Convoitises sur l’argent des émigrés

14 mai 2009 - 23h42 - Economie - Ecrit par : L.A

Les transferts financiers des émigrés vers leurs pays d’origine représentent une manne en constante augmentation. Dans certains Etats africains, ils dépassent l’aide au développement et contribuent de manière décisive au revenu national. C’est pourquoi les institutions financières internationales voudraient faire de ces versements la solution-miracle à la misère du continent noir. Mais leur discours n’est pas sans arrière-pensées. En outre, la crise financière pourrait modifier cette nouvelle vision stratégique.

« Dans tous les pays du continent noir, note l’économiste Ravinder Rena, de l’Institut érythréen de technologie, le capital humain est plus nécessaire au développement que le capital financier car seul le premier peut être transformé en véritable développement. Si nous ne changeons pas de stratégie, nous aurons beau envoyer tout l’argent du monde, l’Afrique restera pauvre (1). » Plus de 300 milliards de dollars (190 milliards d’euros) sont expédiés chaque année dans leurs pays d’origine par les deux cents millions de migrants de la planète ! Quelque 20 milliards de dollars (12,5 milliards d’euros) proviennent des travailleurs migrants africains (2). Les transferts financiers — en anglais remittances — vers le continent ont augmenté de 55 % depuis le début du XXIe siècle.

Les institutions de Bretton Woods et les gouvernements occidentaux se montrent particulièrement intéressés par ces milliards de dollars acheminés vers l’Afrique. Selon de nombreux rapports officiels (3), ces fonds constitueraient des sources de financement plus sûres et plus stables que les investissements du secteur privé et que... l’aide publique au développement (APD). Ce flux financier peut en effet représenter, pour certains Etats africains, jusqu’à 750 % de l’APD !

Au Cap-Vert, par exemple, l’argent envoyé par la diaspora alimente un quart de l’activité économique. La banque nationale du Ghana estime pour sa part que l’argent envoyé par la diaspora équivaut à 20 % du montant total des exportations du pays. Les migrants concernés ne sont parfois pas partis très loin. Ainsi, 30 % du produit intérieur brut (PIB) du Lesotho repose sur les transferts d’argent effectués par ses migrants travaillant chez le voisin sud-africain, principal réceptacle de l’émigration interafricaine.

Publicités angéliques

Mais c’est au Nigeria, où se donne à voir le pire et le meilleur du continent, que le phénomène semble le plus évident. Un migrant africain sur cinq est en effet nigérian. Ces expatriés sont les têtes de pont d’un maillage commercial et entrepreneurial tissé de São Paulo à Houston, de Londres à Dubaï, de New Delhi à Hambourg, et de Londres à Atlanta. Durant les dix dernières années, pas moins de 28 milliards de dollars (17 milliards d’euros) auraient été envoyés par les Nigérians de l’extérieur à leurs amis, familles et associés de l’intérieur. Selon la Banque mondiale, plus de 3 milliards de dollars (1,89 milliard d’euros) auraient été transférés vers le pays rien que pour l’année 2007 (4). Le Nigeria représente à lui seul 30 % des envois gérés par les agences Western Union implantées en Afrique subsaharienne.

La First Bank, titulaire de la franchise Western Union dans cet Etat, a ouvert plus de deux cents agences dans le pays avec comme activité principale la gestion de ces transferts de fonds. « Nous sommes sous pression de l’ouverture à la fermeture des établissements, reconnaît M. Bola Adebanjo, l’un de ses responsables locaux. C’est clairement la principale activité de notre banque. » Ce juteux filon pousse d’autres réseaux bancaires nigérians à prendre pour partenaires des sociétés de transferts de fonds, à l’instar de l’United Bank for Africa avec l’américaine MoneyGram en 2007. Ancien ambassadeur des Etats-Unis au Nigeria, M. Howard Jeter estime : « Le Nigeria devrait montrer l’exemple en élaborant des politiques visant à associer ses concitoyens vivant à l’étranger. » En effet, précise-t-il, « la diaspora africaine possède de très riches compétences financières, techniques et intellectuelles. L’Afrique se doit d’exploiter ces ressources humaines et matérielles afin de relever les défis du développement, de la dégradation de l’environnement, de la sécurité alimentaire, de l’approvisionnement énergétique, du VIH et de la croissance économique équitable (5) ».

On saisit la morale de l’histoire : qui mieux que l’émigré peut aider son pays d’origine ? Mais, en cherchant à insérer le plus largement possible ces travailleurs immigrés dans les circuits bancaires, le monde occidental envisage tout simplement de « faire payer le développement par les pays en développement eux-mêmes (6) » tout en empochant son propre pourcentage (lire « Un juteux marché pour les opérateurs de téléphonie »). Un rapport conjoint de la Banque africaine de développement (BAD) et du ministère français de l’économie, des finances et de l’emploi, paru en janvier 2008 (7), a étudié la situation de quatre pays qui « ont en commun des liens migratoires et historiques forts avec un même pays développé, la France ».

Pour le Sénégal, le Mali et les Comores, l’enquête menée auprès de deux mille ménages vivant en Afrique note que, en 2005, 449 millions d’euros auraient été transférés vers le Sénégal (soit 19 % du PIB et 218 % de l’APD). Le Mali aurait reçu 295 millions d’euros (11 % du PIB, 79 % de l’APD) et les Comores 70 millions (24 % du PIB, 346 % de l’APD). Selon cette étude, les ménages bénéficiaires des fonds auraient un niveau de vie mensuel supérieur à la moyenne nationale.Les transferts représentent plus de 50 % de leurs revenus pour le Maroc, les deux tiers pour le Mali, un peu moins de la moitié pour le Sénégal et les Comores.

Mais encore faudrait-il que ces transferts aient vraiment un impact au niveau macroéconomique. A l’image des publicités angéliques de la Western Union, le regain d’intérêt pour l’argent de l’immigration africaine semble occulter le fait remarqué par Jean-Pierre Garson, spécialiste des questions migratoires à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) : « Son impact sur le développement n’est pas évident, surtout si on l’évalue en regard de la perte de main-d’œuvre que représente l’émigration pour ces pays. » Certes, ces transferts permettent à ceux qui sont restés chez eux de sortir de l’extrême pauvreté mais ils engendrent aussi une situation de dépendance vis-à-vis de l’extérieur. En outre, une faible part des fonds serait réellement affectée à des activités génératrices de revenus. Selon Rena, « les transferts ne contribuent pas au développement parce qu’ils ne sont pas utilisés à des fins d’investissement. Ils servent, la plupart du temps, à des activités improductives (transport, désendettement, logement, achat de terres). Mais ils peuvent aussi être thésaurisés ou gaspillés dans une consommation ostentatoire (8) ».

La consommation courante accaparerait ainsi 75 % à 80 % des fonds expédiés. Le reste serait placé dans ce qui constitue un besoin fondamental, le logement. Au Ghana, selon une équipe pluridisciplinaire de chercheurs, ce phénomène alimenterait la spéculation foncière : « Les achats des émigrés contribuent à la spirale augmentation des coûts/moindre accès au foncier des populations locales à revenus modestes. (...) Les propriétaires sont plus enclins à vendre à des personnes installées à l’étranger qu’à celles qui vivent sur place, d’autant plus que ces migrants- ci peuvent payer en cash et acheter à des prix plus élevés (9). »

Sécuriser et orienter les transferts vers des projets d’investissement durables, favoriser une utilisation « plus productive » de ces fonds : telle est l’une des ambitions déclarées de la nouvelle politique française de codéveloppement et de gestion concertée des flux migratoires. Pour Paris, il faut aider les candidats à l’émigration à rester au pays en canalisant les ressources des migrants vers des projets dans les secteurs de la santé, de l’éducation, et dans la création d’entreprises. C’est l’un des objets de la loi du 24 juillet 2006 et du décret du 19 février 2007.

Selon ces textes, les Caisses d’épargne proposent un compte épargne spécial — le compte d’épargne codéveloppement — bénéficiant d’une déduction fiscale de 25 %. Il est ouvert aux immigrés titulaires d’une carte de séjour en France et qui souhaitent investir dans leurs pays d’origine. L’investissement peut concerner tout aussi bien une création ou une reprise d’entreprise, un investissement locatif, la microfinance, l’immobilier d’entreprise, un rachat de fonds de commerce, etc. Un autre produit, le livret d’épargne codéveloppement, devrait bientôt « permettre au migrant de constituer une épargne qui ouvre droit ultérieurement à une prime lorsqu’il contractera un prêt aux fins d’investissement ».

Mais les intentions réelles des auteurs de ces mesures politiquement correctes n’ont pas échappé à certains Africains. Ainsi le juriste béninois Armand Adotevi moque- t-il, sur le blog Soninkara (10), la candeur et la duplicité des auteurs du dispositif. « Réalisant qu’il y a, en la matière, une manne financière à capter et à faire fructifier au moyen de placements sur les marchés financiers à court ou moyen terme au bénéfice de l’économie française, note-t-il, le maître annonce à l’élève, en usant d’arguties attrape-nigauds du genre exonération d’impôts, doublement ou triplement des intérêts cumulés de l’épargne, ce qui est bon pour ce dernier et pour son pays, ouvrant dès lors insidieusement les voies d’un contournement du respect de ses engagements en matière d’aide au développement. » Et Adotevi de s’insurger : « A-t-on déjà vu les autorités politiques africaines intimer à des Européens, personnes privées et/ou personnes morales établies dans les pays d’Afrique, à quelles fins doivent servir les substantiels bénéfices qu’elles réalisent en Afrique et qu’elles rapatrient immédiatement en Europe ? »

Ces dispositifs laissent se perpétuer les mécanismes inégalitaires de l’économie et du commerce mondial tout en fournissant un alibi à ceux qui rechignent à financer l’APD. Ils déresponsabilisent les institutions financières internationales et les puissances dominantes en transférant le poids des malheurs du monde sur ceux qui les subissent.

La pauvreté ne sera pas éradiquée mais simplement réduite par les transferts de fonds des migrants. En outre, la crise financière pourrait remettre en cause cette nouvelle « vision stratégique » en réduisant singulièrement leur volume.

Source : Le Monde Diplomatique - Anne-Cécile Robert et Jean-Christophe Servant

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