Le Parti de la justice et du développement (PJD) a demandé le retrait des manuels scolaires dont les couvertures sont aux couleurs du drapeau LGBT.
En mai 1954, tandis que la débâcle de Dien Bien Phû sonne l’heure du départ pour les troupes françaises, une centaine de soldats marocains, « prisonniers- ralliés » des communistes vietnamiens, restent sur place. Ils ne rentreront chez eux que dix-huit ans plus tard. Notre collaboratrice a recueilli leurs témoignages.
On l’appelle « le Consul ». Dans les entrelacs de ruelles de la médina de Kénitra, l’homme est connu de tous. Grand, élégant, « portant beau » comme on dit, Miloud Ben Salah Ben Bouchaïb raconte pendant des heures, grillant cigarette sur cigarette, l’étrange destin qui fut le sien et celui de ses compagnons d’armes. Chez lui, lampions vietnamiens, tableaux d’Hanoi et de la baie d’Ha Long, mêlés aux éléments traditionnels du salon marocain, témoignent des horizons lointains qui furent les siens des années durant. Sans compter l’immense portrait d’Ho Chi Minh faisant face à celui de Mohammed V.
Écouter l’histoire de Miloud, de ses amis Ahmed Raji, Mohamed Laouifi et Miloud Hatimi, qui, à quelques encablures de Kénitra, à Sidi Yahia du Gharb, occupent une ancienne ferme de colons, c’est un peu comme embarquer sur Le Pasteur - célèbre navire de guerre qui, à l’époque, reliait Marseille à Haiphong en dix-sept jours - à destination d’une terre inconnue : celle où une centaine de Marocains, partis comme chair à canon du corps expéditionnaire français, vont, pour différentes raisons, rejoindre les camps de l’« ennemi »*. Regroupés dans des camps-villages où ils seront pris en charge - et en main - par le Vietminh, ces hommes vont rester au Nord-Vietnam presque vingt ans après la fin de la guerre. Mariés à des Vietnamiennes avec lesquelles ils eurent bientôt des enfants, ils devinrent paysans dans une ferme d’État (Son Tay) et se construisirent, en cette improbable communauté maroco-vietnamienne, une vie inattendue : les enfants étaient scolarisés, les hommes et les femmes travaillaient, étaient payés, leur santé était suivie par des médecins.
À la ferme de Sidi Yahia, que les habitants du coin ont rebaptisée la ferme des « Chinoui », le ton se veut badin. Seuls Ahmed Raji et Miloud Hatimi parlent. Mohamed Laouifi, dont on apprend qu’il fut, en 1949, le premier prisonnier de guerre marocain, écoute un moment avant de se retirer, épuisé par la maladie. Nguyen Thi Oc, son épouse, s’affaire dans la cuisine en compagnie de ses deux filles, Hadhoum et Rahma. Et tandis que la conversation s’écoule, les odeurs de champignons noirs et de pousses de bambous commencent à titiller les narines.
Fils de fellahs pauvres, sans formation ni travail, ils se sont engagés très jeunes dans l’armée française pour l’argent, une misère au demeurant. L’arrivée en Indochine est pour tous un choc brutal. Les uns vont au combat : « Nous étions colonisés. La France faisait de nous ce qu’elle voulait. On a combattu, on a tué », raconte, laconique, Hatimi. D’autres restent au camp surveiller les prisonniers. « Je gardais les Vietnamiens, qui parlaient bien français, se souvient Miloud Ben Salah. Chaque jour, chaque nuit, ils me demandaient : "Pourquoi es-tu là ?" Et moi, je leur répondais que c’était à cause de la guerre. "Oui, mais quelle guerre ? Contre un peuple opprimé ! Nous devons défendre notre indépendance ! Et un jour, pour vous les Marocains là-bas, ce sera la même chose." »
Ainsi va, au gré des mois, des morts, des souffrances, la (sur-)vie de tirailleurs dans le Cefeo (Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient). Jusqu’au jour où... plusieurs centaines d’entre eux vont rejoindre le Vietminh. Certains parce qu’ils ont été faits prisonniers, d’autres parce qu’ils sont convaincus de la nécessaire solidarité anticolonialiste. D’autres encore ont été écoeurés par la déportation de Mohammed V à Madagascar.
N’avaient-ils donc jamais entendu parler de Maârouf, ce cadre du Parti communiste marocain envoyé à la demande d’Ho Chi Minh par l’émir du Rif Abdelkrim, à la fin des années 1940, pour monter un réseau de guerre psychologique à destination des troupes nord-africaines du Cefeo ? N’avaient-ils pas rejoint le Vietminh via ses tracts ou ses appels ? Bien sûr, ils en avaient entendu parler, mais il semble que la propagande communiste et/ou anticolonialiste ait eu ses limites - le faible nombre de ralliés suffit à le démontrer. Pour autant, ils ont très bien connu ledit Maârouf, Anh Ma de son nom de guerre vietnamien, mais plus tard, « au camp de Son Tay, dont il était le responsable ». Là, ils bénéficient d’« une véritable éducation ». La plupart apprennent à lire, à écrire, le vietnamien et l’arabe, tous reçoivent une formation politique.
Miloud Ben Salah : « Maârouf était membre de la hiérarchie vietnamienne et de son appareil de guerre, il avait beaucoup d’influence. Après le départ des troupes françaises, il a obtenu que les Nord-Africains soient regroupés à Son Tay, au pied de la montagne de Ba Vi [à une cinquantaine de kilomètres d’Hanoi], pour constituer des cellules de lutte pour l’indépendance de leur pays. Il a choisi une centaine de cadres vietnamiens qui parlaient bien le français pour nous éduquer, nous apprendre ce qu’était le communisme, le colonialisme... »
C’est ainsi que Son Tay se transforme peu à peu en un kolkhoze où les Marocains cultivent la terre, élèvent des vaches... Maârouf, bien que vivant à Hanoi, est responsable de l’organisation du camp. « Comme il était notre intermédiaire auprès des Vietnamiens, il nous a obtenu un tracteur, des camions et... l’autorisation personnelle de Ho Chi Minh de nous marier avec des Vietnamiennes. Il a largement contribué à améliorer nos conditions de vie. »
Ainsi s’écoule pendant quelques années la (dure) vie de ces « ralliés » jusqu’à ce que les pays du Maghreb accèdent à l’indépendance, faisant naître l’espoir d’un retour prochain. Mais, sur place, la guerre américaine commence, qui entraîne de nouveaux déplacements de populations. Les Marocains doivent quitter la ferme à laquelle ils s’étaient peu à peu habitués. Cet exode vers l’arrière-pays, à Yen Baï (frontière chinoise), constitue un nouvel arrachement et un nouveau recommencement. Plus grave, il fait craindre aux Marocains que c’en est fini de leurs espoirs de retour dans leur pays, auquel ils aspirent depuis la paix de Genève.
Ces craintes sont renforcées quand les uns regagnent la Tunisie et les autres l’Algérie, dont l’indépendance a pourtant été proclamée six ans après celle du Maroc. Ignorés de leur pays, les Marocains se mettent à protester. Les empêche-t-on de partir du Vietnam ? Ou de rentrer au Maroc ? Sont-ils devenus des prisonniers ? Des otages ? Des proscrits ? Se peut-il qu’on ignore tout, au Maroc, de leur situation ?
Allal el-Fassi, père du parti nationaliste de l’Istiqlal, avait été informé par la délégation vietnamienne à Bandung du sort de ces compatriotes. Ali Yata, membre fondateur du Parti communiste marocain, était venu les voir à Son Tay en 1958. Donc ils savaient, le roi savait. S’il ne les faisait pas rentrer, c’est qu’il ne voulait pas d’eux. Au fil du temps, des dissensions naissent. L’ambiance va en se détériorant, le moral est au plus bas. D’autant que les mauvaises nouvelles s’accumulent. Maârouf, seul lien avec leur pays, a quitté le Vietnam sans prévenir qui que ce soit. Puis, en février 1961, le roi Mohammed V décède. Les Marocains ont beau protester, faire grève, leurs démarches ne mènent à rien. C’est alors qu’un petit groupe tente de rejoindre Hanoi en train. Vite arrêtés, ils écoperont de deux à quatre ans de travaux forcés. Si la leçon est bien comprise, le mouvement, pourtant, ne désarme pas. D’autres tentatives sont menées, auprès du consul de France notamment, mais toutes échouent. C’est alors qu’intervient Miloud Ben Salah. Et c’est de cette époque que lui vient son titre de « Consul ».
Un jour, tandis qu’il déambule dans les rues d’Hanoi, il croise un ancien militaire vietnamien qu’il connaît bien. Ce dernier lui parle d’une ambassade d’Égypte dans la ville. Déjouant la vigilance des gardiens, Miloud pénètre dans le bâtiment où, dit-il, il est « aussitôt reçu par l’ambassadeur, surpris de voir dans son salon ce pauvre Arabe à l’allure de Vietnamien ». Encore plus surpris par ce que Miloud lui raconte des Marocains de Son Tay. Le diplomate se propose alors d’informer, via la valise, l’ambassadeur du Maroc en Chine.
La réponse de Pékin ne tarde pas. L’ambassadeur ne peut rien, mais il a fait remonter l’information jusqu’à Rabat. Certain que ces démarches prennent le bon chemin, Miloud récidive auprès de l’ambassadeur du Congo en Chine, en visite à Hanoi. Re-promesses et re-courrier. Intervient alors une promotion aussi étonnante qu’inattendue. Connu pour sa maîtrise du vietnamien et de l’arabe, Miloud est nommé professeur d’arabe auprès des jeunes cadres de la diplomatie vietnamienne. « Ma solde avait augmenté, je vivais avec les civils et, chaque week-end, une voiture m’emmenait à Hanoi », raconte-t-il, sourire aux lèvres.
Ingénieux, persévérant, Miloud consacre alors son temps libre à la réalisation de ce qui est désormais devenu sa seule obsession : rentrer au Maroc. Ne dit-on pas que la fortune sourit aux audacieux ? Il reçoit finalement une invitation à rejoindre l’ambassade du Maroc à Pékin. Après d’interminables tractations politico-bureaucratiques, il décroche un visa de sortie du Vietnam. Mais, auparavant, il lui faut retourner auprès de ses camarades à Yen Baï pour les rassurer, leur dire qu’il reviendra les chercher dès que possible. Il leur demande d’être confiants, de ne plus manifester, ne plus faire de grèves. Nous sommes en 1969, l’impatience est grande.
À Pékin, Miloud n’a aucun mal à se fondre dans la peau du parfait secrétaire d’ambassade. Le « Consul » se consacre alors entièrement à son opération « Exodus ». Il est d’autant plus déterminé qu’il a laissé son épouse Yvonne et les enfants à Yen Baï. Mais ses tentatives échouent les unes après les autres. Un an passe, bientôt deux. Alors, osant le tout pour le tout, il se jette à l’eau. « Je propose à l’ambassadeur d’écrire directement au roi. J’ai mis trois jours pour rédiger cette lettre. Finalement, je la montre à l’ambassadeur, qui la trouve formidable. On la ferme, je la scelle moi-même, et elle prend la valise diplomatique. »
Quelques jours plus tard, tandis que l’ambassadeur est à Moscou, Miloud est seul à la chancellerie, de permanence aux télégrammes. En arrive un justement du Palais, qui annonce que les Marocains doivent rentrer dans les plus brefs délais avec femmes et enfants. « Là-dessus explose l’affaire de l’attentat de Skhirat contre le roi Hassan II, et tout est de nouveau bloqué, mort pendant... un an ! » se souvient Miloud.
« Entre-temps, l’ambassadeur avait fait des démarches pour que nous puissions retourner tous les deux au Vietnam, mais il a dû y aller tout seul, car on m’avait refusé le visa. Ensuite, une délégation interministérielle marocaine s’est rendue au Vietnam... Pour négocier, je suppose », lance-t-il, sibyllin. Quand il apprend que les Marocains sont enfin sur le point de quitter Yen Baï avec femmes et enfants, Miloud part pour Canton où il les accueille quelques jours plus tard. Si les hommes sont heureux, épouses et enfants vivent un véritable déchirement. Ils quittent leur pays, leur famille, contraints par les autorités - marocaines ? vietnamiennes ? - de tout laisser derrière eux.
L’épopée vietnamienne, qui pour certains aura duré un quart de siècle, s’achève la nuit du 15 janvier 1972, quand deux avions atterrissent sur le tarmac de la base militaire de Kénitra, avec à leur bord les anciens combattants et leurs familles. À Rabat, le comité d’accueil a fait les choses en grand. Hassan II fait savoir qu’il prend sous « sa royale protection » ses sujets de retour dans un pays auquel ils ont tant manqué et promet que le temps perdu sera rattrapé, l’administration ayant reçu des ordres en ce sens.
« Quelques jours plus tard, les gouverneurs de toutes les régions sont venus nous chercher », raconte Raji. Partout, dans leurs douars d’origine, leur retour est fêté avec faste. Mais la joie consommée, il a fallu (re)trouver sa place, imposer femmes et enfants « venus d’ailleurs », combler vingt-cinq ans d’absence, de deuil et d’oubli. Certes, les anciens tirailleurs reçurent bien quelques arpents de terre, des postes dans l’administration, souvent précaires, ainsi qu’une pension de 450 dirhams, mais tous disent avoir vécu dans la misère. Leur seul réconfort ? Voir leurs enfants réussir dans la vie. De beaux métis, devenus l’un restaurateur, l’autre ingénieur ou médecin en France... qui perpétuent aujourd’hui le souvenir de l’aventure de leurs parents.
* Nelcya Delanoë a consacré un ouvrage, Poussières d’empire (PUF, 2002), à l’aventure de ces hommes.
Par Laetitia Grotti - Jeune Afrique l’Intelligent
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