Cette situation explosive illustre l’échec de la politique d’immigration de José Maria Aznar (lire encadré). Avec l’autre enclave de Sebta, proche de Tanger, le chef du gouvernement espagnol a fait de Melilla une priorité dans sa lutte musclée contre l’immigration clandestine. Selon lui, Rabat fermerait les yeux sur l’entrée d’« illégaux » via ces deux accès à l’Union européenne. En 1998, Madrid a « blindé » sa frontière autour de Melilla en installant une double rangée de barbelés, ainsi que des tours de contrôle ultramodernes. En outre, la nouvelle loi sur l’immigration, en vigueur depuis dix-huit mois, facilite les procédures d’expulsion des sans-papiers vers leur pays d’origine. Cette fermeté a eu pour conséquence de refroidir les relations diplomatiques avec le Maroc. A l’automne dernier, Rabat a d’ailleurs rappelé son ambassadeur à Madrid.
A Melilla, petite ville de 65 000 habitants d’allure coloniale, les effets se font durement sentir. Le port de Beni-Enzar n’est qu’à un jet de pierre, et, sur les collines environnantes, on distingue nettement des maisons basses typiquement marocaines. Mais la frontière fonctionne comme un « rideau de fer ». Aux quatre postes-frontière, gardes civils et douaniers espagnols scrutent papiers d’identité et objets personnels, ce qui occasionne des heures d’attente. « Cette vigilance redoublée a permis de réduire l’immigration clandestine vers Melilla, explique Isabel Quesada, responsable locale des affaires sociales. Mais il y a un effet pervers : de nombreux Marocains de moins de 18 ans tentent leur chance. En tant que mineurs, ils savent qu’une fois en territoire espagnol ils seront accueillis dans des centres. »
Saturation. Aujourd’hui, avec 162 mineurs répartis dans six centres d’accueil, les autorités de Melilla parlent de « saturation ». Depuis 1998, quatre nouveaux centres ont été construits. « La petite délinquance a beaucoup augmenté, et les gens se plaignent de l’insécurité, poursuit Isabel Quesada. Chaque année, on dépense 6 millions d’euros pour les centres de mineurs, alors que Madrid ne nous verse que 1,5 million d’euros. » Melilla menace de ne plus assurer la « tutelle » des jeunes Marocains retrouvés dans la rue et de s’en tenir à une « tâche humanitaire ». « Pour désamorcer ces problèmes, dit Isabel Quesada, nous essayons au maximum de rendre les mineurs à leur famille d’origine. Le problème, c’est que, depuis avril, la police marocaine refuse de les récupérer. »
Mais, selon certaines organisations, ces reconductions aux frontières ne seraient que des « expulsions déguisées ». De récents rapports d’Amnesty et de Human Right Watch indiquent que de nombreux mineurs sont reconduits au Maroc, « sans que l’on dispose d’aucune information sur leur famille et leur région d’origine ». « C’est tout à fait contraire à la législation espagnole sur les mineurs », estime José Alonso, président de l’ONG Pro-Derechos. A Hogar del Puerto, un centre pour mineurs vétuste en face du port, on verse aussi dans la critique. « Ces renvois sont non seulement illégaux, mais aussi dérisoires, opine Abderrahim Mohamed, le directeur. Cette année, sur 72 enfants rendus au Maroc, 65 sont revenus en moins de quarante-huit heures. Ils viennent de la pauvreté. Passer la frontière, c’est leur seul salut. »
Psychose artificielle. Fariq Ahmed, 16 ans, dit fièrement : « En un seul mois, j’ai passé la frontière trois fois ; la police me ramène toujours. Mais j’ai rien à perdre ; au Maroc, y a pas d’avenir. » Fariq confirme que tous les moyens sont bons : profiter de la cohue aux postes-frontière, s’arrimer à des camions de marchandises ou longer la côte à la nage. Quitte, parfois, à payer le prix fort : le 26 mai, un jeune Marocain est mort asphyxié en essayant de se glisser entre deux grilles... Dans les rues de Melilla, la police ne tolère en tout cas aucun gamin errant, ce qui pousse certains jeunes à se réfugier dans des grottes dans les falaises. « Les autorités créent une psychose sociale artificielle, affirme José Palazon, de l’association Prodein. Certes, quelques délinquants passent la frontière mais, en majorité, ces mineurs jouent le jeu. Ce qui se passe, c’est qu’on rapatrie à tour de bras, y compris des adolescents hispanophones et bien intégrés. Une fois majeurs, il n’est pas rare qu’on leur refuse des précontrats de travail. Bref, on fait tout pour les tenir à l’écart de notre système. Pas étonnant qu’il y ait des violences. »
Frontière-forteresse. Ce qui fait l’unanimité ici, c’est que la frontière nuit à l’intérêt général. « C’est une catastrophe, dit Enrique Alcoba, président de l’association des commerçants. Melilla a toujours vécu du Maroc. Avant, près de 30 000 Marocains venaient chaque jour consommer chez nous. C’est fini. En trois ans, le commerce a chuté de 30 %. A cause de cette frontière-forteresse, Melilla connaît une crise profonde. » De nombreux commerçants ont fait leurs valises. Dans la ville, les relations entre catholiques et musulmans (près de 50 % de la population locale) se sont dégradées. Ce jour-là, au poste de Béni Enzar, la tension est particulièrement vive. Du côté marocain, ils sont des centaines à protester contre l’entrée en vigueur d’une carte magnétique réservée aux frontaliers. Une jeune Espagnole soupire : « Tout le monde paie le prix de cette saleté de frontière. Et tout cela pour lutter contre une immigration qu’on ne pourra de toute façon jamais empêcher ! ».
Source :Liberation