Les habitants d’un village touché par le puissant et dévastateur tremblement de terre, sont en colère contre le gouvernement à cause de l’aide d’urgence qu’ils affirment ne pas avoir encore reçu. Ils appellent le roi Mohammed VI au secours.
Le 18 novembre, le Maroc fête le cinquantenaire de son indépendance. (Cette date est celle du retour d’exil de Mohamed V ; en France, on retient plutôt la date du 2 mars 1956.) Ce demi-siècle n’a pas été un long fleuve tranquille.
On ne peut comprendre le Maroc d’aujourd’hui sans se plonger dans cette période, probablement la plus importante de l’histoire d’un Etat vieux, rappelons-le, de treize siècles.
L’immense particularité du Maroc vient du fait que le mouvement national, la résistance à la colonisation, ne s’est pas fait contre le pouvoir en place, mais avec lui, et souvent sous sa bannière. A l’aube de l’indépendance, la monarchie et le mouvement national avaient tous deux le bénéfice de la victoire. Cette double légitimité allait avoir deux conséquences, l’une positive, l’autre très négative.
Positive ? Même dans les pires moments de répression, le Maroc allait garder une vie politique. En effet, la légitimité des partis issus du mouvement national, leur enracinement, ont fait que le multipartisme et une vie politique réelle, bien que souvent réprimés, ont perduré, sans discontinuité, durant ces cinquante ans. A l’inverse, ces deux légitimités se sont affrontées dès 1958, plongeant le pays dans une lutte féroce, qui a retardé son développement. La mise en cause de la monarchie a justifié le recours de celle-ci aux forces les plus rétrogrades, à des méthodes dictatoriales qui ont essaimé dans l’administration. Elles étaient aux antipodes des préoccupations des populations.
C’est l’affaire du Sahara qui permettra un début de normalisation en soudant le pays derrière une cause nationale. De là découle ce qu’on a appelé le "processus démocratique", qui a lui-même abouti à l’alternance, en 1998. Deux années plus tôt, la gauche avait voté pour une nouvelle Constitution, une façon d’enterrer toute contestation de la monarchie.
Depuis son intronisation, le roi Mohammed VI a enclenché une dynamique de réconciliation par l’entremise de l’IER (Instance équité et réconciliation). Pour la première fois dans le monde arabe, les victimes des années de plomb ont pu raconter leurs souffrances à la télévison. L’Etat a reconnu ses manquements et offert une indemnisation aux victimes.
Cette démarche, quelles que soient ses insuffisances, a abouti à un arsenal législatif qui met le Maroc au diapason des autres démocraties. Ainsi, une loi contre la torture, responsabilisant les exécutants et leur interdisant de se cacher derrière "les ordres", a été votée, le 16 septembre. Le long processus de normalisation, mal expliqué, souvent tortueux, a affaibli les partis issus du mouvement national. L’encadrement partisan souffre de déficiences énormes, dont ont profité deux mouvements régressifs : l’islamisme et le radicalisme amazigh (berbère).
L’intégrisme, surfant sur la crise sociale, l’analphabétisme et le réflexe identitaire face aux événements internationaux, est devenu une donnée réelle de la vie politique. La question amazigh, souvent occultée, s’impose comme l’un des éléments fondamentaux de tout remodelage institutionnel. La transition marocaine vers la démocratie a cette particularité : elle est menée, une fois de plus, par la monarchie. Dans d’autres pays, elle a débuté par la chute des régimes en place. Au Maroc, on assiste à une transition sans soubresauts et, de ce fait, prudente, fragilisée par la situation sociale.
A l’indépendance, 80 % de Marocains vivaient en milieu rural. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 32 %. Ce phénomène est aggravé par une démographie qui a mis plusieurs décennies à se stabiliser, dépassant pendant longtemps une croissance de 3 % par an. Or il ne s’agissait pas d’une urbanisation telle qu’elle a été vécue en Europe. Elle n’est pas le produit d’une amélioration de la productivité agricole ni d’un réel boom économique dans les villes. Cet exode massif a créé un déficit en logements, en infrastructures de base, impossible à résorber sans un chamboulement des priorités budgétaires.
L’enseignement est l’un des échecs du demi-siècle d’indépendance. Pourtant les efforts ont été significatifs : plus de 25 % du budget de l’Etat. L’école marocaine a doté le pays de cadres de haut niveau, avant que la démographie et l’incurie politique ne ruinent le système éducatif : les choix faits dans les années 1970 - arabisation, abandon de la philosophie, islamisation rampante - ont abouti à la déqualification des diplômes. Le chômage des diplômés a achevé de ternir l’image de l’école. Ne servant plus d’ascenseur social, elle importe moins aux yeux des parents.
La santé publique n’a pas non plus suivi ce qu’un célèbre journaliste marocain appelle la "ruralisation des villes", surtout en l’absence de couverture médicale.
Plus de 17 % de la population est au chômage, selon les chiffres officiels. La situation est pire dans les campagnes. La dissémination de l’habitat y augmente le coût des infrastructures. Certains enfants doivent marcher plus de 20 km par jour pour aller à l’école, ce qui dissuade les parents. Conscient de cette situation, le roi vient de lancer l’Initiative nationale pour le développement humain, une opération de mise à niveau des quartiers et régions les plus défavorisés et de combat contre la précarité. Elle réclamera des fonds énormes à un budget exsangue. Mais elle est nécessaire à la cohésion sociale, assurant un minimum de dignité à des millions de Marocains.
Le Maroc a fait le choix de l’économie de marché dès son indépendance. Cependant, la faiblesse du capital privé a abouti à la naissance d’un secteur public tentaculaire, démantelé en partie depuis 1993. Par ailleurs, la politique protectionniste a abouti, en relation avec des déviances systématiques, à un système rentier qui, aujourd’hui encore, freine les réformes adoptées. Le pays a réussi à éviter toute disette malgré les problèmes croissants liés à l’aridité, mais les revenus des agriculteurs stagnent.
Le Maroc est face à un défi majeur : son taux de croissance (3 % sur les quinze dernières années) est insuffisant pour résorber les déficits sociaux. Attirer l’investissement étranger, encourager l’investissement intérieur, améliorer l’environnement des affaires, est l’objectif qui doit commander l’action gouvernementale. Le chemin parcouru, depuis dix ans, est important mais insuffisant.
Ce demi-siècle d’histoire n’est donc ni une success-story ni une décolonisation à l’africaine. Le Maroc a pu maintenir son unité nationale, bâtir un socle démocratique - en dépit de l’épreuve et du drame que furent les années de plomb -, une économie aux atouts qui autorisent un relatif optimisme. Il lui reste beaucoup d’échelons à gravir. Il lui reste aussi à mieux distribuer les richesses et à s’attaquer à des inégalités criantes. C’est l’enjeu de la prochaine décennie : il est crucial pour l’un des plus vieux Etats-nations du monde.
Ahmed Charaï, directeur de l’hebdomadaire marocain La Vérité et du journal électronique marocain lobservateur.ma.
Le Monde
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