Les oubliés de Melilia

21 juin 2009 - 16h36 - Espagne - Ecrit par :

Des centaines de familles marocaines vivent dans l’enclave sans résidence légale. La volonté politique de détourner les lois espagnoles empêche leurs enfants d’être scolarisés.

Pour rendre visite à Hayat, il faut gravir une dizaine de rues-escaliers, entre la prison et la déchetterie, jusqu’en haut de la colline de Monte Maria Cristina, un des quartiers périphériques de Melilia. Il faut entrer par un escalier biscornu dans une maison délabrée, traverser un patio non éclairé puis descendre par un autre escalier où les épaules frôlent
les murs. Il débouche sur une sorte de cave où flotte une odeur d’urine. Sept personnes vivent dans deux pièces, sans lumière du jour, pour 150 euros par mois… La fille de Hayat a un passeport espagnol (grâce à son père, par ailleurs absent du tableau familial), pourtant, cela ne donne aucun droit à cette mère de 22 ans : pas de permis de séjour, donc pas d’allocation logement, et presque aucune chance de décrocher un contrat de travail. Mais, au moins, la petite fille a la “carte sanitaire” (qui lui donne droit aux soins médicaux gratuits) et la possibilité d’entrer à l’école espagnole, contrairement à son frère aîné et à ses deux jeunes oncles.
Dans le reste de la maison habitent plusieurs familles, plus de 20 personnes au total : femmes, enfants et adolescents. Une femme arrivée il y a un an, vit avec ses quatre enfants qui, eux non plus, n’ont aucun droit à “l’éducation gratuite et obligatoire” de la ville autonome de Melilia. Sur les trois en âge d’aller au collège, seuls deux enfants ont pu entrer à l’unique établissement marocain de la ville : la “Residencia”. Financé par l’Etat marocain, mais non conventionné, cette école absorbe une partie des enfants non scolarisés de Melilia. Mais il n’y avait plus de place pour Khadija, 13 ans, qui regrette le temps où elle étudiait au Maroc.

Des lois détournées

Combien sont-ils, comme elle, à rester à la maison ? Difficile à dire. Une flopée d’enfants de tous âges qui jouent dans les rues en pente du quartier disent pouvoir citer une vingtaine d’enfants qui ne fréquentent aucune école. En extrapolant à l’ensemble des quartiers défavorisés, ils seraient une centaine en tout. “J’en vois même qui prennent un sac le matin et font semblant d’aller en classe”, assure Farah, espiègle. Ses camarades se divisent entre ceux qui vont à l’école espagnole et ceux qui, faute de mieux, vont à la Residencia. Farid et Mohamed, grands amis, jouent avec des épées en bois. Le premier va à l’école publique, l’autre à l’école marocaine. Ou plutôt, il y allait : depuis plusieurs semaines il fait l’école buissonnière. “Je ne veux plus y retourner. Là-bas je me fais frapper par des grands, et par les profs aussi, se justifie-t-il. Et puis on n’y apprend rien. Ce que je sais, c’est Farid qui me l’apprend”.

Moritos Callejeros Melilla

Des associations réclament depuis longtemps l’entrée de tous les jeunes Marocains dans le système éducatif public, quelle que soit leur situation administrative, dans le respect de la Déclaration universelle des droits de l’enfant. En 2003, les infatigables militants de ProDeIn (protection de l’enfance) ont manifesté à la sortie des écoles. En 2005, ils ont organisé une classe sur la place centrale de la ville. Les deux campagnes ont débouché sur l’inscription à l’école de centaines d’enfants. “Mais à chaque fois, la bonne volonté n’a pas duré plus d’un an, s’indigne José Palazon, président de ProDeIn. Et pour ceux qui arrivaient à la fin du primaire, l’administration a exigé l’inscription au recensement, les empêchant de s’inscrire en secondaire”. Grâce à cet incontournable “recensement”, la ville détourne les lois de protection des mineurs. “Dans la péninsule, tout enfant – avec ou sans papiers, né là-bas ou pas - est scolarisé et pris en charge médicalement, rappelle José Palazon. Mais ici, même si l’enfant est né à Melilia, l’administration réclame le recensement pour toutes les démarches”. Or, deux à trois cents familles marocaines vivent à Melilia sans être recensées, d’après les chiffres de la Commission islamique de Melilia.

Pour les familles marocaines qui n’ont pas leurs papiers en règle, la Residencia est le dernier espoir de scolariser les enfants. Pourtant, rien n’est fait pour leur faciliter les choses. Le directeur, Abdelkader Talha, nous a expliqué que telle n’est pas la vocation de l’établissement de 800 élèves : “L’inscription est réservée en priorité aux enfants résidents, c’est-à-dire qui ont le permis de séjour ou sont inscrits au recensement de la ville”. Les autres n’accèdent à la Residencia que dans la limite des places disponibles.

Machine à fabriquer de l’échec scolaire

Et tous les parents d’élève interrogés citent l’établissement marocain comme un pis-aller, évoquant des classes surchargées et l’absentéisme des professeurs. Mais son plus gros défaut, c’est l’absence de convention signée avec le ministère espagnol de l’Education. Seuls les programmes du primaire sont homologués : le brevet et le bac de la Residencia restent pour l’Espagne des diplômes étrangers. Du coup, les bacheliers de la Residencia n’ont pas plus d’atouts que les élèves du Maroc pour étudier à Melilia ou dans la péninsule. “La Residencia est une machine à fabriquer de l’échec scolaire, assène Abderrahman Benyahya, porte-parole de la Commission islamique de Melilia. A cause des cours en espagnol, le niveau en arabe est insuffisant pour poursuivre des études au Maroc. D’un autre côté, les bacheliers n’ont presque aucune chance de réussir la selectividad (l’examen d’entrée au système universitaire, pour les étudiants étrangers), car le programme est trop différent de celui de l’Espagne”.

Au-delà des problèmes scolaires, beaucoup d’enfants (même nés à Melilia, voire de nationalité espagnole) sont dans une situation précaire parce que leurs parents, sans permis de séjour, ne reçoivent aucune aide de la ville pour les élever. Le cas de figure le plus courant : des Marocaines qui ont eu des enfants hors mariage avec des Espagnols. Ainsi Soraya, 30 ans, n’a pas quitté Melilia depuis son arrivée à 7 ans. Elle n’est pas allée à l’école, travaillant comme “petite bonne” pour aider sa famille. A l’époque, sa mère a négligé de régulariser ses papiers. Soraya est maintenant la seule de ses frères et sœurs (nés à Melilia) à ne pas avoir reçu de permis de séjour. Elle vit dans la misère avec ses 4 enfants, tous nés du même père, un Espagnol qui était rarement présent dans sa vie, à cause de ses problèmes avec la drogue. “Seul mon fils aîné a droit à l’école et aux soins de santé, parce que son père l’a reconnu, explique-t-elle. Les autres n’ont droit à rien, car il n’a pas fait les papiers. C’est un ami infirmier qui les a vaccinés”.
Quant à Soraya elle-même, le fait d’être mère d’enfants nés à Melilia (dont un petit Espagnol) ne lui donne pas le droit d’obtenir le permis de séjour. On lui demande pour cela un contrat de travail… qu’elle n’a aucune chance d’obtenir, vu sa situation. Des contrats se vendent, certes, mais elle n’a pas assez d’argent pour cela. Son amie Ilham, elle, n’hésite pas à avouer qu’elle couche avec un employé de la municipalité en échange d’un contrat de travail, grâce auquel elle a enfin obtenu sa carte de séjour. “J’ai vécu longtemps dans la rue, y compris avec ma fille, encore bébé, confie-t-elle. Puis les services sociaux me l’ont retirée pendant deux ans. Alors, si je veux qu’on ait une vie normale, je n’ai pas le choix”. Ilham vient de récupérer sa fille et s’estime heureuse d’avoir pu emménager dans un minuscule appartement. Autre coup de chance, un Espagnol (ami du vrai père) a accepté de reconnaître l’enfant contre de l’argent, pour qu’elle puisse aller à l’école.

Un mur contre l’immigration

Les soucis administratifs des Marocains de Melilia continuent de l’autre côté de la frontière, où établir le moindre papier s’avère un parcours du combattant. Beaucoup n’ont plus aucun contact au Maroc, et les nombreuses mères célibataires ne sont pas franchement bien accueillies dans les administrations, surtout si les enfants n’ont pas été reconnus par un homme. De plus, pour pouvoir revenir dans l’enclave, mieux vaut avoir un passeport marocain avec une adresse à Melilia. Du coup, beaucoup payent des intermédiaires : 400 euros pour un certificat de célibat, 600 pour un passeport… D’autres vivent au jour le jour sans régulariser leur situation. “Il existe des familles installées parfois depuis trois générations, toujours sans permis de séjour, et même des gens sans aucun papier, apatrides de fait”, déclare Emilio Guerra, coordinateur du parti Union, progrès et démocratie.

Cet homme politique estime que tous ces drames humains sont avant tout le résultat d’une volonté politique de Melilia : “Les enclaves constituent un premier mur de contention contre l’immigration. L’idée est qu’il ne faut pas assurer le bien-être des Marocains déjà installés, pour ne pas stimuler l’arrivée de nouveaux immigrants”. Guerra rappelle que les régularisations massives des années 1990 ont été faites à la va-vite, avec beaucoup de corruption, laissant beaucoup de familles sur le carreau. L’époque actuelle n’est pas favorable à l’intégration des Marocains au “recensement”. Et les naturalisations par le tribunal des contentieux administratifs, qui prennent énormément de temps et d’argent, sont peu accessibles à des familles pauvres et analphabètes. En théorie, un enfant né à Melilia de parents également nés à Melilia est “Espagnol d’origine”, ce qui lui donne la possibilité d’être naturalisé plus tard. Mais, comme nous l’explique Benyahya, “lors de l’enregistrement de la naissance, très souvent l’employé du registre civil oublie volontairement d’inscrire le lieu de naissance des parents, profitant de leur méconnaissance des droits”. Ce n’est là qu’un des “trucs” légaux par lesquels l’administration, en jouant sur l’ignorance des gens, retarde le processus d’intégration.

Source : Telquel - Zoé Deback

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Sujets associés : Espagne - Intégration - Melilla

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