Abdellah Taïa : "Au Maroc, on vit dans la fiction"

29 mars 2008 - 21h59 - Culture - Ecrit par : L.A

Abdellah Taïa a publé un nouveau roman intitulé Une Mélancolie arabe . L’histoire d’un “je” en plein désarroi narrée en quatre temps, entre Salé, Marrakech, Paris et Le Caire. Interview !

Que raconte Une Mélancolie arabe, paru aux éditions Seuil ?

Ce roman raconte quatre moments d’un corps qui tombe. Le mien. Un corps très marocain, slaoui, pirate, possédé, en fuite. A la recherche d’un lieu où vivre sa véritable identité, sexuelle, spirituelle, intellectuelle. Loin des clichés. Loin de l’hypocrisie sociale. Ce roman raconte aussi un parcours, celui d’un “je” en plein désarroi. Une guerre intime. Quatre rencontres avec la mort. A Salé, à Marrakech, à Paris et au Caire. Enfin, ce roman invite à revisiter la culture arabe différemment. Celle d’avant. Celle d’aujourd’hui. Bachar Ibn Bourd. Majnoun Leïla. Abdelhalim Hafez. Souad Hosni. La culture arabe d’un point de vue personnel. Très personnel.

Un quatrième livre autobiographique, vous avez beaucoup de choses à raconter à 34 ans ?

L’écriture qui m’intéresse pour l’instant est celle qui vient de moi. C’est ce que j’ai de mieux à offrir. Moi. Mon corps. Mon intimité. Mes histoires. Mon regard sur le monde. Mon “je” encore et encore. Mon “je” transformé par la littérature. La fiction n’est pas pour moi. Au Maroc, on ne vit que dans ça, la fiction. Les fictions… Et puis, c’est vrai que je n’ai que 34 ans, c’est jeune, je sais. Mais pas pour moi. Je me sens vieux. Je sens en moi plusieurs mondes prêts à sortir, à exploser à travers la littérature. Je n’ai pas envie d’attendre. J’ai envie d’écrire mes obsessions maintenant, avec mon regard d’aujourd’hui. J’ai envie de m’écrire là, tout de suite. Pourquoi attendre ? Attendre quoi ? On a trop attendu au Maroc. Il faut maintenant parler. Parler fort. C’est ce que je fais.

Pourquoi criez-vous votre homosexualité ? Est-ce nécessaire ?

Je parle avant tout de mon individualité. Je m’affranchis doucement, violemment. J’assume ce que je suis. Cela n’est pas toujours évident, mais j’assume tout. Malgré tout. Malgré les réprobations, le scandale. Je suis Abdellah, de Hay Salam, de Salé. Je suis écrivain. Je suis cinéphile. Je suis homosexuel. Mon identité sexuelle est tout aussi importante que le reste. Elle n’est pas la plus importante. Je ne peux pas écrire sur mon “je” et la laisser de côté, la censurer. C’est impossible. Inimaginable. Elle fait partie de la vérité que je veux mettre dans mes livres. Parler aujourd’hui d’homosexualité, surtout au Maroc, est plus que nécessaire. Il est temps de briser ce tabou une fois pour toutes. Dépasser la honte. Libérer les gens. Quelle que soit leur sexualité d’ailleurs. Je m’adresse à tout le monde. Pas uniquement aux homosexuels.

Si vous n’aviez pas parlé de votre homosexualité, est-ce que vous auriez trouvé un éditeur ?

Dans mes deux premiers livres : le recueil collectif Des Nouvelles Du Maroc, éd Paris-Méditerranée-Eddif, 1999, et Mon Maroc, Ed Séguier, 2000, il n’est absolument pas question d’homosexualité.

Les expériences sexuelles que vous racontez dans votre dernier livre sont-elles du vécu ?

Comme je l’ai déjà dit, tout ce que j’écris vient de mon vécu. Mais je ne me contente pas de transcrire mes histoires. J’essaie d’en faire quelque chose de littéraire. Quelque chose qui dépasse le simple fait de les raconter. Un temps particulier. Des images. Un style. De la poésie. Dans mes livres, je ne raconte pas que mes expériences sexuelles. Pas du tout. Les gens qui ne retiennent que ça ont un regard très réducteur. Il faudra qu’on comprenne que, contrairement à ce qu’on croit, l’écriture autobiographique est très difficile. Ecrire sa vie, à partir de sa vie, n’est pas du tout aisé. Une Mélancolie arabe, qui m’a demandé trois années de travail pour arriver à ce résultat simple, poétique, commence par une scène sexuelle très violente, un viol, plus exactement une tentative de viol, mais après il n’y a que de l’amour, si je peux dire. L’amour compliqué. Une chute interminable. Des crises de panique. Un doute terrible, de tout. Le noir de plus en plus noir. Et les djinns que je connais tellement bien : c’est normal, je suis marocain.

Qu’est-ce qui justifie votre vulgarité ?

Je ne suis pas vulgaire. Mon style ne l’est pas. Je peux comprendre que certaines personnes trouvent mes livres vulgaires. C’est leur droit. Moi, j’essaie de dire les choses directement, sans tourner autour… Je suis depuis le début dans l’affirmation. Jamais dans la démagogie. Il ne faut pas donner au lecteur ce qu’il attend. Jamais. Il faut poursuivre sa route, ses obsessions, sans jamais céder aux pressions des gens scandalisés, ceux qui détiennent la morale “officielle”, qui veulent l’imposer à tout le monde. La littérature est la liberté même. C’est l’espace où l’on peut tout dire. Tout dire. Le meurtre. Le mal absolu. La littérature ne reconnaît pas les lois. Elle les bafoue. C’est son devoir premier.

L’affaire de Ksar El kébir, les homosexuels arrêtés et condamnés en novembre 2007, a relancé le débat sur la dépénalisation de l’homosexualité au Maroc. En tant qu’intellectuel marocain homosexuel, votre réaction a été timide…

J’ai exprimé à plusieurs reprises ma condamnation de ce qui s’est passé à Ksar El Kébir. J’ai également signé la pétition pour les libertés individuelles lancées par Bayt Al Hikma. Je le redis encore une fois. Il est plus que nécessaire de dépénaliser l’homosexualité au Maroc. On dit que ce pays bouge. Il faut le prouver. En donnant, entre autres, la liberté à l’individu. A tous les individus marocains.

Quand vous venez au Maroc, est-ce que l’annonce publique de votre homosexualité vous pose des problèmes ?

Non. Je suis bien accueilli. Dans la rue, ceux qui me reconnaissent me complimentent sur la qualité de mes oeuvres. L’année dernière, au Salon international de l’édition et du livre, l’ancien ministre de la culture, Mohamed Achaâri, est passé au stand pour m’encourager. Mon livre co-signé avec Frédéric Mitterrand Maroc 1900-1960 : Un certain regard m’a valu une lettre de félicitations de la part du Palais royal.

Source : Maroc Hebdo - Loubna Bernichi

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