là. Il ne s’agit ni de la sous-estimer ni de la surestimer. Plus que la montée du fondamentalisme, c’est la faiblesse du mouvement démocratique qui est à déplorer. Un camp incapable de se trouver, de se remettre en question, de former un bloc. Si pour combattre cette menace, le camp démocratique, au niveau de la pensée politique, avait fait jonction avec la société civile, on serait moins angoissé.

Dans cet appel, on a l’impression que vous êtes resté prudent et quelque peu “flou”, en évitant “d’appeler un chat un chat”. Pourquoi ces précautions ?

Il n’y a pas eu de prudence de ma part dans cet appel. J’y analyse les faiblesses du camp démocratique. Les gens qui disent cela font des lectures politiciennes et des raccourcis. Je prépare d’ailleurs un opuscule, à paraître bientôt au Maroc, regroupant toutes mes prises de position à caractère politique ou culturel. Elles s’inscrivent toutes dans la même ligne.

Aujourd’hui, les partis n’ont toujours pas compris qu’un camp démocratique a besoin d’autre chose que de structures pour exister. Il existe trois sphères : les partis politiques, la société civile (avec ses pratiques démocratiques) et enfin la production intellectuelle. Or, il n’y a aucun lien entre ces trois sphères. Les partis et les intellectuels se tournent le dos. Le camp démocratique est aujourd’hui en rang dispersé, il doit se ressaisir.

La pensée politique est-elle en crise au Maroc ?

Je crois qu’il y a eu un arrêt cardiaque de la pensée politique au Maroc. Les partis politiques n’ont pas su renouveler leur arsenal théorique et leurs valeurs. C’est une véritable crise, notamment au sein de la gauche. Il ne faut toutefois pas oublier que ces partis ont été laminés sous les années Hassan II. Ils ont pris des plis et appris à ne plus penser de façon autonome.

N’avez-vous pas le sentiment qu’on assiste à un silence, voire à une démission, des intellectuels ?

Ah ! Cette question du silence des intellectuels ! C’est devenu une véritable rengaine, une antienne ! Alors qu’on dit cela, on se fout royalement des intellectuels chez nous ! Quand on voit dans la presse, même la mieux intentionnée, la place qu’occupe la culture… Les intellectuels sont condamnés à être dans la marge, ils se battent pour leurs idées et vivent avec les moyens du bord. J’ai fait une tournée dans les universités marocaines et j’ai rencontré des éléments de grande qualité, qui souffrent de marginalisation. Il n’y a pas de tribunes, peu d’espaces pour se faire entendre, s’exprimer. Allez dire à des grands pontes ou responsables marocains qui financent des magazines sur le luxe et les paillettes, de lancer une revue d’études philosophiques ou de poésie, ils vous riront au nez…

Qui sont d’ailleurs les intellectuels d’aujourd’hui ?

Avant, on avait une vision trop classique de l’intellectuel. Ce devait être un érudit qui avait une production de 20 ou 30 livres derrière lui. Aujourd’hui, les intellectuels sont partout. Pour moi, un journaliste qui émet des avis et des analyses sur sa société est un intellectuel, un cadre dynamique dans un parti politique est un intellectuel, un militant associatif l’est aussi, quelqu’un qui œuvre pour la pensée écologiste… On a besoin de gens qui s’investissent pour le Maroc. C’est à cette révolution que nous sommes appelés.

Vous avez tiré la sonnette d’alarme sur la déperdition du patrimoine culturel, sur l’indifférence du pays par rapport à sa mémoire. Comment expliquer cette situation ?

On souffre de la bêtise, de l’incompétence. Nous n’avons pas de vision à moyen ou long termes. Il y a pourtant de belles avancées, du dynamisme, le pays avance et il y a lieu d’espérer. Mais la culture (et dans son sillage l’éducation et l’enseignement), qui est le moteur du développement, n’est pas conçue comme une priorité chez nous. Aujourd’hui, il y a un manque d’imagination, de réflexion. Il n’y a pas de véritable stratégie culturelle. On est dans une situation où l’on pare à l’urgence. L’imagination n’est pas au pouvoir.

TelQuel - Abdeslam Kadiri

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