Sebta : Calamocarro, une salle d’attente avant l’Eldorado

27 novembre 2004 - 11h30 - Espagne - Ecrit par :

La voix de la monitrice à travers le haut-parleur est audible jusqu’à la lisière de la forêt. L’appel au déjeuner interrompt le cours soutenu des paroles de Philibert Makon. S’il rate le repas, ce Congolais de 35 ans doit attendre jusqu’au dîner.

Mais la discussion l’accroche et il en a beaucoup à raconter. Des compatriotes le saluent et pressent le pas vers le Centre de Calamocarro juché sur une colline de Sebta qui domine le port ou “puerto”, comme on l’appelle ici. Calamocarro, sis dans le quartier Benzu, est le nom de ce camp de transit où sont parqués les immigrants arrivés à Sebta et qui ne peuvent être refoulés encore. Voilà pour le côté bucolique de la situation. La réalité est encore plus amère.
Des Espagnols qui travaillent dans le centre se promènent nonchalamment et nous jettent des regards furtifs. Ils sont quelques centaines de clandestins, certains parlent de plus de 400 personnes dans le centre. Le temps que leur demande d’asile politique soit traitée. “Le centre ne dispose que d’un seul avocat pour des centaines de demandeurs d’asile”. Certes, il se fait aider par le Collège des avocats de la préside, mais cela reste insuffisant au regard des réfugiés. Par ailleurs, depuis que l’UE a durci sa politique d’immigration, de moins en moins de demandes sont acceptées.
Les femmes représentent un quart des locataires. C’est Paulette, 29 ans, d’origine togolaise, qui l’affirme. Son voyage jusqu’au centre a duré 18 mois et elle attend depuis 4 mois sa demande. Elle est à un mois d’accoucher et attend impatiemment son mari qui est resté dans la forêt, “le temps que la mer se calme” pour entamer la dernière ligne droite jusqu’à Calamocarro. Il est fort probable que son attente se prolonge jusqu’à l’été prochain. D’autres femmes ont accouché avant elle au centre. Il y en a déjà une dizaine qui promènent leur progéniture dans des poussettes neuves disponibles dans le centre.
Africains, mais aussi Syriens, Libanais, Bengalais et Hindous, tous parlent de conditions relativement meilleures que celles de la forêt de Bel Younech de l’autre côté de la “frontière”. Selon les témoignages des clandestins rencontrés aux alentours du centre, la forêt marocaine abrite “au bas mot quelque 1.500 personnes, toutes nationalités confondues”. Certes, le centre assure nourriture, habillement, hébergement avec douches à ses “locataires”, mais le traitement reste en deçà des normes exigées par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). “Même si on nous piétine ici, les conditions restent largement meilleures qu’en brousse”. “Ce n’est pas dur. Nous sommes habitués à la souffrance”.
Pourtant, ce que peu de clandestins savent, c’est que le gouvernement local joue sur leur nombre pour continuer à tirer profit des aides du gouvernement espagnol et de l’UE. Selon les déclarations d’immigrants et de responsables ayant requis l’anonymat, le centre n’héberge pas plus de 400 personnes alors que le gouvernement de Sebta en déclare 3.000, voire 4.000. Ici, le clandestin est toléré bien que mal traité. “C’est un fonds de commerce”, dit Aziz de nationalité algérienne, licencié en littérature française. “Inconsciemment, les autorités participent à ce jeu de chiffres en surestimant la fréquence et le danger du phénomène à Sebta”, dit un responsable aux frontières.

Passeur-nageur

En tout cas, la ruée des immigrants vers l’Eldorado du nord et celle des responsables dans l’enclave vers les deniers européens continueront. Le sud avec ses guerres civiles et son instabilité politique et économique donne des frissons à Philibert et ses amis du centre.
“Le passeur-nageur m’a tiré dans la mer comme un bagage durant 35 minutes”, raconte-t-il. Arrivés aux côtes de Sebta, les deux hommes en combinaison ont failli périr avant d’être repêchés par la Guardia civile. Le passeur a écopé de 5 ans de prison ferme et Philibert attend depuis 3 mois l’issue de sa demande d’asile politique. D’autres n’ont pas eu la même chance et ont fait le grand plongeon. Après avoir perdu ses parents dans la guerre civile, il a quitté le pays pour s’installer à Rabat où il a passé 6 ans en tant qu’étudiant à l’IAV (Institut agronomique et vétérinaire). Pour payer ses études, il donnait des cours de soutien aux enfants de diplomates africains. Pour Philibert, l’Afrique est synonyme de souffrance. “Faire du braquage ou tuer les gens pour gagner ma vie dans le pays ne m’intéresse pas. Mais c’est tout ce qui me reste comme alternative si je laisse tomber ma demande d’asile”. Les affres de la guerre et la précarité de sa situation au centre (il a un répit de 41 jours avant d’être expulsé) se remarquent dans son regard résigné. “Je suis comme un oiseau qui migre d’une région difficile pour une autre plus faste”.
La migration de Georges, ce Malais de 24 ans à la carrure athlétique, était coûteuse. “Il a fallu que je fasse des petits jobs en cours de route pour payer les 3.000 euros que le voyage m’a coûté et les 1.000 euros du passeur entre Maghnia en Algérie et Oujda”, raconte-t-il. Dépité donc d’avoir gaspillé autant d’argent pour se retrouver face à une situation encore plus préoccupante. Au centre, les Malais représentent une forte communauté. Leur nombre est estimé à 300 personnes. Une consolation pour Georges.
Loin du centre de Calamocarro, à moins de deux kilomètres sur la route côtière, se trouve la Cruz Blanca, ou la Croix blanche (une association chrétienne de bienfaisance). Ici, on rencontre beaucoup de Marocains et d’Algériens pour qui Calamocarro est un palace. Les Marocains n’y sont pas tolérés et peu d’Algériens acceptent d’y aller. Ils préfèrent tenter la grande aventure dans le châssis d’un camion plutôt que d’attendre une improbable acceptation de dossier. Ce mardi 23 novembre, ils ont eu droit à des espadrilles neuves. L’association leur assure, à l’instar des restaurants du cœur, trois repas quotidiens gratuits. Seul bémol, entre Marocains et Algériens, l’agaçant jeu de la nationalité divise les deux communautés. Plusieurs Marocains se font passer pour des Algériens pour bénéficier du droit à l’asile économique. Ils portent tellement bien leur nouvelle identité que l’on s’y trompe facilement.
Ahmed, 32 ans, est originaire de Rabat. Pour qu’il nous divulgue sa vraie identité, il a fallu nous éloigner du groupe d’Algériens avec lesquels nous discutions. “Il ne faut pas qu’ils le sachent, sinon, ils me dénonceront”. Entre clandestins de Sebta, la scission est plurielle. Les Algériens se plaignent de la concurrence que leur font les Marocains. “La police ne nous croit plus. Elle pense que nous sommes des Marocains qui se font passer pour des Algériens et rejette nos demandes d’asile économique”, explique Boujemaa, 26 ans, originaire d’Oran. Mais Algériens et Marocains croient que leurs camarades d’infortune d’Afrique subsaharienne ont plus de chance. “Ils ont la belle vie et l’assistance du gouvernement local. Ils sont majoritairement de confession chrétienne et ça compte ici”, souligne Boujemaa.
Pourtant, abstraction faite de ce cocktail de nationalités et de religions, les clandestins et demandeurs d’asile de Sebta sont unis face à la profondeur du gouffre qui les sépare d’une Europe qui brille. Tous redoutent le retour à une Afrique qui bouillonne. Philibert, le Congolais ingénieur agronome, garde malgré tout un amour qui scintille dans ses yeux pour un pays déchiré par la guerre où reposent les dépouilles de ses parents.

Mostafa BENTAK - L’Economiste

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Sujets associés : Immigration clandestine - Ceuta (Sebta)

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