Maroc, aux sources du terrorisme de la misère

21 juillet 2003 - 10h28 - Maroc - Ecrit par :

Le 16 mai à Casablanca, des attentats-suicides font 44 morts. Retour sur le parcours des 14 kamikazes.

Jamais une cour criminelle n’aura eu à juger autant de prévenus. Et dans d’aussi brefs délais. Les tribunaux marocains entament le procès de la mouvance islamiste radicale au Maroc, deux mois à peine après les attentats suicide de Casablanca qui avaient fait 44 morts le 16 mai dernier. Cinquante intégristes seront jugés à partir d’aujourd’hui. « Les procédures impliqueront 700 suspects », a déclaré Mohammed Bouzoubaa, ministre de la Justice, sur la chaîne de télévision 2M, « certains sont directement liés aux attaques. D’autres appartiennent à des groupes qui ont préparé des actes de violence dans le pays ». Autant dire que la police a ratissé très large, remontant indistinctement dans ses filets sympathisants et opérateurs. « Nous avons mis à jour toutes les structures terroristes qui ont été entièrement neutralisées », a assuré à « Libération » un haut responsable de la sécurité marocaine, « nous avons réalisé plus de 100 interpellations dont 30 arrestations d’éléments actifs d’organisations implantées au Maroc en lien direct avec Al-Qaeda comme les Groupes islamistes combattants libyen ou marocain ». Car si les enquêteurs n’ont pas pu établir de relation certaine entre les kamikazes de Casablanca et l’organisation d’Oussama ben Laden (voir ci-contre), nombre des militants radicaux raflés après les attentats ont, eux, de solides ancrages dans la nébuleuse islamiste internationale, à commencer par les prédicateurs de la guerre sainte (lire page 4). Ces sergents recruteurs ne posent jamais de bombes mais ce sont bien leurs prêches enflammés, leurs décrets religieux qui incitent et encadrent les actions de jeunes désespérés. Les coups de filets de la police révèlent un quadrillage ancien, important, des faubourgs populaires des grandes villes du royaume. Un réseau de bandes radicales y opère, regroupées autour d’un chef rebaptisé « émir », adossées à une mosquée où des professionnels de la lutte clandestine viennent vanter les mérites du Jihad. Dans cet environnement, propice à toutes les manipulations, se développe un culte du « martyr », symbolisé par l’attentat du 11 septembre 2001 mais qui peut désormais se décliner en tout lieu.

ohamed chipote, avale quelques bouchées, abandonne sans un mot le centre de la pièce où la famille s’est réunie autour du couscous de midi. Manque d’appétit, la semoule ne passe pas. Le jeune homme paraît soucieux. Dos au mur, dans un angle du salon, il observe ses parents, ses soeurs, son frère cadet, perdu dans ses pensées. Son regard fait le tour de la modeste bicoque au toit de tôle, passe sur le poste de radio, la télévision, une table basse bordée de couvertures en guise de banquette, les bouquets de fleurs en plastique, le service à thé sur un plateau de cuivre. Rêverie solitaire. Rien n’alarme ses proches. Mohamed a ses absences et au Quartier Thomas, bidonville des faubourgs de Sidi Moumen, en périphérie de Casablanca, les motifs de réjouissance sont tellement moins coutumiers que les raisons de peine. Pudeur ou lassitude, chacun reste muet. Après un long moment d’intense réflexion, Mohamed se lève, racontent ses proches. Sa décision est prise : « Au revoir mère, je vais faire le passage. »

Pour Raquia el-Mehni, tout s’explique. Son fils va tenter la traversée du Détroit de Gibraltar. Une épreuve périlleuse, sur de frêles esquifs. Nombre de jeunes Marocains l’ont payée de leur vie. Mohamed s’y est déjà essayé. Embarquement pour l’Espagne, via les Canaries, et l’espoir d’un emploi clandestin. Sans succès. Manque d’argent. Le périple coûte cher. Passeurs, caches sordides, faux papiers. L’année suivante, en 2001, il abandonne ses études à l’université Mohammedia pour se consacrer à son projet d’exil. Maçon, gardien de nuit, tout sera bon pour amasser le pécule nécessaire au voyage. Avec son camarade Mohamed Laroussi, ils ne se déplacent jamais sans un bidon d’eau fraîche et un kilo de pois chiches. Toujours prêts. Clandestins sur un cargo, ils abordent les Emirats arabes unis pour le ramadan de l’année 2002. Nouvel échec. Arrêtés à Dubaï, expulsés via Paris, leur retour au pays marque la fin de leurs illusions.

Quatorze candidats au suicide

En faisant ses adieux à sa mère, le 16 mai dernier, Mohamed n’aspire plus aux mirages de l’Europe. Le paradis ne se trouve pas sur terre. Des prédicateurs lui ont offert une ultime chimère. Son « passage » sera sans retour. Le soir même, en plein centre de Casablanca, Mohamed el-Mehni actionne le mécanisme de sa bombe. Mohamed Laroussi, son compagnon d’infortune, fait aussi exploser un engin artisanal dans la foule. Suicide meurtrier. Les quatorze kamikazes qui ont décidé de se donner la mort, ensemble, ce jour-là, viennent tous du faubourg de Sidi Moumen. Tous sont jeunes, âgés de 20 à 30 ans. Tous connaissent l’échec social, proies idéales pour leur recruteur.

Adel Tahir, 23 ans, a terminé une formation d’électricien sans jamais pouvoir trouver d’emploi. Youssef Koutari, 31 ans, fut ouvrier métallurgiste jusqu’à ce qu’un accident du travail, l’an passé, lui fasse perdre son travail. Il assigne son patron en justice. Les poursuites ne donneront rien. Pour survivre, le handicapé enchaîne les petits boulots, ferronnier, vendeur ambulant de dattes, d’oeufs. Pour tenir, il s’acharne à remodeler son corps dans une salle de musculation. Ahmed Fettah est orphelin. Mohamed Assouna, est fils de militaire. Le mieux loti de la bande. Instruit, il a décroché un poste d’instituteur stagiaire, une vacation, sans garantie de reconduction.

La police a arrêté trois de ces terroristes. Rachid Jalil, dit « Abou Anas », né en 1975, soudeur. Yacine Lahnech, dit « Abou Ibrahim », né en 1981, marchand ambulant. Et le chef du groupe, Mohamed Omari, dit « Abou Zoubeïr », né en 1976. Cette équipe ne fait pas sauter ses bombes. Remords, peur ou panique, elle a cherché à fuir. Outre les témoignages des familles, les interrogatoires des survivants livrent aujourd’hui certains secrets de l’entreprise.

Cinq heures avant de déclencher, en plein Casablanca, leurs charges explosives, les membres de la cellule se retrouvent dans un modeste local du bidonville de Quartier Thomas, à quelques pas d’une minuscule mosquée de torchis aux murs badigeonnés de chaux. Hors de question de se mêler aux fidèles. Dans leur quête d’idéal, les jeunes islamistes se sont retirés du monde, de ses lieux de culte. C’est entre eux, sous la direction de celui qui les mènera à la mort, qu’ils font leurs dernières prières collectives. Entre ces deux périodes de recueillement, Mohamed Omari rappelle à chacun son rôle, son objectif.

Les bombes humaines en route

Minutieux à l’extrême, le chef des opérations parle lentement, détaille les plans, s’assure que ses consignes sont parfaitement comprises. Les 14 candidats au suicide sont répartis en cinq groupes coiffés d’un responsable. A ce dernier, il donne une montre Casio neuve. L’explosion est fixée à 21 h 30. Mohamed Omari distribue alors les engins que lui a remis son émir, Abdelhaq Bentassir, dit « Moult Sebat », des sacs à dos piégés. Sur le passant de l’épaule droite, une cordelette sert à actionner le détonateur. Derniers contrôles, ultime prière. Une longue supplique pour gagner le paradis des martyrs de la foi. A 20 h 30, les conjurés se dispersent, prenant soin de quitter leur cachette en ménageant des intervalles irréguliers entre les équipes. Direction le centre-ville. Les bombes humaines à retardement sont en route.

44 morts et la stupeur

Au nombre des cibles, le Cercle de l’alliance israélite, un centre de rencontres de la communauté juive marocaine, véritable obsession des islamistes ; le restaurant de la Casa Espana, cantine des expatriés installés de longue date à Casablanca qui aiment à disputer dans son cadre suranné des parties de loto que l’on peine à qualifier d’endiablées ; l’hôtel Farah, tenu par un Koweïtien. La rumeur, dans les quartiers déshérités, stigmatise un « lieu de débauche, de perdition », accueillant parfois des cars de touristes israéliens. L’établissement sert bien de l’alcool à ses clients, ce qui n’a vraiment rien d’exceptionnel au Maroc. Mais rien ne donne à penser qu’il pouvait s’agir d’un quelconque lupanar. Ces médisances entrouvrent toutefois une fenêtre sur les raisonnements des jeunes exclus de Sidi Moumen. Isolés dans leurs quartiers périphériques, physiquement autant que mentalement, visiblement peu au fait des réalités du centre-ville, ils se sont fait sauter contre leurs moulins à vent. Action vaine aux conséquences dramatiques : 44 citoyens ordinaires sont morts dans ces attentats, plus d’une centaine a été blessée.

Pour le Maroc, le choc n’a pour équivalent que le traumatisme des Etats-Unis au lendemain du 11 septembre 2001. Les Marocains, dans leur immense majorité et toutes couches de la société confondues, se sentent profondément meurtris. Des centaines de milliers de manifestants descendent dans la rue pour crier leur refus du terrorisme, incapables de comprendre comment leur pays a pu basculer aussi brutalement dans la violence. Après avoir évité la contagion de l’Algérie voisine pendant une décennie, le royaume se croyait immunisé contre la dégénérescence radicale de l’islamisme. « En fait, le Maroc était en période d’incubation », note un haut responsable de ses services de sécurité, « le 16 mai 2003, nous nous sommes découverts séropositifs. Maintenant, la question est de savoir si notre corps sera capable de se défendre sans sombrer dans la maladie. »

Des arrestations tous azimuts

La réaction des autorités policières ne se fait pas attendre. Les rafles suivent les descentes au rythme des aveux. Les enquêteurs ratissent large sur tout le spectre de la nébuleuse islamiste, remontant dans leurs filets recrues et prédicateurs par dizaines. Avec stupeur, le royaume se découvre enserré d’un réseau plus dense et mieux implanté qu’il ne voulait l’admettre. Des démocrates qui doutaient du bien-fondé d’une première vague d’arrestations à l’été 2002, craignant un coup politique de l’appareil sécuritaire contre les réformes du jeune roi Mohammed VI, se rangent désormais dans les rangs des partisans de l’extrême fermeté. « C’est la fin de l’ère du laxisme », prévient un conseiller du souverain, « les adversaires de la démocratie ont pris pour cible notre société, un modèle de tolérance au sein de l’espace arabo-musulman. La démocratie et les démocrates ont le devoir de se défendre. »

Cependant, si l’enquête a rapidement mis à nu plusieurs réseaux dormants pouvant se révéler dangereux et disposants de certains soutiens à l’étranger, elle peine à établir fermement le lien entre les attentats de Casablanca et un commanditaire extérieur. Les kamikazes, sans être de parfaits analphabètes, ne disposaient pas des qualités que présentent habituellement les opérateurs d’organisations comme Al-Qaeda. Leur émir, Abdelhaq Bentassir, semblait une piste plus sérieuse. Ce cordonnier venu de Fès, cadre endurci de l’islamisme radical, n’a guère eu de mal à s’imposer comme chef à cette bande de quartier cimentée par sa frustration. A l’évidence, il disposait des contacts nécessaires pour obtenir les explosifs. L’hypothèse de travail des enquêteurs suppose qu’il pourrait avoir servi de coordinateur pour le Groupe islamiste combattant marocain (GICM), agissant sous la houlette d’un certain Saad el-Housseini, dit « Mustapha », un artificier, activement recherché par la police. Abdelhaq Bentassir aurait pu être le chaînon manquant reliant les paumés de Sidi Moumen à la vaste nébuleuse du terrorisme international. Mort subitement durant son interrogatoire, sa tombe enferme les réponses aux angoisses du Maroc.

Libération.fr

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