Tahar Ben Jelloun : "Il n’y a pas pire que d’être maskhout"

11 février 2008 - 13h00 - Culture - Ecrit par : L.A

Dans son dernier roman, Sur ma mère, Tahar Ben Jelloun fait défiler les dernières années de sa mère, opérant un retour sur son enfance dans le Fès des années 30. Entretien.

Après Jour de silence à Tanger, dédié à la vieillesse de votre père, voici Sur ma mère, qui raconte la maladie de votre mère. Une manière de mieux vivre le deuil ?

Il est vrai que l’écriture permet d’exorciser beaucoup de maux. Accompagner ma mère le long de son départ était pour moi une manière d’affronter la réalité. Mais ces deux livres restent des romans,
qui comportent donc une part de fiction. Je suis parti de certains éléments réels, avant d’élargir le spectre. Ainsi, le protagoniste de Jour de silence à Tanger porte en lui plusieurs personnages, auxquels le lecteur pourrait s’identifier.

Quelle est la place de ce nouveau livre dans votre œuvre ?

Écrire des livres, c’est un peu comme construire une maison. Chaque livre est un pan de mur, le tout formant une maison où tout le monde pourrait se retrouver. Il arrive que des lecteurs asiatiques me disent que tel ou tel livre leur parle. C’est essentiel pour moi de faire passer un message universel, parce que sincère.

Sur la dernière page de Sur ma mère, il est écrit “Tanger août 2001 - mai 2007”. C’est le temps que vous avez mis à l’écrire ?

J’ai entamé son écriture alors que ma mère était malade. Je l’ai achevé en 2002, puis je l’ai laissé… disons, se “reposer”. Je ne l’ai repris qu’en 2005, pour le faire paraître tout d’abord en Italie sous le titre Ma mère, mon enfant, puis, en octobre dernier, en Allemagne. Ce n’est que fin 2007 que j’ai décidé de l’éditer en France.

Pensiez-vous en faire un livre dès le départ ?

Quand j’étais avec ma mère, j’étais surtout absorbé par le quotidien. Il fallait appeler l’infirmier, contacter le médecin. Mais chaque fois que je quittais ma mère pour quelques jours, je ne pouvais pas m’empêcher de prendre des notes. Mais je le faisais pour moi, pour la mémoire.

Vous dites de votre mère qu’elle était une “mère juive”. C’est-à-dire ?

Ma mère était comme toutes les mères méditerranéennes. C’est-à-dire perpétuellement inquiète pour ses enfants, chose qu’elle exprimait avec beaucoup d’angoisse. De son vivant, je lui répétais qu’elle était possessive comme une mère juive. Elle en riait.

Vous avez accompagné votre mère dans son agonie, notamment en lui tenant la main. Vous qualifiez cet acte de geste égoïste qui vous a permis de mieux vivre son départ…

En restant auprès de ma mère, j’ai réalisé que la mort ne se limitait pas à un arrêt du cœur. Je me suis rendu compte qu’elle allait partir définitivement. Je me suis préparé à son départ, en passant un maximum de temps avec elle. Ce faisant, je pensais à mes propres souffrances. Vous savez, la disparition d’une mère, c’est un moment important dans la vie d’un homme, même dans la culture occidentale, où les rapports avec les parents ne sont pas les mêmes.

À ce propos, vous racontez la relation entre votre ami Rolland et sa mère, comme pour mieux opposer une société individualiste et une autre qui vénère ses parents. Ce n’est pas un peu simpliste ?

C’est peut-être un peu exagéré, mais au Maroc, certaines valeurs nous distinguent de la société occidentale. “Ridat El Oualidine” est une notion fondamentale chez nous. Ce qui peut arriver de pire à un enfant, c’est d’être “maskhout”, d’être rejeté par ses parents. Dans la société européenne, il en va autrement. On ne retrouve pas un tel attachement aux parents. Les enfants doivent prendre en main leur destin, et les parents aussi. C’est l’expression de la liberté, mais elle se paye au prix de la solitude.

La maladie de votre mère vous a aussi permis de découvrir un pan de l’histoire de votre famille…

En fait, ma mère me révélait des choses dont elle ne parlait pas habituellement. Nos parents ne disent pas tout. Mais son inconscient a été libéré par la maladie. J’ai reconstitué sa vie dans le Maroc du milieu du siècle dernier, précisément dans la Médina de Fès. Pour ma mère, le monde s’arrêtait là.

Vous avez aussi appris qu’elle s’était mariée trois fois…

Ma mère était une jeune fille résignée et obéissante. Elle s’est mariée à l’âge de quinze ans, pour devenir veuve un an plus tard. Elle s’est remariée peu de temps après, pour reperdre à nouveau son mari. Du coup, avant même de fêter sa vingtième année, elle avait déjà été veuve deux fois. Je parle aussi de ma colère face à la maladie de ma mère, cette femme belle et élégante, qui est passée par cette phase de déchéance physique et mentale. Je voulais que le lecteur entre dans cette intimité douloureuse.

Ce livre, que vous dédiez à vos enfants, est-il une sorte d’héritage ?

Mes enfants ont grandi en France, mais je voudrais leur communiquer cette valeur positive, propre à notre société. Leur faire comprendre qu’un parent n’est pas qu’un géniteur.

Vous vous êtes récemment réinstallé au Maroc. Est-ce un retour aux sources ?

Si je suis au Maroc, c’est que je sens qu’il y a un projet nouveau. J’ai envie plus qu’avant de faire mon travail d’écrivain, de mettre le doigt sur les plaies. C’est l’essence même de la littérature : perturber, faire mal. Le Maroc d’aujourd’hui est en plein mouvement. Depuis deux ans que je suis revenu, je redécouvre un autre Maroc que je ne connaissais pas, parce que je n’étais pas présent au quotidien.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?

La corruption, présente dans tous les domaines et à tous les échelons. Je remarque que quels que soient les changements opérés, qu’ils soient politiques ou économiques, tant qu’on n’a pas commencé une lutte concrète contre ce fléau, le Maroc, et donc chaque citoyen, ne pourra pas avancer.

Cela vous tient apparemment à cœur…

Effectivement. Et j’en veux aux partis de gauche de ne pas avoir fait de la lutte contre la corruption leur cheval de bataille. Au même titre qu’il y a eu une Marche verte, il faudrait organiser une marche contre la corruption. Car à tous les coups, ce sont les pauvres qui trinquent. Les riches, eux, peuvent tout acheter.

Dans votre livre, vous racontez aussi l’islam de votre père, moderniste avant l’heure. Que vous en est-il resté ?

Très tôt, mon père m’a ouvert les yeux sur les valeurs essentielles de l’islam. C’est une religion qui se vit à l’intérieur, qui n’a pas besoin de manifestation spectaculaire. C’est une grande culture que nous devons respecter. Les citoyens marocains ont de tout temps été tolérants, notre histoire est faite de siècles d’ouverture. Mais il y a certaines dérives, notamment de la part de partis politiques qui se réclament de l’islam. Je m’en méfie.

Sentez-vous un regain de conservatisme au Maroc ?

Je ne sais pas si on peut parler de conservatisme, mais je ressens une certaine immixtion dans la vie privée des gens. Il y a un manque d’acceptation de ce qui est différent. L’histoire de Ksar El Kébir en est un parfait exemple.

À quoi est-ce dû selon vous ?

Nous sommes tous responsables de cette situation. Mais, à mon avis, c’est la conséquence de l’abandon de la culture dans notre pays. Quand on néglige la culture, on facilite toutes les dérives. J’ai toujours réclamé aux ministres de la Culture qu’il y ait un centre culturel dans toutes les villes du Maroc. C’est une question de volonté politique et non de moyens financiers.

Quelle en serait l’utilité ?

Si ces lieux existaient, les jeunes ne seraient pas séduits par des idéologies dangereuses. La croissance économique n’est rien si elle n’est pas accompagnée d’un développement culturel. Il faut occuper les jeunes avec un patrimoine culturel universel. Malheureusement, on a abandonné le terrain aux centres culturels étrangers. Ils sont utiles, mais pas suffisants. Et je ne pense pas qu’il soit pertinent de sous-traiter la culture.

TelQuel - Youssef Ziraoui

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