Procès du 16 mai : islamistes, Le réveil timide des droits humains

9 octobre 2003 - 18h06 - Maroc - Ecrit par :

Enlèvements, disparitions, tortures, droit à un procès juste et équitable bafoué... Depuis les attentats du 16 mai, le Maroc semble renouer avec des "pratiques" que l′on croyait révolues. Face à ces atteintes graves aux droits humains, l′AMDH et l′OMDH, les deux principales associations, ont mis un sérieux coup de frein à leur zèle habituel. Attitude délibérée ou pression étatique ?

"Le 17 mai, le lendemain des attentats, mon fils Rachid est sorti vers 20 heures pour rentrer la voiture au garage. Un peu plus tard, les voisins ont appelé ma fille pour lui dire qu′ils avaient vu 5 malabars l′emmener dans une voiture, une 405, noire ou bleue, je ne sais plus. Depuis ce jour, je ne l′ai plus revu, je ne sais pas où il est, ni s′il est encore vivant. J′ai frappé à toutes les portes. Mais son nom ne figure nulle part, ni sur la liste des 1042 prévenus, ni sur celle des ′morts officiels′. Cela va bientôt faire cinq mois qu′il a disparu et cette attente est devenue insupportable". Alors qu′elle témoigne de cette angoisse qui ne l′a plus quittée depuis cette soirée du 17 mai, Mme Damir est tout d′un coup submergée par l′émotion. C′en est trop pour cette mère. A cette "disparition", s′ajoutent la mort de son fils cadet, il y a deux ans en Afghanistan et la condamnation à mort de son troisième fils, Mohamed, jugé dans le cadre du procès des "31" de la Salafia Jihadia. Déjà, elle avait dû attendre plus de deux mois et demi après son arrestation, pour obtenir des nouvelles de ce second fils. De même, qu′elle n′apprendra que de façon indirecte la date du procès... le jour même. Si son témoignage a été recueilli par des associations internationales, françaises, espagnoles, elle n′a vu personne de nos associations de défense des droits humains, qui semblent plutôt à la traîne. Surtout si l′on tient compte d′autres témoignages qui révèlent l′actualité de "pratiques" d′un autre âge.
Ainsi en est-il de celui de cette femme, épouse de Salah Zarli, lui aussi condamné à mort dans le même procès. "Le 6 août 2003 au soir, des voisins m′ont prévenue que mon mari avait été enlevé par la DST alors qu′il rentrait de la dernière prière du soir". Il restera une première fois trois jours dans les locaux de Témara avant d′être relâché. Histoire qu′il puisse raconter à ses amis les tortures infligées avec délectation ! Lors de ce premier séjour, les policiers garderont son passeport et sa carte de séjour italienne. C′est ainsi qu′ils lui demandent, quelque temps plus tard, de venir les récupérer. Il restera alors de nouveau en détention au siège de la DST... pendant 45 jours, sans que quiconque ne sache où il est. Son épouse a beau le chercher partout, faire le tour des commissariats, il lui sera systématiquement répondu que "cet homme a déjà été libéré". Une fois encore, cette femme attendra plus de deux mois après le procès pour revoir enfin son mari et apprendre ainsi tous les sévices auxquels il fut soumis. Pourtant, en dépit de l′ancienneté des faits, son contact avec nos associations de droits humains ne remontent qu′à une dizaine de jours. Et encore faut-il souligner que c′est elle qui a pris l′initiative de la démarche, et non l′inverse.
Or, combien d′histoires identiques pourrions-nous raconter ? Combien d′abus, de vexations, d′exactions, d′actes de barbarie pourrions-nous imputer "aux services" ? Impossible à chiffrer pour le moment. Les arrestations et les détentions furent trop nombreuses. Selon la FIDH, 3000 à 5000 personnes pourraient avoir été, soit interrogées, soit détenues. Rappelons que 1042 personnes ont été jugées pour l′ensemble des procès post-attentats ou apparentés (Salafia Jihadia, groupe Zakaria Miloudi). Le premier, Me Lamari, avocat des "31" a dénoncé les violations flagrantes dont avaient été victimes ses clients. Il fut, au départ, le seul à dénoncer les enlèvements, la privation d′avocats au cours de l′instruction, les tortures, à tenter de mobiliser sur ces questions. A l′époque, ni l′OMDH, ni l′AMDH n′étaient présentes. Ce n′est qu′après les attentats du 16 mai que ces deux associations ont fait entendre leur voix, rappelant au pouvoir que s′ils condamnaient avec la plus grande vigueur ces actes barbares, cela ne devait pas entraîner un retour en arrière en matière de pratiques démocratiques. Pourtant, certains observateurs n′ont pas manqué de souligner l′absence, sinon la timidité avec laquelle ces associations se sont emparées de ces cas flagrants de violation des droits humains.
Serait-ce parce qu′il s′agit d′islamistes ? La réponse, des deux côtés, fuse. Abdallah Ouladi, président de l′OMDH, s′insurge : "en aucun cas, ce n′était un silence de notre part. Nous sommes très attentifs à la liberté d′opinion et nous n′avons jamais tenu compte de celles des accusés pour s′occuper de leur cas. Concernant ces procès, nous avons appliqué la méthode que nous avons toujours pratiquée en matière de procès politique ou d′opinion. Nous ne voulons pas nous immiscer dans la ′chose judiciaire′. Nous attendons la fin des procès pour nous prononcer sur les procédures, les jugements, le traitement des inculpés. Maintenant que les procès sont terminés, on peut donner une idée de ce qui s′est passé. Nous devrions d′ailleurs publier un rapport d′ici 10 jours". Dommage qu′il n′ait été possible d′en connaître les lignes directrices !
Abdelhamid Amine, président de l′AMDH, assure, quant à lui, que son association défend "les droits humains dans leur acceptation universelle. Nous sommes pour la démocratie et contre tout Etat totalitaire, y compris un Etat islamique. Nous sommes un mouvement laïc, favorable à une séparation totale du politique et du religieux, tant au niveau des partis que de l′Etat. Cela dit, nous défendons tout le monde, y compris les intégristes". Certes, si les principes universels sont bien maîtrisés par ces militants, qu′en est-il de la pratique ? Pour Amine, les interventions de l′AMDH dans le cadre de procès sont de deux natures. Ceux qui visent directement les libertés, comme celui de notre confrère Ali Lmrabet ou celui de leur responsable safiot Chrii, et pour lesquels l′AMDH agit directement comme défenseur, notamment à travers ses avocats. Ceux dont la nature est différente, comme ceux du 16 mai, dans lesquels ils ne sont qu′observateurs. Quand on lui fait remarquer que sur 5000 arrestations, certaines sont sans doute liées au délit d′opinion et à ce titre, entrent dans la première catégorie, Abdelhamid Amine rétorque : "il est vrai que ces procès ont connu beaucoup d′irrégularités, c′était des procès cocotte-minute que nous avons dénoncés auprès des autorités, nous avons émis des communiqués de presse pour dénoncer les enlèvements, les disparitions...".
En dépit de ce discours un brin précautionneux, d′autres voix sont plus enclines à évoquer le débat interne qu′ont connu certains membres de l′AMDH. "Si l′on prend l′exemple des procès de Casablanca où les accusés ne trouvaient pas d′avocats pour les défendre, ni commis d′office ni payants, au motif que l′un des leurs avait été tué dans les attentats, nous avons eu du mal à mobiliser en interne sur ces questions. Certains disaient ′ce sont les ennemis de la démocratie, ils cherchent à saper ses fondements, nous n′avons pas à les défendre′". Un autre de reconnaître à mi-voix que l′essentiel des procès ayant eu lieu en août, mois où chacun prend habituellement ses vacances, nombre d′observateurs ont déserté les salles des tribunaux. Fouad Abdelmoumni, vice-président de l′AMDH, reconnaît que le mouvement des droits humains fonctionne par "capillarité". "Nous avons des relais d′information, des canaux bien plus opérationnels dans certains milieux que dans d′autres, en l′occurrence les islamistes". Quant à la remise en question que ce type de débat peut engendrer, elle est, pour lui, engagée depuis 1989, date où la question du soutien aux enfants Oufkir s′était posée, "déjà à l′époque, certains de nos militants estimaient que nous n′avions rien à faire avec eux, puisque leur père avait été le tortionnaire de nos amis". Ambiance. Cela dit, un fait est clair. Au-delà de ces dissensions qui s′expriment exclusivement en privé - les positions publiques restant toujours sur les principes universels - le fameux discours de Driss Jettou, au lendemain des attentats et dans lequel il désignait clairement ces associations et la presse indépendante comme les empêcheurs de gouverner en rond, n′aurait-il pas eu son petit effet ? Une fois encore, chacun de se récrier : "si l′on commence à prendre en compte ce type de déclaration, c′en est fini des droits humains au Maroc". Alors, service minimum ou pression politique ?
Si la première hypothèse semble indéniable, la seconde difficilement imputable, certains observateurs n′hésitent pas à en avancer une troisième. "Dans les années 70, les islamistes ont été instrumentalisés pour contrer l′influence de l′extrême gauche. Aujourd′hui, beaucoup de ces ex-marxistes sont des activistes des droits de l′homme. Peut- être ont-ils vu là une manière de se venger de leurs irréductibles ennemis ?".

Telquel, Maroc

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