La triche dans le secteur touristique : riads ou paradis… fiscaux ?

3 décembre 2006 - 23h24 - Maroc - Ecrit par :

La tradition de l’hébergement payant en Riad est très récente au Maroc. Certes, la légendaire hospitalité de nos compatriotes aisés est universellement connue. Mais l’histoire du Royaume retiendra davantage le concept du « fandaq », qui provient du mot arabe « foundoq ». Dans ce lieu dédié aux voyageurs et à leurs montures, l’hôte et sa bête passent la nuit chacun parmi ses semblables. Introduit par la jet-set européenne et largement amplifié par les nationaux, le concept du Riad-hôtel a généré de nouvelles mœurs, des réflexes socioculturels inédits et, surtout, des profits financiers dont la majorité du volume échappe au fisc. Enquête.

Najat n’en revient pas. Revenue de Montréal, elle a dû déchanter : Le Riad légué par ses parents a été vendu en son absence, une procuration ayant été signée au profit du frère aîné. L’acquéreur l’a restauré durant sept mois. Elle dut implorer ce dernier pour qu’il l’autorise à voir ce qui est advenu des coins et des recoins de son enfance et de sa prime jeunesse. Elle a pleuré, Najat. Non pas que le Riad ait été mal restauré ou que l’esprit originel de la demeure ait été trahi. C’est que la portion la plus insouciante de son existence a été cédée moyennant finance. Six chambres et trois suites y ont été aménagées. Le mobilier, la décoration et le jeu de lumières participent d’un style art déco mâtiné à la sempiternelle touche orientale. D’extraction normande, le nouveau propriétaire loue chacune de ses six chambres à 250 € la nuit et chaque suite avec salle de bain privative à 450 €. La restauration en demi-pension est assurée en option : 40 € / jour. Chiffre d’affaires moyen mensuel : 90.000 bons euros. Soit près d’un million de dirhams que l’on multipliera par un temps d’occupation moyen minimum de dix mois. Cela fait un beau milliard de centimes. L’équivalent de 40% du prix d’achat et 25% du prix de revient net, travaux compris !

La question qui se pose immédiatement concerne le dû fiscal qui en découle. Le trésor n’en tire que des clopinettes. Explication : L’assiette fiscale foncière est calculée au Maroc sur la base d’un dogme qui a la vie dure, puisque notre pays l’a hérité, comme beaucoup d’autres bizarreries, de l’ère protectorale française. Ce dogme a pour nom « valeur locative ». Un Riad dissimulé dans les dédales de la Médina peut être vite assimilé - cela ne coûtera pas plus que le « caoua » de l’agent recenseur et son acolyte de moqaddem - à une résidence tout ce qu’il y a de plus familial. A 72.000 DH (6.000 DH x 12) de valeur locative, le propriétaire paierait moins de 11.000 DH par an. Rapportons donc ce montant au chiffre d’affaires annuel de 10 millions de dirhams.

Agents absents

Cet exemple est édifiant quant à la manière peu regardante des agents de fisc, notamment en amont, c’est-à-dire au moment du recensement annuel et de la qualification en nomenclature.

Autour de ces lieux chics et avenants, des dizaines de métiers licites et illicites concourent à la satisfaction des moindres désirs et autres fantasmes du client. Notre propos ici n’est pas celui de jeter quelque regard moralisant sur les turpitudes accomplies au sein et autour des Riads. Juste la conformité du comportement des loueurs de chambres avec l’agrégat central de toute vie en commun : l’impôt. Principale composante du triptyque attaché à toutes sortes d’appartenances à la cité au côté de la défense du territoire et le respect des fondements du régime, l’impôt demeure mal « facturé », mal compris et mal payé chez nous. Feu Hassan II avait, à maintes occasions, pointé cette mauvaise habitude, principalement auprès de la classe A.

Comment expliquer, à titre d’exemple, le fait que près de 40.000 entreprises puissent allègrement déclarer un résultat déficitaire ? Les niches de taxation de la richesse créée sont nombreuses à n’avoir pas été identifiées et « correctement » assujetties à l’impératif fiscal. Tantôt premier, tantôt second dans la hiérarchie de drainage de devises, le tourisme campe des métiers et des activités périphériques hautement lucratives. Il ne s’agit pas de traquer les bénéfices à la manière des limiers de la P.J, trop d’impôt tuant l’impôt. Simplement identifier l’accumulation de la richesse, la quantifier avant de la qualifier au vu de la nomenclature fiscale établie par la loi. Que des aménagements et des incitations fiscales puissent être accordés par la force des textes normatifs ou à la faveur des dispositions spécifiquement locales, cela ne choque point le reste des contribuables. La transparence constitue l’épine dorsale de toute velléité de bonne gouvernance.

Contrastes

Cela dit, à ce niveau, comme le souligne Khalid Tritki, notre confrère du magazine « Challenge », il existe pour le moins un contraste incompréhensible entre le volume des recettes comparé au PIB, notamment au titre de l’impôt sur les sociétés (IS). Mais ce contraste, empêche-t-il, en quoi que ce soit, la rationalisation de l’assiette et le traitement sérieux des niches fiscales existantes et/ou potentielles ?

A la mort de son mari, Hajja Saâdia a vite réaménagé le Riad familial en espace hôtelier. Aidée de ses deux filles et son fils, elle gère la location sans mettre en place le moindre registre administratif ou comptable. Elle encaisse le prix des nuitées en cash et ne délivre aucune facture. En contrepartie, elle n’offre qu’une partie des services disponibles chez la concurrence : repas commun, hammam collectif, produits hygiéniques et serviettes basiques…etc. A 35 € la chambre, elle fait le plein à 175 €. Ayant échappé à la patente comme à l’IS, elle ne s’acquitte que du seul impôt foncier (TU + TE).

A Marrakech, sur toute la chaîne fiscale du foncier, l’Etat est lésé. Le phénomène du « noir » y est évident. La part du noir a atteint le record de 70% sur certains produits résidentiels de très haut standing. Dès l’acquisition du terrain, la pratique du noir s’installe et s’insère dans un système corruptif incluant toutes sortes de bakchichs et autres « caouas ». A la fin des travaux, l’ensemble immobilier, de quelque volume qu’il puisse être, présente un déficit réel au vu des prix de vente déclarés. Solution (devenue) évidente : l’alignement par le haut sur le marché spéculatif et la minoration soutenue du prix déclaré chez le notaire. « C’est la seule issue possible si l’on veut sortir avec « un petit morceau de pain ». Quelquefois, malgré le noir que nous encaissons et que les services de l’enregistrement guettent assidûment, nous nous retrouvons avec de sérieux déficits réels. Essayez d’intégrer les agios des crédits contractés, les fluctuations des prix des produits…, vous verrez que les marges ne sont pas si vastes qu’on le dit », nous déclare Hadj Abdelkébir A. Notre interlocuteur est bien dans son rôle et c’est, somme toute, de bonne guerre. Mais l’acte de mettre une richesse créée dans la zone obscure est un acte éminemment délictuel.

Ici l’Etat doit défendre l’un de ses droits les plus régaliens, à savoir la juste collecte de l’impôt. Du côté des services fiscaux, la problématique se limite tout simplement à l’indigence des moyens d’imposition et de vérification. « A tous les stades du recoupement, l’omerta veille. De plus, la pression du traitement quotidien et de l’accueil des contribuables mobilisent l’essentiel de nos moyens humains et logistiques », déclare Ahmed G. inspecteur des impôts. Notaire à Marrakech, Me Idali assure connaître « la généralisation de la pratique du noir », mais il se défend d’en couvrir. « Avant de se présenter pardevant nous, les deux parties liquident combines et combinaisons éventuellement conclues. Notre rôle n’est pas celui de détecter les tricheries fiscales, mais de consigner fidèlement les transactions telles que le vendeur et l’acquéreur en déposent les termes et les outils financiers auprès de nos études ».

Nepotisme

En vérité, la part de l’absurde et des comportements de type népotique ou franchement corruptif demeure immense. Même en excluant l’informel, quasiment premier ou second employeur du pays, l’Etat pourrait lever, selon les experts nationaux et internationaux les plus sérieux, huit à dix milliards de dirhams supplémentaires d’impôts par le seul truchement de la juste application des dispositions de la loi. Un exemple courant à Marrakech : les appartements loués ne sont soumis ni aux fiches de police ni à l’impératif du registre des nuitées. Pensez qu’un appartement est loué, selon la saison, la durée du séjour et l’emplacement, à une somme allant de 300 à 4.000 DH / nuitée ! Des mini-palaces de la Palmeraie ont reçu des hôtes à 50.000 DH/jour, avec un packaging imposant, il est vrai. Que tire l’Etat de ce secteur à la fois dynamique et fiscalement sous-marin ?

« Si l’on veut disposer des moyens incitatifs suffisants pour dynamiser les secteurs à haute valeur ajoutée, il faut aller dénicher les zones sombres de l’économie marocaine. Le train de l’Etat coûte encore trop cher, la part équipementière demeure indigente au vu du budget de fonctionnement. Où chercher l’argent pour dynamiser ? Les privatisations ne sont ni éternelles ni régulières. L’endettement automatique est irresponsable aux yeux d’une économie moderne. Il reste donc la bonne gestion de l’instrument fiscal. De préférence avec adresse et bonne articulation », nous dit Mohamed El Faïz, professeur d’économie à l’université Cadi Ayyad.

La pratique de l’hébergement « clandestin », parce qu’extracomptable, participe d’un comportement incivique. Priver la communauté des Marocains du coût d’une école, d’un hôpital ou d’une autoroute est proprement antipatriotique. Des échos concordants attestent du fait que même des hôtels hautement étoilés pratiquent la « passe » quand ils zappent l’inscription sur les fiches de police ou le registre des clients. On devine aisément le danger de ce type de pratiques, y compris au titre de la sécurité de l’Etat lui-même. Les armes trouvées derrière le climatiseur d’une chambre d’Atlas Asni ne l’ont pas été par des Djinns. Les autorités cherchent toujours le coupable.

Une bonne gouvernance commence par la rationalisation des méthodes. Il est temps pour l’Etat d’aller récolter son dû !

La Gazette du Maroc - Abdessamad Mouhieddine

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