Dans une interview, la rappeuse marocaine Khtek, de son vrai nom Houda Abouz, se confie sur sa bipolarité. La musique lui sert de thérapie, mais aussi de canal de sensibilisation.
Les opérateurs télécoms déroulent le tapis rouge à la nouvelle scène pour s’ouvrir le marché des jeunes. Un choix marketing qui bouleverse le modèle économique d’un milieu qui se bat pour vivre de son art.
“L’underground est mort”, se lamente Youssef, webmaster de Raptivist.net, le site qui a popularisé et fédéré le rap marocain. Comme tout bénévole qui se respecte, Youssef accuse les marchands du temple de “récupération”, le reproche inévitable quand un mouvement culturel suit son cycle de vie classique pour devenir “mainstream”. À la barre des accusés : les opérateurs télécoms.
Acteurs économiques s’étant invités à la noce, ils enflamment le marché des cachets des artistes de la nouvelle scène depuis quelques mois. Bigg, à l’audience confidentielle il y a à peine un an, est devenu le porte-drapeau de Maroc Telecom, pour sa récente marque Mobisud. Pour hurler son désormais célèbre “Sma3ni”, le premier opérateur marocain lui aurait versé entre 250 et 300 000 dirhams. Un cachet bien supérieur à celui proposé au comique Mohamed El Khyari pour le fameux spot “Wa Ahmed !”. “Le mouvement a désormais la cote. Les annonceurs veulent se l’approprier. Mais pour cela, ils doivent payer le prix”, explique séchement Bigg qui, fidèle à la mentalité libérale du rap, voit d’un bon œil cet argent venu irriguer une nouvelle scène fauchée. “C’est du business win-win pour Maroc Telecom et Bigg. Chacun met sa notoriété au service de l’autre”, affirme le manager du rappeur.
Si l’on s’en tient à cette logique, les H-Kayne, avec leur cachet de 200 000 dirhams pour la même campagne Mobisud, seraient moins populaires que Bigg. En vérité, sans outil de mesure “scientifique” (le nombre de disques vendus, par exemple), l’impact réel de ces membres de la nouvelle scène est estimé en fonction du battage médiatique fait autour d’eux et du public qu’ils attirent en concert. “Darga a décroché beaucoup de concerts suite au reportage qui leur a été consacré par l’émission Grand Angle, sur 2M”, raconte à ce propos Amel Abou El Azm, manager du groupe. Certains craignent d’ailleurs déjà la surchauffe, suivie inévitablement par un éclatement de cette bulle médiatique. “Maroc Telecom a joué la politique de l’inflation pour contrer le lancement de Bayn”, analyse pour sa part un cadre de Wana, le dernier arrivé sur le marché. “Se servir de l’image d’un artiste pour vendre peut se retourner contre l’artiste. Un produit plus célèbre finira par le phagocyter. Quoi qu’on en dise, Bigg n’a pas encore la stature d’une Najat Atabou”, ajoute ce dernier, non sans une pointe de mauvaise foi. En effet, dans cette énième bataille dans le monde impitoyable de la téléphonie, Wana n’a pas débarqué non plus la fleur au fusil. Misant également sur la médiatisation de la nouvelle scène, la branche télécoms de l’ONA a sponsorisé, un peu dans l’urgence et à hauteur de 200 000 dirhams, les Mghrib Music Awards. Quelques semaines plus tard, Bayn abattait à nouveau la carte “nouvelle scène” lors de sa conférence de presse de lancement, dans une boîte de nuit casablancaise. “Il s’agissait pour nous de donner le ton de Bayn”, explique Abdelkhalek Zyne, directeur multimédia de Wana. L’animation a été confiée à Hoba Hoba Spirit, Casa Crew et Nabyla Maân, tous trois payés entre 18 000 et 22 000 dirhams pour leur prestation. Des artistes aux styles différents. Mais dans la téléphonie mobile, on ne fait pas dans la musicologie pointue. On se soucie avant tout de la visibilité : “Au Maroc, une marque n’a que deux grands vecteurs pour véhiculer son image : le sport et la musique”, confirme Zyne.
Opérateur en quête de réseau jeune
Et de la visibilité, l’ex-underground marocain musical n’en manque plus. “Il y a un avant et un après Hit Radio”, commente Younès Boumehdi, directeur de la station qui axe toute sa programmation musicale autour de la nouvelle scène. Un robinet qui coule en continu, inonde l’espace auditif marocain et asperge même la vénérable TVM qui, pour étrenner sa nouvelle identité, a programmé Al Aoula Show un samedi soir en prime time avec Bigg, H-Kayne, Hoba Hoba Spirit et les Darga notamment. Ces derniers, surfant sur l’intérêt grandissant des gros annonceurs, ont un “contrat moral” avec Motorola pour la production de leur prochain album. Cette nouvelle initiative du fabricant américain de téléphones portables vient confirmer sa nouvelle politique marketing, dont les Motorola Music Awards ont été la première tête de pont. La conférence de presse de présentation de l’évènement a été d’ailleurs la petite bataille d’Hernani de la nouvelle scène. Il y a eu une levée de boucliers des défenseurs (naïfs) de la pureté originelle et bénévole de la nouvelle scène, accusant Motorola de copier les Mghrib Music Awards, d’inspiration associative. Également présent, le chanteur de Darga, Nabil Sakhra, s’est levé pour expliquer que le groupe avait accepté de jouer pour Motorola, car ils étaient des musiciens qui vivaient uniquement de leurs prestations sur scène. Un fait économique incontournable, malgré le potentiel de ventes des groupes phares (lire en pages suivantes). Les raisons ? L’absence de maisons de disques et d’un vrai circuit de distribution, qui contraint les artistes à s’autoproduire. Sans oublier, évidemment, le piratage qui limite le nombre de CD vendus. “Nous avons autoproduit notre dernier album (Trabando) pour 60 000 dirhams. Tiré à 5000 exemplaires, il nous a rapporté 120 000 dirhams. Sortir une nouvelle fournée n’aurait servi à rien puisque, à peine commercialisé, Trabando était piraté”, raconte Réda Allali, chanteur de Hoba Hoba Spirit.
Internet, espoir ou chimère ?
“Le CD est obsolète, l’avenir de l’industrie musicale sera numérique”, déclare, prophétique, Mehdi Benslim. Créateur du site itoubmusic.com, il propose depuis février dernier une nouvelle recette pour vendre la production musicale de la nouvelle scène marocaine : l’offrir gratis contre une pause pub. Concrètement, les utilisateurs du service pourront librement accéder aux morceaux disponibles, mais devront, pour chaque téléchargement, accepter d’écouter un message publicitaire. L’argent de la com’ serait-il, encore une fois, l’unique solution pour donner une envergure financière à un secteur qui en manque cruellement ? Pas si sûr. Contrairement à l’image, la pause pub sonore ne serait pas ancrée dans les habitudes de consommation de l’internaute lambda. Et, sur itoubmusic.com, la seule pub que peut entendre l’internaute, à l’heure actuelle, est celle vantant… le site lui-même !
“L’internaute marocain est habitué à télécharger gratuitement et à consommer cette musique dans des concerts tout aussi gratuits”, explique Abdelkhalek Zyne, de Wana. “J’ai reçu un mail d’un fan qui nous demandait de lui envoyer à titre de faveur notre dernier album. Les Marocains n’envisagent la musique que gratuite”, abonde Réda Allali. Même si ses promoteurs jugent qu’il est trop tôt pour parler chiffres, le premier temps de passage d’itoub n’est cependant pas de niveau olympique. Seulement 5% des utilisateurs du site ont acheté leurs morceaux via un SMS à 6 dirhams pièce. C’est que les musiciens de la nouvelle scène ont habitué leurs fans à la gratuité. Utilisant les vertus médiatiques du Net, ils se sont servi de l’espace virtuel avant tout comme une caisse de résonance, où l’internaute pouvait télécharger à tire-larigot tous leurs morceaux à peine sortis du four. C’est moins vrai aujourd’hui.
Trier le bon grain de l’ivraie
Mandaté, jure-t-il, par une vingtaine de musiciens (dont Bigg et Casa Crew), Mehdi Benslim mène à l’heure actuelle une campagne auprès de plusieurs sites, les “priant” de retirer les morceaux de ses poulains. “Je compte proposer 2000 à 3000 titres d’ici un an”, lance Benslim, bravache et se souciant peu de crédibilité. En attendant, il a récupéré les titres de Bigg et Casa Crew, lâchés dans un premier temps pour se faire connaître sur raptivist.net. Placés en tête de gondole, ces deux produits d’appel font écran face aux artistes à venir, qui risquent d’être d’un gabarit moindre. Beaucoup d’entre eux ont noyé le Net de mp3 et clips anecdotiques, composés et tournés à la sauvette. Et il n’est pas certain qu’ils trouvent preneur parmi les internautes, ni qu’ils arrivent à faire fructifier leur invasion du Net, à l’instar de Bigg ou des Casa Crew. Parmi le catalogue de ces derniers, Benslim a vendu à Bayn, pour 20 000 dirhams, le morceau “HH Flow” en téléchargement exclusif pendant un mois. Il compte renouveler l’entreprise avec Bigg, dont il produit le prochain album. Prix demandé : “50 000 dirhams au minimum. Le prix se justifie par la visibilité médiatique de Bigg”. La boucle est bouclée.
On prend, à peu de choses près, les mêmes et on recommence : un rappeur XXL aussi visible qu’un éléphant dans un couloir, Wana, opérateur de téléphonie mobile draguant le marché des jeunes, son portail Bayn appelé à la rescousse pour générer de l’audience et les rentrées publicitaires qui vont avec. “Les utilisateurs d’Internet sont jeunes et écoutent la nouvelle scène musicale. C’est notre cœur de cible”, confirme Abdelkhalek Zyne, pour expliquer le tropisme jeune. Dans cette optique, Bayn a proposé un partenariat à Nextline, le webzine consacré à la musique alternative, fort d’une réputation solide auprès des internautes. En ce qui concerne la vente de sonneries et de téléchargements payants, l’opérateur télécoms reste cependant prudent : “Nous sommes dans un business de l’attente et non pas dans une logique de rentabilité immédiate”, annonce Zyne. En clair, le marché ne serait pas encore mûr. Et peut-être trop pressé, Mehdi Benslim risque de voir sa start-up incuber encore longtemps, attendant indéfiniment Godot. En l’occurrence, le client marocain qui acceptera de payer pour télécharger de la musique…
Droits d’auteur : Le grand walou
Une quarantaine de salariés, des bureaux “gris ministère”, un budget de misère, un mode de fonctionnement opaque… pour une inefficacité légendaire. Bienvenue au Bureau marocain des droits d’auteur, BMDA pour les intimes. La majorité des professionnels de la musique dénoncent le “casse-tête chinois” pour se faire enregistrer et bénéficier des royalties dues par tout diffuseur au Maroc. Le BMDA utilise un système de forfait pour les radios et les télés. Or, les montants reversés s’avèrent ridicules par rapport aux rentrées publicitaires, base sur laquelle devrait être calculé le pourcentage (entre 2 et 4%) à reverser en droits d’auteur. Et l’enjeu est de taille. Casa FM et Hit Radio ont fait des artistes de la nouvelle scène leur fond sonore. Et par ricochet, un fond de commerce qui attire de plus en plus les annonceurs. Mais là encore, nouveau blocage : le système de répartition est à revoir de fond en comble. “Nous défendons le système du pourcentage. Mais son instauration doit s’accompagner de la garantie que les droits d’auteur seront réellement reversés aux artistes”, annonce Younès Bouhmedi, patron de Hit Radio. Encore faudrait-il que les musiciens de la nouvelle scène s’enregistrent au BMDA. Selon nos informations, aucun n’a encore franchi le rubicon…
Revenus des artistes : Bleu de chauffe exigé
Même les H-Kayne, Bigg, Hoba Hoba Spirit et Darga, les quatre éléments phares de la nouvelle scène, doivent toujours suer sang et eau pour gagner leur vie. Ils le font sur scène, grâce à leurs cachets, revenus presque uniques dont ils disposent. Pour autant, 2007 s’annonce à ce propos une bonne cuvée. De plus en plus demandés par les organisateurs de concerts, leurs agendas sont déjà quasiment pleins pour l’année. Surtout, leur capacité à mobiliser les foules dans les festivals leur a fait revoir le tarif de leurs prestations à la hausse.
H-Kayne
Pour l’année 2006, les H-Kayne ont gagné entre 500 000 et 800 000 dirhams, grâce à leurs concerts monnayés entre 30 000 et 50 000 dirhams. Ils demandent 25 000 dirhams pour se produire à l’étranger, un prix discount pour s’ouvrir les portes d’un nouveau marché et conquérir un public qui ne chante pas encore en choeur avec eux. Il arrive aux H-Kayne de se produire pour 10 000 dirhams, si c’est pour la bonne cause, en l’occurrence une association. Aux cachets des concerts, il faut ajouter celui du groupe de rap meknassi pour la campagne de communication de Mobisud. On parle de 200 000 dirhams, soit trois fois plus qu’il y a trois ans, quand H-Kayne vantait les vertus énergétiques de Dan’Up. Ils avaient alors perçu un chèque de 70 000 dirhams.
Bigg
Bigg est LE phénomène inflationniste de la nouvelle scène. Ayant débuté avec des cachets de 2000 dirhams, le succès de son album, Mgharba Tal Mout, lui a donné les coudées franches pour augmenter le prix de ses prestations. Il déclare ne plus se déplacer pour moins de 60 000 dirhams et a exigé, cette année, 150 000 dirhams (qui lui ont été refusés) pour chanter 20 minutes au prochain Festival de Casablanca. Soit 10 fois plus que l’année dernière ! Le rappeur XXL est aussi le grand gagnant de la bulle communication qui enveloppe la nouvelle scène. Maroc Telecom aurait déboursé entre 250 à 300 000 dirhams pour qu’Al Khasser pousse le nouveau cri de guerre de l’opérateur de téléphonie mobile : Sma3ni.
Darga
Pour voir Nabil, le chanteur de Darga, sautiller sur scène, un programmateur devait débourser entre 15 et 20 000 dirhams en 2006. Mais en 2007, les cactus piquent plus cher : entre 35 et 45 000 dirhams par concert. Ce tarif, qui a plus que doublé, s’accompagne aussi d’une augmentation du nombre de leurs prestations. Ayant aligné 13 concerts en 2006, Darga en est déjà à autant pour les cinq premiers mois de 2007, année qui s’annonce chargée pour la formation casablancaise : trente dates sont déjà prévues jusqu’en octobre, aussi bien au Maroc qu’à l’étranger, depuis que les cactus s’exportent sur les scènes européennes.
Hoba Hoba Spirit
Bien que tête de file, Hoba Hoba Spirit n’était pas le groupe qui vendait le plus cher ses prestations sur scène en 2006 : 20 000 dirhams par concert. La règle est la même pour 2007, bien que Hoba Hoba ait augmenté ses tarifs avec la nouvelle année. La hausse dépasse les 50%, plaçant la barre entre 30 et 35 000 dirhams. Et la demande est là, de plus en plus forte, puisque Hoba Hoba égrènera les morceaux de son dernier album Trabando sur trente scènes, de courant mai à juillet prochain. Le groupe de Hayha Music a déjà effectué une dizaine de dates contre quinze seulement pour toute l’année 2006.
TelQuel - Hassan Hamdani
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