Ramadan dans le couloir de la mort

27 novembre 2003 - 19h29 - Monde - Ecrit par :

La magie du Ramadan touche tous les endroits, même les plus reculés. Dans le couloir de la mort, là où la vie semble avoir pris d’autres tournures, les hommes vivent au rythme de ce mois de sacralité et de grande religiosité. Leur vie change, les jours passent différemment et pendant un mois, l’espoir se glisse dans leurs cœurs.

Quoi qu’il en soit, c’est Ramadan. Et je ne suis pas du tout triste, loin de là. Mon esprit est tranquille et je pense surtout à faire le plein de patience pour supporter la vie. Vous savez, pour les gens comme moi, il est très facile de nous accrocher à n’importe quoi, même à des brindilles mensongères”. Ahmed n’est pas du tout le genre d’individu qui se laisse berner par de faux espoirs. Depuis très longtemps, il a fermé la page des illusions. Il ne croit plus qu’en la force intérieure qui le guide. Les jours passés sont enterrés et le futur peut venir comme il lui semble : “tant qu’il y a un homme debout, il y a de l’espoir”.

Pour son ami, Ramadan est une excellente occasion pour faire le vide, se recueillir, voir les choses avec un peu de recul sans états d’âme et sans trop de passion. Il est là depuis des années. Il ne compte plus. Ce qu’il sait, c’est que la vie peut bien couler et ce Ramadan lui donne un tout autre timbre. “Ça me change puisque je vois quelques-uns de ma famille qui ne peuvent venir que dans des moments de fête ou alors pendant ce mois sacré. C’est une occasion pour moi de les embrasser, de leur parler et surtout de ne pas couper les liens. C’est très important de savoir qu’il y a toujours quelqu’un dehors qui pense à vous, n’est-ce pas ?”.

De son côté, un troisième ami nous rappelle que même l’atmosphère change à l’intérieur : “ce n’est pas la même vie, ni les mêmes habitudes. On dort très tard et on se réveille quand on veut. Les relations s’approfondissent et on apprend à connaître les autres. Ce qui me touche le plus, c’est que durant ce mois, nous sommes tous plus souples, on fait moins attention au temps et aux gens. On laisse les choses passer avec moins de problèmes.”Inutile de l’écouter nous dire comment est la vie quand on sait qu’elle n’a plus de sens et qu’elle nous a été retirée un jour lors d’une sentence dans un tribunal. Inutile de le laisser revenir sur des nuits horribles où une voix vient le tirer du sommeil pour lui rappeler que ce n’est plus que la mort qui pourrait pointer son nez. Les rêves sont derrière, les joies sont loin, la paix est à jamais bannie de ce cercle. Inutile enfin de voir ses yeux pleuraient à chaudes larmes et qui esquissent un regard furtif vers le ciel comme pour lui retirer un peu de sa splendeur.

Une nuit entre copains

“Les cartes, c’est ce qui reste de mieux pour d’abord passer le temps entre nous, mais surtout cela nous permet d’oublier. Le jeu est très important pour nous. Cela me donne l’impression de croire encore en quelque chose”. Après le ftour, c’est une bonne heure de sommeil du juste, avec les problèmes jetés aux orties sèches de l’existence. On se calme, on se laisse aller avec le rythme d’une bonne journée de jeûne et on tente de garder la tête vide. Vers sept heures du soir, il y a toujours un ami de couloir qui va nous demander de nous joindre aux autres pour entamer des parties de cartes endiablées. “On joue pour de vrai, on ne se fait pas de cadeau. D’ailleurs tout ce que l’on fait ici, on le fait à fond pour profiter au maximum de chaque chose”.

Jouer revêt ici une autre dimension qui nous échappe à nous, les autres, ceux du dehors. Ici, quand on jette une carte sur la table, on place déjà une bonne dose d’espoir dans le geste. On veut qu’elle touche , qu’elle gagne, qu’elle remporte la partie.Ici il n’y a pas de mauvais perdants, mais tout le monde veut s’en tirer avec les honneurs. Jouer, c’est entamer une autre marche sur le chemin de la croyance, c’est se dire que ce n’est pas fini, non pas encore et qu’il y a encore une partie ou un jeu de cartes à éparpiller sur le dallage. “On se chamaille, on s’engueule, on peut même se fâcher, mais cela fait partie du jeu. On sait qu’on ne va pas s’étriper pour des cartes ni pour quoi que ce soit d’autre dans cette vie. Mais quand on fait partie d’une bande de joueurs de cartes, il ne faut pas faire de quartiers aux autres. Intraitable”.Une “ronda” avec au bout de la partie, des mines qui se ferment, des sourires entendus qui s’esquissent, des visages qui rayonnent et des cris qui repoussent encore plus loin les frontières entre la vie et la mort. Jouer, c’est continuer de penser que malgré tout ce qui peut se passer demain, il n’y a que cet instant où l’as est dans la main qui pourrait décider de la suite.

Comment laisser tomber, voir le compagnon coincé devant une table rase parce que le voisin a tout raflé et nous a laissé sur la sellette ? Non, il faut se creuser les méninges, réfléchir, tricher au besoin, après tout, c’est un jeu. Jouer enfin pourrait empêcher la nuit d’avancer vers le couloir, la tenir en respect, lui imposer pour un temps une règle à suivre : “laisser le mal là où il est, pour le moment, je joue”.

Quand la nuit tombe

“Il n’y a rien à faire, je peux jouer jusqu’à l’aube, aller faire ma prière, et revenir gagner encore quelques parties.” Mohamed est un as de la triche. Il aime rouler les autres, c’est un passe-temps, une astuce pour donner du piquant aux affaires.

Rien de bien méchant, juste titiller les autres pour les pousser dans leurs derniers retranchements et ensuite leur demander de sortir le grand jeu. Auparavant, il roulait sa bosse dans des cafés, bravait des professionnels des cartes, leur faisait perdre les pédalas et sortait toujours avec un sourire large sur le front comme une carte de visite. Ici à Kénitra, il en fait voir de toutes les couleurs à ses compagnons d’infortune. Nous sommes tous embarqués jusqu’au petit matin autant y aller à fond pour que ça saute de partout.

Il aime quand les autres perdent, il jubile quand ils rougissent de colère, il folâtre devant le désarroi d’un joueur dépassé par la dextérité d’un tricheur né. “Jouer, c’est à quatre, avec des équipes qui font la queue pour remplacer les perdants. Parfois, il y a un groupe de deux qui enfilent plusieurs victoires, les autres s’impatientent, là il faut savoir perdre pour laisser d’autres jouer et cela nous permet de souffler, aller jeter un œil au dîner et préparer un bon thé ”. Cela peut ne pas finir, il n’y a que la lumière du jour qui dit aux hommes que c’est le moment d’aller dormir. Vers minuit, on fait une grande pause, on prépare la table et on mange. Ce qu’il y a, ce qu’on a pu avoir, ce que le Ramadan propose.

“Nous sommes parfois à six autour d’un plat que l’on a préparé avec beaucoup d’appétit, un bon tajine ou des pâtes ou du poisson et on mange en parlant de tout et de rien. On n’évoque jamais le mal, on ne discute jamais de la famille, on ne se concentre que sur le moment, la nourriture, les blagues et les cartes qui vont nous tenir éveillés jusqu’au lever du jour ”. Vers deux heures du matin, il n’y a plus un bruit dans les parages. La prison affiche un silence de cimetière.

Pourtant ça et là il y a des lumières, des voix, des bruits, des rires, des cris, des odeurs qui parfument l’endroit. “Quand les autres voisins dorment, on diminue le bruit d’un cran mais on continue de jouer. Parfois, il y a ceux qui se réveillent dans la nuit avant le shour et viennent regarder un peu avant de retourner dormir”.Pour les veilleurs de nuit, il faut encore en découdre avec le jeu et faire en sorte que le temps s’éternise.

Quand la famille vient

Après le shour, les détenus vont retrouver leurs lits. Mais les plus coriaces iront jusqu’à six heures ou sept heures du matin. “Après, on dort assommé par la fatigue jusqu’à la fin de l’après-midi. On ne sent pas le temps passer ainsi, le jeûne est ainsi moins dur puisqu‘il y a la cigarette, le manque et puis cet endroit qui n’est pas fait pour laisser les nerfs très tranquilles”. La journée, il y a les familles qui attendent de rencontrer leurs enfants, leurs hommes, leurs frères. Cela fait des mois que les gens ne se sont pas rencontrés.

Ramadan met les uns et les autres dans de bonnes dispositions : “nous venons de loin, mais c’est le Ramadan , il m’est impossible de ne pas venir voir mon enfant ici. C’est un mois sacré, je prie pour lui et pour nous tous et j’espère que les choses pourraient un jour s’arranger”. Cette femme arrive d’une ville très lointaine, elle est là pour renouer avec un fils qu’elle n’a pas vu depuis 11 mois. Elle lui apporte à manger, des dattes, des figues sèches, de la chabbakia, des briouates, des crêpes, de la viande et des œufs. Il y a aussi le sucre, le thé, le café, du lait et des cigarettes. “Ils m’ont tous manqué. Cela fait longtemps. Et puis j’aime bien manger des crêpes faites par ma mère, cela me rappelle beaucoup de choses ”. Cela fait revivre les vieux souvenirs quand on revenait à la maison après une belle partie de foot dans la rue et que la mère était là avec son thé et sa table bien garnie même avec un rien.Cela nous plonge dans un autre monde, très éloigné où les visages se confondent et où le temps semble avoir traversé un million d’années.

Cela rassure enfin qu’il y a toujours une mère qui veille sur nous, qui a un cœur gros comme la terre et que sa voix ne cesse de prier pour le salut de notre âme. Cela fait beaucoup de bien de voir sa mère, le sourire aux lèvres et le regard illuminé par l’amour et l’espoir. Cela réchauffe l’âme de ne pas se savoir oublié comme un homme qui n’a jamais existé. “Elle m’apporte aussi l’odeur de mes frères, de la famille. Je me sens vraiment mieux après chaque visite malgré la douleur qui renaît aussi à chaque fois que je la vois”.

D’autres hommes sont aussi plongés entre la douleur et la joie. Ils sont là au milieu des leurs à leur parler, à demander d’après tel ou tel, à croiser le fer avec la mémoire pour ne pas se sentir vieux, lointain, seul. On les entend rire et appeler un ami du couloir pour lui présenter la famille, on les sent en règle pour un moment avec le monde.

Le foot avant le ftour

Vers quatre heures de l’après-midi, place au sport dans la vie des habitants du couloir de la mort. Tout le monde a envie de suer un coup avant d’aller rompre le jeûne. “On fait des équipes et on se mesure à d’autres groupes. Pour rien, juste pour l’honneur et la réputation. Mais sans cadeaux”. Ahmed aime dribbler mais il n’arrive pas à placer un pied devant l’autre. Autrement dit, c’est un très mauvais footballeur. Les autres le savent, en rient mais font comme si. “Il y a des parties qui durent deux heures parce qu’on ne veut pas laisser tomber. Mais généralement il faut laisser les autres jouer aussi ”. Et tous ceux qui veulent taper dans un ballon ont le moyen de le faire. On court, on crie, on invective la balle, on lui crache dessus, on s’en prend au mur et on jubile quand on marque.

Au bout d’une heure, on est tellement lessivé qu’il faut aller se mettre la tête sous l’eau pour se rafraîchir et attendre l’appel du muezzin pour la fin d’une journée de jeûne. Il y a toujours des veilleurs de nuit qui se réveillent très tard et qui arrivent à la dernière minute perdre le reste du temps sur un terrain de foot dans la prison. Vers cinq heures, la prison grouille, les gens s’activent, on travaille, on se parle, on marche beaucoup et on se prépare à la fin d’une belle journée où l’on aura tous vécu sans penser un seul moment à la mort et au destin.

Devant la table garnie avec ce que la famille vient d’apporter, des amis mangent ensemble, se remémorent des souvenirs d’il y a dix, vingt, vingt-cinq ans, discutent de la chabakia de la mère, de leur ami et pensent qu’elle est très bonne. Un autre dit que sa mètre leur faisait la meilleure harira du monde tandis qu’un troisième leur raconte sa première journée de jeûne quand il avait sept ans et quand sa mère ôtait la coquille d’un œuf dur pour le ftour.

La Gazette du maroc

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