“Mon père n’a pas tué Ben Barka”

16 avril 2003 - 14h27 - Culture - Ecrit par :

« Dans ce livre, je raconte ce que, enfant puis adolescent, j’ai vu et entendu dans l’antre du pouvoir absolu. Mais je refais aussi le singulier chemin qui mène des marches d’un trône aux affres de ses oubliettes, de la frivolité à la découverte de soi. Car si ces dix-neuf années de souffrance furent terribles, elles se révélèrent pleines d’enseignement »,

Maroc Hebdo International : Votre livre est la troisième publication de l’un des membres de la famille Oufkir ; quel est le plus que vous apportez et pourquoi maintenant ?
• Raouf Oufkir : Mon ouvrage est totalement différent des autres livres publiés par la famille Oufkir. Les Invités n’a pas pour objectif de relater le calvaire que nous avons vécu ; mais plutôt de revisiter des événements historiques, depuis l’indépendance jusqu’au Maroc actuel.
Il m’a pris beaucoup de temps parce que j’ai mené une enquête minutieuse en recueillant les témoignages des uns et des autres. Mon livre a suivi le rythme de la maturation suivant l’accumulation des témoignages.
• MHI : Quelle était votre relation avec un père comme le général Oufkir ?
• Raouf Oufkir : Nous avons eu une relation de père marocain avec ses enfants. Nous nous sommes rapprochés encore plus les deux dernières années, vu les événements politiques qui ont secoué le Maroc. Je pense qu’il voulait me laisser libre juge par la suite.
Il a pris conscience que je devais être témoin de certaines choses pour pouvoir en tirer mes conclusions et pas celles de la rumeur. En fait, c’était plus de la propagande parce que cela a pris des proportions inimaginables.
• MHI : Vous dites que votre père a changé après le premier coup d’État, celui de Skhirat, en 1971, quel était ce changement et comment l’expliquez-vous ?
• Raouf Oufkir : Le changement était évident. Il y a eu la mort de ses frères d’armes. De plus, on lui a imputé l’exécution de ses camarades. Un choc psychologique qui l’a beaucoup marqué, parce qu’il n’a fait qu’exécuter des ordres. Mon père était devant le fait accompli. Après l’exécution des putshistes, il a sombré dans une profonde dépression. Ceci n’est pas la seule raison de ce changement ; il y a eu aussi la détérioration des relations entre le Roi et les militaires, vers la fin des années soixante.
Les militaires ont essayé d’avertir le Roi Hassan II de la corruption générale régnant au Royaume et qui ternirait l’image du pays. Cette mise en garde n’était pas au goût du Roi Hassan II, qui n’a pas accepté qu’on lui dicte sa conduite. À ce moment-là, le bras de fer entre les militaires et le Roi avait commencé. On ne pourrait pas comprendre le coup d’État de 1972 si on ne se réfère pas à celui de 71. Le deuxième n’est qu’une continuité du premier.
D’ailleurs, le fameux conseil des ministres en 1971, largement commenté par la presse française, était un incident prémonitoire.
• MHI : Quel était cet incident ?
• Raouf Oufkir : Pendant ce fameux Conseil des ministres, le général Oufkir, occupant le poste de ministre de la Défense et de l’Intérieur, avait dégainé son pistolet et avait menacé de se suicider car il n’avait pas envie « de se faire descendre en maillot de bain », disait-il. Cet incident explique l’état de confrontation qui viendra après.
• MHI : Dans votre livre, vous affirmez que la tentative de coup d’Etat menée par le général Oufkir, votre père, avait reçu l’aval des dirigeants de partis politiques marocains, à savoir l’UNFP et l’Istiqlal, êtes-vous sûr de ce que vous avancez ?
• Raouf Oufkir : J’affirme leurs présences dans le domicile, quant à prendre le raccourci de dire que j’affirme que la gauche a participé au coup d’État, je ne suis pas le premier à l’avoir dit.
On a le souvenir de la lettre de Fqih Basri qui avait bouleversé le Maroc et le Premier ministre d’alternance, Abderrahmane Youssoufi ; ce dernier avait même donné l’ordre de saisir quelques journaux marocains pour avoir publié cette lettre. Je n’ai pas la prétention de dire que j’ai ramené une révélation ou une affirmation. J’apporte des témoignages de personnes qui sont plus aptes à commenter, sinon mes arguments ne seraient pas crédibles.
• MHI : Quelles sont ces personnes ?
• Raouf Oufkir : J’affirme ce que j’ai vu. Je fais le lien entre ce que j’ai vu et ce qui se passera par la suite. Libre au lecteur de dire qu’Allal El Fassi et Abderahim Bouabid étaient chez mon père pour discuter en toute amitié autour d’un verre de thé. Je pense que la logique et la bonne foi tendraient à faire la relation entre les événements qui ont suivi et qui sont confirmés par d’autres personnes.
• MHI : Vous aviez quel âge ?
• Raouf Oufkir : J’avais quinze ans.
• MHI : Est ce qu’à cet âge-là on peut avoir accès à des informations d’une aussi grande importance ?
• Raouf Oufkir : Je n’ai jamais dit que j’ai été mêlé à des affaires d’Etat, mais j’ai consacré ma vie après ma libération à parler avec des officiers supérieurs de l’armée, de la police et des services secrets qui ont travaillé avec mon père dans le dessein d’essayer de cordonner les informations.
Il se trouve, pour les éventuels détracteurs, que les faits sont là et prouvent ce que j’ai dit. Ce n’est pas une invention de dire que la gauche marocaine a participé au coup d’Etat. Je pense qu’on est plus mature à l’âge de quinze ans quand on a grandi au cœur du pouvoir. En plus, l’histoire n’est pas simplement une lecture, c’est une recherche, une étude approfondie et une enquête. Tout ce que j’ai écrit, dans mon livre, a été déjà dit par d’autres.
• MHI : Vous ne pensez pas que vous rachetez l’image de votre père en disant qu’il n’a pas tué Ben Barka et que vous n’avez pas eu de richesses ?
• Raouf Oufkir : Je les mets au défi de m’apporter la preuve de la fortune d’Oufkir, et à vous, qui êtes en face de moi, je vais vous donner un exemple. En prison, j’ai eu un abcès pendant sept ans, j’ai perdu plusieurs de mes dents. Vous pensez que quelqu’un qui a de l’argent pourrait porter un mors à cheval (il arrache sa prothèse pour me la montrer) parce qu’il n’a pas les moyens de mettre des pivots ?
En matière d’argent, ces messieurs n’ont pas de leçon à me donner. Pourquoi ils ne vont pas voir Myriem, ma sœur épileptique qui travaille à l’usine, ma sœur Soukaina, inscrite au RMI et Abdelatif, mon jeune frère qui habite un taudis ? Oufkir a laissé un terrain à Bir Kacem, qui est devenu le terrain de l’ADGED. Il l’a acheté alors qu’il n’était que commandant.
Dans le temps, cette zone n’était qu’une campagne. Actuellement, il est vrai qu’il a pris de la valeur, mais si on veut mettre des familles au trou pendant vingt ans pour que leurs biens prennent de la valeur 40 ans après. Ça, c’est autre chose.
• MHI : Et l’hôtel particulier à Londres ?
• Raouf Oufkir : Nous avions une maison à Londres. Elle est connue, on ne l’a jamais caché. Elle a été occupée par les services spéciaux marocains. C’était un contrat de bail de cinquante ans. Le titre foncier est toujours à Londres, n’importe qui peut s’informer sur cette transaction et combien elle a coûté. La maison de Londres nous ne l’avons jamais habitée. Ce n’est pas un hôtel particulier, mais une maison de trois étages.
• MHI : Et pour l’affaire Ben Barka ?
• Raouf Oufkir : Je poserai une question pour ne pas être catégorique, parce que, dans ce type d’affaires, il ne faut affirmer quoi que ce soit. Si c’est Oufkir qui a tué Ben Barka pourquoi, trente-sept ans après, la question continue de se poser alors qu’Oufkir est mort ? Si le coupable est tout trouvé pourquoi la famille Ben Barka s’acharne à trouver l’assassin de Mehdi Ben Barka, puisque c’est Oufkir ? Pourquoi cinq présidents de la république française n’ont pas levé le secret d’Etat sur cette affaire ?
Pourquoi la Suisse, un pays neutre, a imposé le secret jusqu’en 2040 ? pourquoi les Etats-Unis n’ont pas levé "le secret défense" ? Si Oufkir avait tué Ben Barka, l’affaire aurait été close et tout le monde aurait été content. Il est arrivé 29 heures après l’assassinat de Ben Barka. Plusieurs personnes ont témoigné, comme le commissaire Achâachi, l’infirmier Hassouni et Mahi, avant qu’il meure. Pourquoi on ne s’adresse pas à ces gens qui auraient pu au moins nous éclairer sur ces événements ? Pourquoi la presse s’attache à des déclarations d’un certain Boukhari ? Un homme qui affirme qu’il était seul dans les bureaux du Cab 1. Un standardiste qui est tenu au téléphone des dernières nouvelles heure par heure. C’est vraiment prendre les gens pour des idiots, et tout cela a pour but de brouiller les pistes en attendant que toutes les entraves soient levées pour qu’enfin la vérité éclate.
• MHI : Vous dites que vous étiez ému à la mort de Hassan II, comment expliquez -vous cela ?
• Raouf Oufkir : Oui, je l’ai dit en toute sincérité. J’ai écrit que ma mère, ma sœur Malika, et moi avons ressenti une mélancolie et une tristesse inexpliquées.
À ce moment-là, nous avons préféré nous rappeler les bons souvenirs qu’on a vécus ensemble. Ça peut paraître paradoxal, mais je ne peux pas l’expliquer, parce que nous avons vécu plusieurs choses avec Hassan II. Avec sa disparition, une partie de notre vie allait disparaître.
• MHI : Avec tout ce que vous avez vécu, ressentez-vous de la haine ?
• Raouf Oufkir : Autant le pardon apaise, autant la haine rend méchant. La haine implique une révolte. La révolte implique un déséquilibre. Ce déséquilibre implique une souffrance continue. Par conséquent, vous ne réintégrez jamais la réalité. Je considère que mon expérience, si terrible qu’elle ait pu être, était une bénédiction, parce que c’est ce qui m’a permis d’exister. Au bout du compte, je préfère être dans la peau d’un ancien prisonnier qui a résisté au malheur, que dans celle d’un fils d’homme politique qui aurait accédé au pouvoir. Comprenne qui voudra.
• MHI : Vous avez été emprisonné à l’âge de quinze ans alors que vous étiez au lycée, comment pouvez-vous vous exprimer si bien en français et écrire un livre ?
• Raouf Oufkir : Les quatre premières années de notre détention, nous avions encore droit aux livres. Alors, vous imaginez que pour quelqu’un qui n’a que ça à faire, c’est devenu une passion. Par la suite, nous nous sommes évadés en avril 87, les conditions de notre emprisonnement à Marrakech ont beaucoup changé. Nous avions droit de nouveau aux livres. Ce que je peux vous dire, c’est que l’enfermement rend l’esprit plus curieux. Ce qui m’a permis, aujourd’hui, d’acquérir quelques connaissances.
• MHI : Qu’est-ce que vous pensez de la presse marocaine ?
• Raouf Oufkir : J’ai été agréablement surpris par les multiples réactions de la presse marocaine à la publication de mon livre. Cette presse, qui est tantôt dure tantôt tendre, mais généralement plus objective que subjective. Ce qui m’a touché, c’est que certains journaux, comme le vôtre, ont eu la correction de me demander mon avis et d’apporter mon interprétation des choses.
C’est tout à l’honneur de mon pays, ce qui démontre qu’on est sur la bonne voie. J’ai beaucoup d’amour pour ce pays, et je suis fier de voir les choses évoluer, lentement mais sûrement, dans le bon sens. Mon plus grand souhait est de voir un Maroc stable et moderne.


La rencontre

Raouf Oufkir, 46 ans, est le fils du général Oufkir. Après la tentative de coup d’État menée par son père contre le Roi Hassan II, le 16 août 1972, il a été enfermé avec sa mère, son jeune frère et ses sœurs, pendant près de vingt ans. Il avait à l’époque quinze ans.
Sa sœur Malika et sa mère, Fatema, ont raconté leur enfermement. Mais son livre Les Invités, Vingt ans dans les prisons du Roi est le plus politique des trois, puisque ce sont deux récits qui se mélangent : celui des années d’enfermement et celui des années d’avant.
« Dans ce livre, je raconte ce que, enfant puis adolescent, j’ai vu et entendu dans l’antre du pouvoir absolu. Mais je refais aussi le singulier chemin qui mène des marches d’un trône aux affres de ses oubliettes, de la frivolité à la découverte de soi. Car si ces dix-neuf années de souffrance furent terribles, elles se révélèrent pleines d’enseignement », écrit Raouf Oufkir.

Dignité

Suite à la publication des Invités, j’ai décidé de m’entretenir avec lui, afin de faire la lumière sur plusieurs points soulevés dans son ouvrage. Je n’avais jamais rencontré auparavant l’un des membres de la famille Oufkir.
C’était la première fois. Avant de me déplacer à Paris, où il est actuellement pour la promotion de son livre, je l’ai contacté au préalable pour un accord de principe.
Il s’est montré très enthousiaste à ma démarche et m’a accordé un rendez-vous pour le vendredi 21 mars 2003. Dès mon arrivée à Paris, je l’ai contacté pour confirmer l’heure et le lieu de notre entretien. Il a opté pour un café mythique, sis place de La Bastille.
À 18h30, j’étais au café où il m’attendait déjà.
J’ai pu le reconnaître grâce à quelques photos que j’ai aperçues dans la presse. C’est un quadragénaire, grand de taille, brun, aux cheveux noirs. Je vais à sa rencontre, il se lève pour me saluer.
Après les présentations, il a demandé au gérant du Café si on pouvait se mettre à l’étage pour être plus tranquille. On s’est installés.
Son long visage était fermé, ses yeux sombres étaient inexpressifs. Il était très attentif à mes questions.
Il prenait son temps pour me répondre. Il avait l’air calme, mais je sentais son énervement à quelques-unes de mes questions. Il a dû interrompre notre entretien pour répondre au téléphone. À ma grande surprise, il a parlé en espagnol avec son interlocuteur.
J’étais sidérée de savoir que, malgré vingt ans de cloître ment, Raouf Oufkir n’a pas oublié la langue de sa première nurse, qui était espagnole.
Vers la fin de mon interview, j’ai trouvé que Raouf Oufkir a su garder toute sa dignité après tant d’années de souffrance et d’isolement.
BEL.

Source : http://www.maroc-hebdo.press.ma

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