Où va l’argent de l’investissement

28 mars 2007 - 00h41 - Economie - Ecrit par : L.A

Plusieurs régions industrielles sont en train de se transformer en bassins tertiaires. Les nouvelles locomotives de l’économie : tourisme, services et BTP. Qu’ils soient étrangers ou nationaux, les investisseurs délaissent l’industrie.

Année faste pour l’investissement, 2006 l’a assurément été. Que ce soit pour les opérations menées par des nationaux ou des étrangers, les indicateurs sont plus que satisfaisants. Les bilans des différents CRI ont été clôturés avec des indices à la hausse. Idem pour la Commission d’investissement, dont les projets approuvés ont totalisé 61 milliards de DH, en augmentation de 300 % par rapport à 2005. L’embellie est générale.

Cela étant, à examiner de près la composition de cette masse d’investissements, l’on se rend compte d’un fait majeur : leur ventilation sectorielle laisse apparaître un renversement dans la hiérarchie des secteurs d’activités. « En troisième position en 2004 et en deuxième position en 2005, le secteur du tourisme occupe le premier rang cette année en termes de créations d’emplois et de montants investis », peut-on lire dans un document de la direction des investissements.

En effet, le volume des investissements enregistrés en 2006 est dû en premier lieu aux projets touristiques et hôteliers qui, à eux seuls, totalisent plus de 31 milliards de DH. Loin derrière, suit le secteur des télécoms dont les projets portent sur 10,6 milliards de DH. « Les autres projets présentent par ailleurs un profil sectoriel très diversifié, allant de l’industrie du textile à celles de l’automobile et de l’aéronautique ainsi que la grande distribution », est-il expliqué à la direction des investissements.

Le constat est pratiquement général. L’industrie n’est plus la première destination de l’investissement. Certains diront que les projets examinés par la Commission des investissements portent sur des investissements lourds et que la PME continue encore à relever le défi au niveau des régions. Or, l’analyse des données de l’investissement dans les principaux bassins industriels du pays laisse ressortir la même conclusion. L’industrie cède du terrain au tertiaire et au BTP.

Prenons le cas de la ville d’Agadir, réputée pour être l’un des principaux pôles de l’industrie agroalimentaire. Sur les 174 projets d’investissement validés en 2006 par le CRI du Souss Massa Drâa pour un montant global de 6,65 milliards de DH, le tourisme et l’immobilier tiennent le haut du pavé avec 51% du total, suivis par l’industrie (46%). Cette dernière doit sa performance essentiellement à une seule opération, celle de la nouvelle cimenterie du groupe Ciments du Maroc à Imi Mqorn, près de Taroudant (2,68 milliards de DH). Les responsables du CRI d’Agadir notent que « la majorité des créations d’entreprises est liée à des activités de prestation de services avec 35% des entreprises créées. Les activités commerciales occupent la deuxième place avec 23%. Vient ensuite le secteur du bâtiment qui représente 19%, sachant que l’immobilier est en pleine expansion dans la région Souss Massa Drâa. Enfin, le secteur de l’industrie représente 4% des créations ».

Même Casablanca, fief de l’industrie, est en train de se « tertiariser »

Dans le Gharb, les statistiques du CRI de Kénitra révèlent, elles aussi, une domination du tertiaire. Ainsi, les créations d’entreprises en 2006 sont à hauteur de 45,4% des projets de services, suivies du commerce (43%), du secteur des bâtiments et travaux publics, (8%). L’industrie ferme la marche avec seulement 3%.

Dans le nord, la même logique est respectée. La commission régionale des investissements de Tanger a approuvé l’année dernière 235 projets. 75 % du montant total investi, qui a atteint 19,47 milliards de DH, ont été injectés dans le secteur touristique alors que seulement 710 MDH sont allés à l’industrie.

Au niveau de la région de l’Oriental, la tendance est encore plus accentuée puisque l’industrie est, pour ainsi dire, quasi-absente des écrans radars. L’investissement y est essentiellement porté par le BTP et le tourisme qui se taillent la part du lion avec 85% du total des fonds injectés. L’industrie, elle, y est reléguée en dernière position avec seulement 0,47% !

Dans le bassin du Saïss, les données ne dérogent pas à la règle générale. La répartition sectorielle des investissements prévus permet de constater la prédominance du secteur du BTP avec 2,035 milliards, soit 50% du total, suivi du secteur tertiaire (28%) et de l’industrie avec 19%.

Et enfin, s’agissant de la région de Marrakech, Tensift Al-Haouz, région touristique par excellence, les investissements hôteliers tiennent le haut du pavé avec 51,5% du nombre total des projets réalisés en 2006, suivis du BTP avec 30% contre 15 % seulement dans l’industrie.
D’aucuns pourraient alors avancer comme explication le fait que Casablanca a été et reste, en fait, le fief de l’industrie. Mais l’argument est vite balayé puisque, même dans la métropole, l’industrie fait de plus en plus piètre figure devant les nouveaux secteurs montants, le tourisme, le BTP et les services : sur les 111 projets approuvés au niveau du CRI, seuls 31 sont à caractère industriel.

Les services plus créateurs de valeur ajoutée et plus rentables

Faut-il s’inquiéter face au recul qu’enregistre l’industrie ou au contraire doit-on y voir un signe qui traduit une évolution naturelle vers une société de consommation ?

Les avis divergent. Pour Hamid Ben Elafdil, directeur du CRI du grand Casablanca, il s’agit purement d’un débat d’écoles. Il pense que « la valeur ajoutée aujourd’hui est plus dans les services que dans l’industrie ». Le plus important, à son avis, « est le nombre d’emplois créés par unité de capital ». Il précise qu’avec « un grand nombre de chômeurs, comme c’est le cas à Casablanca, on ne peut pas se permettre de devenir sélectif ».

A cela, il faut ajouter que le Maroc ne fait ni plus ni moins que s’inscrire dans la tendance mondiale. Le tourisme et l’immobilier jouissent d’une conjoncture internationale favorable et le Maroc ne fait pas exception. En plus de cela, les opportunités d’affaires y présentent des niveaux de rentabilité très élevés. Du coup, les investissements s’y sont davantage orientés que dans l’industrie. D’ailleurs, l’embellie de ces deux secteurs a attiré non seulement des professionnels de la pierre, mais aussi des industriels avérés qui n’ont pas résisté aux sirènes de l’immobilier qui offre des marges supérieures à 35%. Dans cette logique, l’on peut citer des noms d’opérateurs qui ont, s’ils n’ont pas complètement abandonné l’industrie, du moins opté pour une diversification de leur portefeuille. C’est le cas des Tazi et Berrada, textiliens à l’origine, de Hassan Sentissi, industriel de la pêche, des Amhal, Sekkat et Haj Fahim (lire La Vie éco du 19 janvier 2007).

Pour Hassan Alami, expert-comptable bien connu de la place, conseiller en investissement, cette mutation s’explique aussi et en partie par le fait que « l’investissement industriel est plus difficile à réaliser et demande une expertise plus pointue alors que, dans l’immobilier, l’élément spéculatif est déterminant ».

Pour autant, cet aspect des choses ne peut éluder le constat établi. L’industrie, secteur productif par excellence, n’est plus la locomotive de la dynamique économique. En plus des statistiques des CRI, d’autres données confirment la stagnation pour ne pas dire le recul de l’investissement industriel.

L’analyse de l’évolution de la valeur ajoutée de la branche

manufacturière démontre en effet une quasi-stagnation entre 1998 et 2005 (15,8 % du total). Pour certaines branches, elle a même enregistré un recul. C’est le cas de l’industrie alimentaire, du textile et cuir et des industries chimiques et parachimiques. « Il faut s’interroger sur le retard que prend la dynamique industrielle. Certes, la croissance du tourisme et de l’immobilier dénote d’une diversification des secteurs économiques, mais attention aux autres compartiments qui risquent de se traduire par une perte de compétitivité de l’économie », prévient l’économiste Larabi Jaïdi. Pour lui, la croissance à long terme est fondamentalement dépendante de l’industrie. « Tout retard d’investissement risque de se traduire par des pertes de compétitivité à l’international. »

« Emergence », le programme de la dernière chance ?

De l’avis de M. Ben Elafdil, la dynamique des secteurs de l’immobilier et du tourisme est assurément la conséquence de la mise en œuvre de plans de développements pour les deux secteurs. « Tous les deux ont bénéficié d’une vision gouvernementale qui a permis aux opérateurs de passer à l’œuvre. Or, pour l’industrie, cette vision a été relativement tardive. Ce n’est que tout dernièrement que le plan Emergence a été adopté ». Toutefois, force est de constater que la stratégie industrielle du pays n’est pas encore totalement activée et que le Maroc n’est pas près de se convertir véritablement dans ses « nouveaux métiers mondiaux ». C’est le cas particulièrement de l’industrie agroalimentaire, définie comme « métier mondial », mais qui demeure encore l’otage des difficultés d’intégration en amont.

Dans tous les cas, la montée en puissance du tertiaire n’est pas dénuée d’avantages. Le poids des services dans une économie est aussi un signe de développement. « Prenez par exemple les Etats-Unis, dont près de 70 % du PIB sont produits par les services », rappelle Hamid Ben Elafdil. D’ailleurs, une réflexion est entamée par les responsables de la ville de Casablanca, premier bassin industriel du pays, pour savoir dans quelle mesure il est opportun de tertiariser l’économie de la région.

Plusieurs arguments plaident en faveur de ce choix. D’abord, la faible dépendance vis-à-vis de l’énergie. « Les services sont moins consommateurs d’énergie ». Ensuite, force est de constater que le foncier de la ville n’est pas extensible. Enfin, « les services créent plus de richesse et de croissance pour leur environnement », explique M. Ben Elafdil. Pour repère, ce dernier se réfère à l’exemple de la capitale britannique, Londres. Ville industrielle par excellence il y a encore quelques décennies, Londres est aujourd’hui un hub de services. Seulement, le choix de cette mutation porteuse de nouvelles habitudes, notamment en terme de consommation, impose des contraintes, particulièrement en matière de ressources humaines. Or, c’est là que le bât blesse : « La principale difficulté réside dans le fait que notre bassin d’emplois ne favorise pas le secteur tertiaire ».

En définitive, si le Maroc opte et assume cette mutation de son tissu productif, il devra en parallèle, voire auparavant, opérer une révolution de son système de formation (voir entretien avec Larbi Belarbi en page 40) et financer des reconversions en masse.

Spéculation : Attention aux IDE opportunistes !

L’inversement de la hiérarchisation des secteurs est aussi présent au niveau des IDE (Investissements directs étrangers). En 2006, pour la première fois, les investissements arabes surpassent ceux d’origine européenne. Or, l’essentiel de cet investissement arabe a été orienté vers les secteurs du tourisme et de l’immobilier. Dans une récente déclaration à « La Vie éco », Anas Hasnaoui, directeur général d’IBF (International Business Finance), attire l’attention. Pour lui, ce choix n’est pas dépourvu de risques pour le Maroc. « Ces opérateurs choisissent des secteurs qu’ils maîtrisent et qui présentent un taux de rentabilité élevé. Mais la partie marocaine en est aussi responsable car les dossiers qui sont proposés aux financiers du Golfe portent généralement sur les BTP et le tourisme. Les projets industriels dont les dossiers nécessitent plus de préparation sont délaissés. » D’ailleurs , poursuit M. Elhasnaoui,

le risque de ces opérations proviendrait de ce choix même : « Lorsqu’on décide d’investir dans l’industrie, c’est qu’on opte de rester dans le pays. A l’inverse, le choix de l’immobilier veut dire qu’on a choisi juste une opportunité », conclut-il.

Intentions de création : le tertiaire confirme

Même au niveau des intentions de création d’entreprises, le secteur tertiaire domine. Ainsi, à Agadir, sur les 2 308 certificats négatifs accordés par le CRI, 34% concernent des services, suivis du commerce (26%), des BTP (19%), du tourisme (12%) et enfin l’industrie avec 6%. A Tanger, l’on retrouve un comportement similaire, ce qui confirme qu’il s’agit bel et bien d’une tendance structurelle. Pour ce qui est des sociétés attributaires de certificats négatifs, 46% sont concentrées dans les services, 22% dans le commerce, 17% dans le BTP et 14% dans le secteur industriel.

Une autre donnée, au niveau de la ville de Kénitra, concernant le programme Moukawalati, confirme cette tendance chez les porteurs de petits projets. Sur les 149 projets retenus par la commission d’étude des dossiers, 34% sont relatifs à l’élevage, 27% aux services, suivis de l’éducation et de l’industrie (9,2% chacun), du BTP (8,6%) et, enfin, de l’agriculture (6,6% ).

La vie éco - Aniss Maghri

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