Enfants et déjà harraga

4 avril 2009 - 12h11 - Espagne - Ecrit par : L.A

Persuadés que “la vie est ailleurs” ou poussés par leur famille, ils prennent la route pour émigrer en Europe. Rencontre avec ces enfants qui veulent “brûler” les frontières… et les étapes.

“Vivent les harraga, pour toujours”, clame un tag sur le mur extérieur du centre d’accueil de mineurs de Melilia, institution publique qui héberge quelque 150 enfants marocains entrés illégalement dans l’enclave espagnole. En dessous, peint à la bombe, un petit bateau de la compagnie Peregar : c’est le principal espoir des enfants pour embarquer clandestinement vers la péninsule ibérique.

Les harraga (littéralement “brûleurs” de frontières) sont élevés au rang de héros. Pour eux, le h’rig - le fait de franchir cette barrière mythique qui les sépare d’un autre monde - est devenu un art de vivre. Mais les gamins qui sourient depuis les fenêtres grillagées du centre ne sont pas encore en Europe… et même pas vraiment à Melilia. L’hideuse bâtisse jaune qui, avec ses tours de guet, évoque une prison, est isolée sur une colline de la périphérie. Juste devant, une sorte de terrain vague en pente offre un spectacle lugubre : des carcasses rouillées de camions émergent des buissons, une remorque a été complètement brûlée. Plutôt dangereux comme terrain de jeux…

“C’est là que dorment les enfants qui ne veulent pas aller au centre, souvent à cause de la violence des éducateurs, qui pour la plupart sont des délinquants, explique José Palazon, président de l’association ProDeIn (Protection de l’enfance). Régulièrement, les autorités brûlent leurs refuges. Mais les jeunes finissent par revenir s’y installer”. Le travailleur social estime qu’en permanence 10 à 15 enfants profitent de la proximité du centre pour dormir en sécurité et glaner un peu de nourriture. Presque chaque jour, un ou deux enfants parviennent à se glisser dans un bateau de marchandises. Au centre, on a l’habitude de rayer de la liste les jeunes qui ne sont pas revenus avant minuit. “Ainsi, en cas d’accident, ils peuvent décliner toute responsabilité, s’indigne Palazon. On dirait qu’ils sont simplement contents de s’en débarrasser”. Tous les moyens sont bons pour les autorités de Melilia puisque, de temps à autre, la police expédie des enfants de force au Maroc, en toute illégalité.

Expulsés à leur majorité

Même les jeunes qui font toute leur scolarité en vivant au centre ne sont pas à l’abri d’une expulsion à leur majorité. Le bureau des étrangers de Melilia freine des quatre fers pour leur délivrer le permis de résidence auquel ils ont légalement droit. C’est le cas de Mohamed, 18 ans et des poussières, qui se bat depuis plusieurs mois pour avoir ses papiers. Très motivé par les études dès son arrivée au centre à 13 ans, il est vite devenu un bon élève, un des rares à être transféré dans une classe normale avec les Espagnols. A présent, Mohamed suit une formation de chauffagiste et travaille comme serveur le week-end. Mais rien de tout cela n’a été pris en compte : “Ils font tout pour ne pas me donner de permis de résidence, confie-t-il, écœuré. Par exemple ils me demandent des papiers absurdes, comme un certificat de célibat, alors que je suis ici depuis mon enfance !”. Avec l’aide de l’association ProDeIn, 70% des jeunes Marocains du centre finissent pourtant par décrocher le précieux sésame. A Sebta par contre, c’est beaucoup plus difficile. Du coup, bien peu de candidats au h’rig essaient d’y entrer : ceux qui sont à Tanger visent directement la péninsule.

La rue comme mode de vie

Malgré ses soucis, Mohamed est conscient que le jour où il s’est faufilé par le poste-frontière de Beni Ensar, il a eu plus de chance que d’autres. Avant de réussir à entrer à Melilia, il n’est resté dans la rue que trois mois et n’a donc pas eu le malheur de s’y habituer. Dans les rues de Beni Ensar, village périphérique de Nador, ils sont une centaine à faire partie du paysage. Le soir, il suffit de faire un tour près du poste-frontière pour les trouver. Parler avec eux est une autre histoire. Certains vacillent, l’air hébété. Ici, même l’héroïne est bon marché.

Recroquevillé dans une ruelle sombre, Saïd est connu pour ne jamais bouger de son coin favori. Ce grand gaillard aux cheveux crépus dit être arrivé dans la région à l’âge de 8 ans. Les yeux perdus dans le vague, emmitouflé dans plusieurs blousons, il tremble sans arrêt. “Ils m’ont repris plusieurs fois”, c’est tout ce dont il se souvient de l’époque où il tentait de passer à Melilia. Pourquoi a-t-il quitté sa famille ? “Mes amis m’ont menti, ils m’ont dit que je pourrais trouver un bon travail”. Pourquoi ne rentre-t-il pas chez lui ? “Je me suis habitué ici. Mais je rentrerai bientôt…”. Chez d’autres, pointe une petite flamme en plus : l’espoir du h’rig. Aymen, 15 ans, a bonne mine, même s’il en paraît 12. “Quand je vais à Oujda, les frères de ma mère me chassent, et chez mon père c’est sa femme qui ne veut pas de moi”, confie-t-il. Il a déjà passé la frontière avec un ami, avant de se faire reprendre par la police. “Mais lundi je passerai, c’est sûr”, affirme-t-il.

En réalité, les enfants des rues de Beni Ensar ont bien peu de chances d’entrer à Melilia. “Ces dernières années, on voit surtout arriver des enfants dont les parents ont payé le passage au poste-frontière”, explique José Palazon. Car le monde des enfants de la rue et celui des enfants harraga ne se recoupent que partiellement. En fait, pour avoir de bonnes chances d’émigrer, il faut de l’argent et des contacts. Mais les nombreux enfants qui échouent n’acceptent jamais de renoncer à leur rêve et de retourner dans leur famille les mains vides. D’où l’importance de faire avec eux un vrai travail de réinsertion capable de dissiper leur idée fixe. En l’absence d’institutions publiques marocaines conçues pour les enfants migrants, des associations ont créé des centres (financés par l’étranger) pour les réinsérer au niveau familial, scolaire et professionnel. “A travers le sport ou des jeux de rôle, on travaille d’abord à reconstruire la personnalité de l’enfant”, explique Hamid Tachfine, un responsable de l’association Bayti de Casablanca. Puis, une formation pour lui permettre d’élaborer un vrai projet de vie. “Dès qu’un jeune a appris un métier, c’est lui qui demande à rentrer dans sa famille, car il sait qu’il peut les aider”, précise Laïla Belhaj, directrice du centre tangérois de l’association Darna. L’Espagne a décidé de financer la construction de deux centres d’accueil de ce type, à Nador et à Beni Mellal, dans le cadre d’une convention bilatérale pour la prévention du h’rig et l’“aide au retour”. Et, nouveauté, ils visent aussi à réinsérer au Maroc quelques-uns des 4000 mineurs des centres de la péninsule.

Intelligence précoce

Au-delà de la réinsertion des jeunes qui sont partis de chez eux, il faut aussi essayer de prévenir de nouveaux départs. L’association Tanmia, basée à Rabat, a ainsi élaboré un kit pédagogique “anti-h’rig” destiné aux associations locales, notamment de la région très sensible de Beni Mellal. Pour cela, elle s’est d’abord penchée sur les raisons de ce comportement. Une étude de la “pulsion migratoire” des adolescents de la région de Tadla-Azilal, dirigée en 2006 par le sociologue Kamal Mellakh, donne des éléments de réponse. Dans cette région historique d’émigration vers l’Italie, les adolescents sont imprégnés par un “mythe migratoire” communautaire. Le prestige familial du statut de l’émigré joue donc un rôle fondamental, mais aussi la conviction de l’inutilité des études au Maroc ou le désir d’échapper aux contraintes de la vie traditionnelle et à l’absence d’activités pour la jeunesse.

Wissam Khouya, chargée du projet de Tanmia, a aussi rassemblé de nombreux récits d’enfants harraga et en conclut que la majorité d’entre eux “se sentent avant tout marginalisés, manquent d’affection et d’écoute dans leur milieu familial. Bref, ils sont partis à la recherche de respect et d’amour”. Selon elle, les enfants qui partent sans rien dire à leur famille ont souvent une intelligence précoce. Parfois influencés par la vue des enfants de familles émigrées en vacances (ou des touristes), ils peuvent développer un sentiment aigu d’injustice, voire une vision critique de la société qui n’est pas de leur âge. Comme ce jeune homme de Melilia, alias Sakapuntas : “J’étais un garçon sage, de bonne famille, raconte-t-il. Mais je trouvais les méthodes de l’école stupides et j’étais dégoûté par la corruption. Dès 9 ans, j’ai pensé : ça doit être mieux ailleurs”. Alors, à 11 ans, avec l’argent des vacances d’été, il prend le bus pour le nord et ne donne plus signe de vie jusqu’à ses 18 ans. Finalement, dit-il, “l’humanité est la même partout”. Plus tard, c’est sûr, il reviendra vivre au Maroc…

Zoom : Evolution du h’rig

Les premiers adolescents marocains arrivés clandestinement en Espagne sont signalés en 1994. Pour la plupart originaires du nord, ils embarquent clandestinement dans des camions ou des bateaux au port de Tanger. D’après une étude de l’Unicef de 2005, le phénomène se consolide à la fin des années 1990, et à partir de 2002, les mineurs commencent à affluer du centre du Maroc (Beni Mellal surtout) puis du sud. Actuellement, l’émigration juvénile “spontanée” (sans accord familial) reste majoritairement urbaine. Ces enfants viennent surtout des banlieues, typiquement de familles rurales récemment implantées en ville et en situation d’exclusion sociale. Si la majorité est toujours issue du nord (dont 62% de Tanger), les villes du centre, comme Casablanca, sont en bonne position.

Mais dans les ports, émigrer sans payer est devenu très difficile, notamment à Tanger à cause des rafles policières et du scan des camions et conteneurs. Depuis 2003, ce type de h’rig tend à diminuer au profit des pateras, signale l’Unicef. En effet, un autre type de départ existe, dans le cadre d’une stratégie familiale, surtout en milieu rural. Les enfants représentent un véritable investissement et les parents n’hésitent pas à vendre du cheptel pour payer leur voyage. En première ligne, les régions de Beni Mellal, Khouribga, Kelaät Sraghna, Errachidia, zones d’émigration ancienne où les familles émigrées sont un modèle de réussite sociale. Et ce ne sont pas forcément les enfants des familles les plus pauvres qui émigrent. Les familles aisées achètent des contrats de travail (jusqu’à 100.000 DH), tandis que les plus modestes se rabattent sur la solution plus dangereuse des pateras, pour 10 à 20.000 DH.

Source : Telquel - Zoé Deback

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