28 milliards de DH sur des comptes à l’étranger !

8 janvier 2008 - 12h29 - Economie - Ecrit par : L.A

Presque 5 milliards de dollars ! C’est le niveau des transferts vers leur pays des Marocains résidents à l’étranger (MRE) en 2006. Un chiffre régulièrement mis en avant comme étant un apport non négligeable pour la balance des paiements. Mais sait-on qu’en même temps, plus du double de ce montant, appartenant à des personnes physiques et morales, est déposé dans des banques étrangères de pays où elles ne résident pas ? 12,4 milliards de dollars plus exactement, soit 99,2 milliards de DH !

C’est le niveau des avoirs des Marocains à l’étranger, selon les statistiques, arrêtées à fin juin 2007, de la Banque des règlements internationaux (BRI) basée à Bâle, en Suisse. Quelle lecture faire de ce chiffre ? Qu’y a-t-il derrière ? Que reflète-t-il exactement ? Autant de questions que nous avons posées à toutes les parties concernées, qu’elles soient marocaines, notamment l’Office des changes et la direction du Trésor et des finances extérieures (ministère des finances), ou étrangères, à commencer par la source de ces chiffres elle-même, en l’occurrence la BRI.

Que nous apprennent les chiffres de la BRI ? A fin juin 2007, des entreprises publiques et privées, des personnes aussi bien physiques que morales de nationalité marocaine et résidant au Maroc, dans leur écrasante majorité, détenaient l’équivalent de 12,45 milliards de dollars sous forme de dépôts auprès de banques dans 40 pays, essentiellement en Europe mais aussi aux Etats-Unis et dans certaines places offshore.

Plus que l’Algérie et le Qatar !

Si a priori le chiffre, pris de manière brute, fait peur, il y a lieu de le nuancer car, dans les 12,45 milliards de dollars, près de 9 milliards de dollars sont détenus par des établissements bancaires. Le reste, à savoir 3,5 milliards (28 milliards de DH), est la propriété d’établissements dits non bancaires mais qui peuvent être des particuliers ou des entreprises. Les statistiques de l’organisme suisse ne vont pas plus loin dans le détail, secret bancaire oblige, certainement. Mais qu’importe, ces chiffres donnent à réfléchir. Surtout quand on s’amuse à observer leur évolution dans le temps, pour le Maroc, ou à les comparer à ceux d’autres pays.

En effet, pour en mesurer l’ampleur, il faut savoir qu’en terme d’évolution, les avoirs des Marocains, toutes catégories confondues, estimés à 12,4 milliards en juin 2007, étaient d’à peine 9,2 milliards en décembre 2005 et 8,3 milliards en décembre 2004. Concernant les dépôts détenus par des opérateurs hors secteur bancaire, ils sont passés de 2,9 milliards en décembre 2004 (et du même niveau en décembre 2005) à 3,56 milliards en juin 2007.

On peut aussi comparer le niveau des avoirs des Marocains à l’étranger à ceux des résidents d’autres pays, et tout d’abord des pays à économies plus ou moins similaires. Pour la Tunisie et la Jordanie, par exemple, les dépôts globaux à l’étranger sont respectivement de 7 milliards et 16 milliards (contre 12,45 pour le Maroc) et de 1,3 milliard et 4,6 milliards de dollars pour les détenteurs autres que les banques (3,56 milliards pour le Maroc). Mais le comparatif interpelle davantage quand il est fait avec des économies autrement plus nanties, parce que pétrolières entre autres, comme celle de l’Algérie ou encore du Qatar. En effet, selon les statistiques de la Banque des règlements internationaux, les résidents de ces deux pays détiennent des dépôts globaux à l’étranger de 10,6 et 10 milliards de dollars.

Au-delà de l’aspect quantitatif, quelle lecture réelle peut-on faire de ces chiffres ? Ces dépôts détenus par des résidents marocains auprès de banques étrangères sont-ils tous légaux ? Doivent-ils inquiéter ? Peuvent-ils raisonnablement renseigner sur l’ampleur de la fuite des capitaux ?

Une première réponse du côté de la BRI elle-même. Pour Philippe Mesny, responsable des statistiques financières internationales au sein de la BRI, joint au téléphone par La Vie éco, « ces dépôts ne peuvent pas systématiquement être assimilés à une fuite de capitaux ». D’abord, parce que, explique l’analyste, il y a les dépôts détenus par les banques marocaines, presque 9 milliards de dollars, qui sont tout à fait normaux et légaux. Pour lui, en somme, « ce niveau n’est pas exagéré eu égard à la dynamique économique que connaît le Maroc, à son degré d’ouverture sur l’économie mondiale et surtout si on le compare avec d’autres pays comme la Tunisie ou l’Algérie ».

Soit, mais quid du reste, c’est-à-dire les 3,5 milliards de dollars détenus par le secteur privé ? Le responsable de la BRI se refusera à toute interprétation, sa mission s’arrêtant, comme il dit, à la collecte des chiffres, et pas au commentaire.

Aucune loi n’interdit de détenir un compte à l’étranger

Auquel cas, des éléments de réponse sont à chercher du côté marocain, à commencer par l’Office des changes dans la mesure où toute personne physique ou morale, qu’elle soit un établissement bancaire ou non, résidente au Maroc, a obligatoirement besoin d’une dérogation de l’Office pour sortir des devises, que ce soit pour investir, placer, épargner ou, tout simplement... dépenser. Là encore, on n’est guère avancé. L’office, en effet, élabore et publie chaque année un état intitulé « Position financière extérieure globale » (PFEG). Il s’agit d’un état statistique censé retracer le stock des avoirs et engagements financiers de l’économie marocaine vis-à-vis de l’étranger. Plus concrètement, la position financière recense, entre autres, les investissements des Marocains à l’étranger, les avoirs des banques mais aussi les dépôts effectués par des résidents marocains (secteur public et privé non bancaire) auprès de banques étrangères. Et que disent justement les chiffres de l’Office des changes ? Que ces dépôts étaient, à fin décembre 2006, de l’ordre d’un milliard de DH seulement. Etonnant et, surtout inquiétant, quand on le compare aux 28 milliards de dollars recensés par la banque suisse. A coup sûr, une grosse partie de cette manne de devises est soit sortie illégalement du pays, soit provient de transactions commerciales dont une partie payée en devises à l’étranger.

Que fait l’Office des changes, pourrait-on s’exclamer ? Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais il est mathématiquement impossible que l’office contrôle la totalité des flux, surtout de devises, y explique-t-on. Une source à l’office insiste d’ailleurs sur le fait qu’ aucun pays, « y compris les plus développés, ne peut prétendre contrôler la fuite des capitaux ». Mais les autorités marocaines disposent-elles d’une estimation des avoirs des Marocains à l’étranger ? Si, auprès de l’office, les responsables n’ont pas souhaité se prononcer, du côté du ministère des finances, un haut responsable avance, pour sa part, le chiffre de 30 milliards de DH ! Un montant qui semble plus ou moins proche des chiffres publiés par la banque des règlements internationaux de Bâle.

Deux questions, les plus importantes peut-être, restent posées quant à la légalité de ces avoirs et à leur origine. Pour ce qui est de la légalité, il faut savoir que, en vertu de la réglementation de change en vigueur, seules sont habilitées à avoir des comptes en dirhams convertibles ou en devises ou encore des comptes auprès de banques étrangères, les personnes physiques ou morales disposant d’une dérogation de l’Office des changes. Il s’agit, entre autres, des banques, d’entreprises qui exportent ou qui ont des flux d’affaires avec l’étranger. Si, pour les banques, le dispositif semble être plutôt verrouillé, le plus gros des avoirs « illégaux » se trouve, selon l’office, du côté du reste du secteur privé (entreprises et particuliers). D’où proviennent-ils ? Les entreprises exportatrices rapatrient-elles, comme le veut la loi, les produits de leurs ventes à l’étranger ? « Oui », répond-on auprès de l’office qui ne signale que de très rares cas d’infractions dans ce sens. Au bas mot, ce sont 20 milliards de DH qui sont détenus illégalement.

Des comptes alimentés par les reliquats des dépenses de voyages ?

Quant aux méthodes classiques à la base de la fuite de devises, elles sont de moins en moins utilisées. Selon les chiffres de la Douane, cette dernière intercepte chaque année aux frontières 30 à 50 MDH en devises que des résidents marocains tentent d’emporter dans leurs bagages.

Autre source qui pourrait alimenter ces comptes : les reliquats des dépenses de voyages. En 2006, par exemple, les résidents marocains ont sorti l’équivalent de 6,2 milliards de DH pour couvrir des voyages de tourisme ou d’affaires, des frais de scolarité, des missions ou encore des soins médicaux. En 2005, le chiffre était de 5,44 milliards de DH. Or, comme l’explique une source au ministère des finances, « même si ces transferts sont effectués avec l’autorisation de l’Office des changes, une partie des fonds transférés peut ne pas être effectivement utilisée pour les raisons avancées ». C’est ce résidu qui permettrait, entre autres, à des résidents marocains, à coup de voyages fréquents, d’aller alimenter régulièrement des comptes à l’étranger.

En fait, comme l’explique une source à l’office, « il y a surtout les revenus générés par tous genres de trafics, notamment la drogue, et qui naturellement échappent à tout contrôle, ou encore les opérations de sous-facturation inverse qui donne lieu au paiement d’une partie de la créance à l’étranger ». Question : que se passerait-il si on libéralisait totalement le change ? Rapatriement des devises comme le pensent les optimistes ou au contraite hémorragie de capitaux ? Le débat est ouvert.

La vie éco - Saâd Benmansour

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