Le coût des délocalisations et « la France qui souffre »

20 décembre 2006 - 19h58 - France - Ecrit par :

Il ne fait pas bon délocaliser en période électorale. Dim, Arena, Aubade, Well... même combat ? On croyait le débat franco-français sur les délocalisations dédramatisé, voire digéré. Il s’invite à nouveau au coeur de la campagne. Il n’y a pas que le désarroi des 180 couturières d’Aubade ou des 300 salariés de Well qui frappe les esprits.

Toute opération de sous-traitance, souvent improprement baptisée « délocalisation », devient a priori « suspecte ». Qu’importe si les PME italiennes et allemandes y ont déjà largement recours depuis dix ans. Dans un bel élan commun, les tenants de l’« ordre juste », Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy en tête, tancent les « patrons voyous » et montrent les dents. Encore faudrait-il s’entendre sur l’impact réel des délocalisations, leur coût véritable et leur logique à long terme, en évitant de se voiler la face ou de céder aux tentations démagogiques.

« Ce n’est pas la même chose de licencier quand on est pris à la gorge, et qu’on ne peut pas faire autrement, et de délocaliser pour faire monter le CAC 40 », estime Nicolas Sarkozy. Tout en qualifiant le phénomène des délocalisations de « non anodin », il se prononce en faveur de la « conditionnalité » des subventions et des aides en fonction de la politique d’emploi des entreprises.

La candidate du PS ne dit pas tellement autre chose en brandissant la menace d’une taxation des entreprises qui délocalisent ou d’une obligation de remboursement des aides publiques à l’encontre des employeurs indélicats. Parce que le fabricant de maillots de bain Arena est encore légèrement bénéficiaire, le conseiller régional d’Aquitaine, Philippe Buisson (PS), juge particulièrement « immorale » la fermeture de son site de Libourne (169 emplois), en Gironde.

Il y aurait donc des délocalisations plus légitimes que d’autres. Nul ne saurait bannir le phénomène en soi, mais on nous dresse désormais une typologie de l’opprobre. En fonction de la taille de l’entreprise, de l’état de dégradation de son bilan, de son bassin d’emploi ou de la nature de son actionnaire. Au risque d’esquisser une ligne de démarcation improbable entre les délocalisations « politiquement correctes », opérées par de grands groupes tels Michelin ou AXA, - qui a récemment annoncé le transfert d’une partie de ses centres d’appels (1.500 postes) au Maroc d’ici à 2012 -, et celles, forcément plus « suspectes », des PME du textile, a fortiori si elles appartiennent à un groupe suisse ou un fonds d’investissement italien.

Certes, tous les économistes sont d’accord : les délocalisations restent un phénomène macroéconomique relativement « marginal » (5 % des emplois détruits au sein de l’Union à 15), y compris au regard des 2,5 millions de chômeurs ou des quelque 400.000 licenciements économiques annuels en France. Le bien-fondé de chaque délocalisation ne s’apprécie qu’au cas par cas. Mais, sauf à reconnaître que certaines sont plus « médiatiques » que d’autres, il n’y a jamais de délocalisation sans douleur. « C’est toujours un drame et les plans sociaux sont extrêmement coûteux. Ce ne peut donc pas être un effet de mode », confie un investisseur.

A bien des égards, la délocalisation de Well est exemplaire. Rachetée par Natexis Industries (Banque Populaire) à Courtaulds Textiles en 2001, après absorption du groupe anglais par Sara Lee, l’entreprise en est à son troisième plan social en huit ans. Ses effectifs sont passés de 1.200 à 480 salariés. Aujourd’hui, il s’agit du « plan de la dernière chance ». Pour le PDG de Well, Eric Pinot, « la question est celle de la survie de l’entreprise ». En d’autres termes, la délocalisation de Well serait la plus « justifiée » parce que la plus urgente, car ses pertes opérationnelles atteignent déjà 5 % du chiffre d’affaires en 2006, et bientôt 10 % en 2007. En clair, Well est « pris à la gorge ». Une différence notable avec Aubade ou Arena, qui sont encore légèrement bénéficiaires et justifient le transfert de leur production en Tunisie ou en Chine seulement par l’érosion de leurs ventes.

Pour l’économiste Olivier Pastré, qui s’élève contre le transfert de la production de Well en Asie et en Toscane au nom de la sauvegarde d’un territoire local, « le coût social des délocalisations est très différent selon le bassin d’emploi ». Au Vigan, dans les Cévennes, où le taux de chômage est de 17%, la délocalisation de la production de Well deviendrait du même coup socialement inacceptable, même à raison d’une « généreuse » indemnisation des salariés à hauteur de deux ans de salaire (contre de quatre à huit mois pour les salariés d’Aubade). Du même coup, la délocalisation la plus économiquement justifiée deviendrait la moins socialement acceptable. Mais, pour l’actionnaire, la pauvreté du bassin industriel n’est en rien le fait de Well. Et lorsqu’une entreprise a perdu toute crédibilité auprès de ses principaux donneurs d’ordre, on est doublement légitimé à prendre une décision qui est la seule de nature à la sauver.

Face à la menace de délocalisations « sauvages » ou « à la hussarde », « il faut effrayer les capitalistes », estime Ségolène Royal. Il n’est pas dit que cela rassure les salariés à long terme. Montrer du doigt les PME qui délocaliseraient par « dogmatisme financier » ou par soif des profits revient à entonner l’air du « protectionnisme électoral » qu’ont récemment dénoncé les économistes Patrick Artus, Elie Cohen et Jean Pisani-Ferry. Dans les Cévennes, en Poitou-Charentes ou en Gironde comme ailleurs, la vraie question n’est pas seulement de limiter la casse. Il faudra aussi que les élus locaux et les partenaires sociaux se donnent les moyens d’anticiper, à temps, les mutations industrielles. C’est le prix à payer pour réconcilier « la France qui souffre » avec ses entreprises.

Les Echos – Pierre de Gasquet

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